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Est-ce que ce monde est sérieux ?

La littérature en écriture inclusive, ça existe ?

J’ai toujours été ce qu’on appelle une grande lectrice : ce n’est pas moi qui le dis, mais le monde de l’édition qui nomme ainsi les gens qui lisent plus de 20 livres par an (de préférence de la new romance pour les filles et des polars pour les garçons). Depuis que je suis tombée dans le vortex du langage inclusif en 2020, mes lectures ont beaucoup évolué : le renforcement de mes intérêts féministes me fait lire en très grande majorité des autrices plus que des auteurs et des essais plus que de la fiction.

Dans le domaine des essais féministes, l’emploi d’une écriture inclusive est fréquente, pour ne pas dire la norme aujourd’hui (dans des formes qui varient). Mais j’ai découvert que dans la fiction, même si c’est une pratique très minoritaire, elle tend aussi à se développer : et c’est encore suffisamment rare pour être relevé par les médias, comme lors de la sortie du roman Cavales d’Aude Walker en 2022 ou plus récemment Vallée du silicium d’Alain Damasio. Je ne suis pas critique littéraire mais à l’approche des vacances estivales qui sont souvent synonymes de détente et de lecture, je voulais vous partager quelques idées de romans en écriture inclusive à glisser dans votre sac de plage / de montagne / de terrasse (vous choisissez).

La frustration des autrices et des auteurs face au “masculin qui l’emporte”

Lors de mes lectures, j’ai plusieurs fois observé un sentiment partagé par des écrivaines et des écrivains quant à la difficulté de pouvoir exprimer précisément ses idées dans le cadre d’un français conventionnel “le masculin l’emporte(rait) sur le féminin”.

Dans L’écriture inclusive, et si on s’y mettait ? écrit et dirigé par Raphaël Haddad et auquel j’ai contribué, Marie Darrieussecq le formule très clairement dans le chapitre qu’elle a écrit “Peut-on en finir avec le pré-dit de la domination masculine en français ?”elle partage sa frustration, au moment de l’écriture de Le Pays, histoire d’une grossesse, face à “la résistance du français au féminin” :

Ce livre aurait eu besoin d’une plus grande disponibilité du français au féminin ; car me voilà à batailler avec le pronom quelqu’un… J’aurais aimé écrire : Quelqu’un·e était venue (…)
Il faudrait une langue française possible au féminin. Ou sans genre, mais sans genre pour aucun des genres. Une langue où je puisse parler depuis mon corps de femme sans être obligée de me neutraliser. Une langue qui m’autoriserait à écrire sans devoir céder phrase après phrase à ce qu’Eliane Viennot a nommé la “règle scélérate” : “Le masculin l’emporte sur le féminin”.

Marie Darrieussecq, L’écriture inclusive, et si on s’y mettait ?

Comment partager l’histoire de l’intime, l’expérience d’un corps féminin (qu’il soit cisgenre ou non) quand la langue nous contraint à l’emploi du masculin dit générique pour la raconter ?

Au-delà de l’impossible récit de certaines expériences, le français non inclusif enferme aussi le lectorat dans certaines représentations : si le langage inclusif veut féminiser les noms de métiers, c’est, entre autres choses, pour déjouer les stéréotypes de genre qui leur sont associés. En littérature, c’est la même chose : comment susciter des représentations diverses dans l’imagination des lecteurs et des lectrices si le masculin l’emporte toujours ?
Un de mes auteurs favoris est Philippe Jaenada (dont je recommande tous les romans / enquêtes si vous cherchez un page turner) : l’été dernier j’ai lu son livre La petite femelle, enquête sur l’histoire vraie de Pauline Dubuisson, accusée du meurtre de son amant. Le livre n’est pas écrit en inclusif mais l’ouvrage, sans être ouvertement féministe, démontre comment une femme a payé le prix de son genre et a fini condamnée pour un crime qu’elle n’avait pas commis.
Philippe Jaenada note bien comment la langue française contribue à renforcer une vision genrée des rôles des femmes, dans les métiers comme dans le crime :

Pauline est peut-être égoïste, si on veut, à ce moment-là de sa vie en tout cas, et n’a rien d’une meneuse ni d’une précurseuse volontaire (le correcteur d’orthographe n’aime pas ça, “précurseur” n’existe pas au féminin – ce ne serait pourtant pas tellement compliqué, comme pour tueur ou emmerdeur (…).

Philippe Jaenada, La petite femelle

Et donc Philippe Jaenada décide d’écrire “précurseuse” même si le mot “n’existe pas”, au moins pour le correcteur orthographique. Ce qu’il faudrait plutôt dire en réalité, c’est que le mot “précurseuse” est peu usité : son existence est doublement valide, d’abord parce que c’est la variation féminine naturelle de “précurseur” (comme “tueuse” pour “tueur” ou “emmerdeuse” pour “emmerdeur”), et ensuite parce que le choix de l’auteur de l’employer suffit à le faire exister.
Parce que c’est l’usage qui fait la langue (et non l’inverse), et parce que la littérature (comme la chanson ou le cinéma) contribue à ancrer ces usages, c’est aussi un espace de liberté pour jouer avec elle et faire exister le féminin.

La liberté de faire exister le féminin dans la langue

Et si on inversait la règle du masculin qui l’emporte pour faire l’emporter le féminin ? C’est ce que fait Typhaine D dans ses spectacles écrits et dits à la féminine universelle (et qui vient de jouer triomphalement au festival d’Avignonne).

Et ce n’est pas la seule : Martin Winckler, médecin et auteur, a publié en 2019, L’école des soignantes, un livre écrit au féminin. Il explique sa démarche dans une interview :

J’utilise l’écriture inclusive depuis près de trois ans sur mon blog. Si on veut signifier l’engagement féministe, cela devrait se traduire par la langue. Cet hôpital pratique une formation égalitaire, progressiste, où tout le monde commence au même niveau. Signifier que tout le monde refuse la hiérarchie, c’est dire tout le monde au féminin. Le rapport de force, de préférence, l’accord du participe passé avec le masculin pluriel, on n’y est plus, on est au-delà. Tous ceux qui accepteront de jouer le jeu, c’est qu’ils n’ont plus de problème avec le genre.

Martin Winckler, interview dans La Nouvelle République, 2019

Si dans ces exemples, le féminin grammatical devient universel et prend une valeur générique, il existe une variété de manières pour les autrices et les auteurs d’incorporer la sensibilité au langage inclusif dans leur écriture : parfois, c’est par une simple alternance du masculin et du féminin, notamment pour les pluriels qui désignent des groupes, comme dans Que notre joie demeure de Kevin Lambert, ouvrage qui avait fait parler de lui à cause du recours par son auteur à une relecture sensible. Ici, pas de note à destination du lectorat pour expliquer la démarche mais une surprise à la lecture de ce féminin qui interpelle et amène parfois à relire des phrases qu’on pense avoir mal comprises.

Dans un tout autre registre, Alain Damasio, auteur de science-fiction, a fait paraître il y a quelques mois Vallée du silicium (plutôt une série d’essais sur les technologies que de la fiction par ailleurs) : une Note sur la féminisation des pluriels explique le choix de l’auteur d’avoir recours, un chapitre sur deux, à la “féminisation assumée des pluriels neutres”. Cet exemple est intéressant parce que la note elle-même est écrite sur un ton que je trouve assez hautain : en parlant des différents outils du langage inclusif, il écrit : “Ici, comme souvent, c’est la fluidité, qualité princeps de l’écriture, qui fait défaut”. Heureusement, Damasio est là pour apporter sa “solution simple et percutante”, en toute modestie.
Si à titre personnel le livre m’est un peu tombé des mains et que les positions de l’auteur me semblent parfois assez emblématiques du “c’était mieux avant” limite réactionnaire, il a le mérite de proposer à une audience pas nécessairement intéressée par les sujets féministes une réflexion sur le genre des mots.
Les dernières lignes de sa note me semblent à ce titre très pertinentes :

Subsumer en miroir le masculin fait ressentir, il me semble, ce que ça fait d’être implicite, et donc pas exprimé dans un texte. Ce que ça change (ou pas) de notre perception de l’équilibre des genres. Comme vous l’éprouverez sûrement, ce modeste retournement produit un trouble réel, que je trouve stimulant, sinon salutaire.

Alain Damasio, Note sur la féminisation des pluriels, Vallée du silicium

Dépasser les limites de la binarité de genre

Il y a un endroit où s’affranchir d’un français masculinisé et d’une langue par construction très binaire devient un impératif : dans les récits où la question des identités de genre est centrale. C’est notamment le cas de la science-fiction féministe. Récemment, Ines Hinojo-Moulin, spécialiste en traduction, recommandait sur Linkedin Subtil béton, un ouvrage collectif signé Les aggloméré·e·s. Elle explique comment chaque personnage de l’histoire emploie différemment l’écriture inclusive : Zoé les termes épicènes, Koma le E majuscule, onik les apostrophes, Faz les points médians.
Cela me fait penser à la linguiste Julie Abbou qui préfère parler de “pratiques féministes du langage” plutôt que de langage inclusif et encourage la multiplicité des pratiques plus que la normalisation de certaines, afin de cultiver la joie qui naît de la créativité et de l’innovation littéraire sans contraintes.

La créativité du jeu sur le genre grammatical mais également sur le vocabulaire lui-même s’exprime dans toute sa complexité et sa puissance dans la traduction française de Blutbuch, Hêtre pourpre, de Kim de l’Horizon, autaire qui se définit comme gender fluid. Livre autobiographique qui revient sur les souvenirs d’enfance de Kim, le texte est un choc sur le fond comme sur la forme : la note de la traductrice, Rose Labourie, est un bijou qui démontre les trésors d’imagination et de réflexion dont il faut faire preuve quand on traduit vers le français un texte où les genres sont questionnés à chaque page, que ce soit dans les mots ou dans la peau du personnage.

Ode à la puissance créatrice des mots, cette “langue magique” brouille toutes les pistes, franchit toutes les limites, abolit toutes les frontières. Les genres, les registres, les langues, les références s’entremêlent au gré des jeux de mots, des néologismes, des échos sonores. En traduisant cette partie, j’ai fait mienne la seule consigne donnée par l’autaire à ses traducteurices : “LIBERTÉ POÉTIQUE”.

Rose Labourie, Note de la traductrice dans Hêtre Pourpre

Rose Labourie cite d’ailleurs dans ses références un autre de mes livres préférés, entre essai de traductologie et journal intime : Sur les bouts de la langue, Traduire en féministe/s de Noémie Grunenwald.
L’occasion de mettre en avant, au-delà des autrices et des auteurs, les traducteurs mais surtout les traductrices, comme Rose Labourie ou Carine Chicherau (qui a traduit le génialissime Matrix de Lauren Groff dont je parlais récemment, un régal de noms de métiers médiévaux féminins), ou dans le champ de la non-fiction la collective (r)évolution inclusive : parce qu’une mauvaise traduction peut gâcher une lecture (comme je l’ai déjà expérimenté), merci à elles d’être parmi les précurseuses (si, si) de la traduction en français inclusif.

J’ai compilé sur Senscritique.com la liste des ouvrages de littérature en français inclusif que j’ai lus ou qui m’ont été recommandés : n’hésitez pas à commenter cette liste ou m’écrire à alicia@reworlding.fr si vous avez d’autres références de fiction en français inclusif à y ajouter !



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Est-ce que ce monde est sérieux ? Le langage inclusif pour les nul·les

Les bénéfices insoupçonnés du langage inclusif pour la marque employeur

Je viens de finir un livre que je vous recommande fortement : Matrix, de Lauren Groff. Outre le fait que c’est un roman historique (qui se passe au Moyen-Âge), écrit par une femme (je le dis parce que certaines personnes n’ont pas apprécié que je rappelle récemment le déséquilibre femmes-hommes dans le lectorat des autrices ; leurs commentaires, c’est cadeau) et que ça parle de sororité puissance mille, c’est aussi un vrai régal pour la passionnée de langage inclusif que je suis.
La plupart des personnages sont des femmes vivant dans un couvent et elles ont chacune des métiers ou fonctions aux noms qui ont caressé mes oreilles : il y a du classique avec abbesse, moniale, officière, et du plus inédit avec confesseresse, témoigneresses (témoin au féminin), prophétesse, enlumineresse, engeigneuresse (ingénieur au féminin). Je dois absolument créditer ici la traductrice Carine Chichereau à qui on doit la version française de ce texte et remercier Lucile qui m’a envoyé cette photo prise sur la façade de Notre-Dame dont le hasard a voulu qu’elle arrive dans mes messages alors même que je refermais ce livre. Bel alignement temporel.

Gtande bâche recouvrant la cathédrale Notre-Dame où on voit un charpentier, une tailleuse de pierre, un échafaudeur, une restauratrice de peinture

Pourquoi on parle de reféminisation des noms de métiers

Pourquoi je vous parle de ça ? Parce que ce livre a énormément résonné avec une des grandes conventions du langage inclusif : la féminisation des noms de métiers, c’est-à-dire le fait d’utiliser le nom féminin d’un métier, grade ou fonction quand on parle d’une femme.

On devrait même plutôt parler de reféminisation des noms de métiers, à l’instar d’Eliane Viennot, professeuse émérite de littérature, experte de l’histoire de la langue française et autrice du culte Non, le féminin ne l’emporte pas sur le féminin ! Car comme le montre le texte de Lauren Groff en français ou, dans une version moins romancée, le Livre de la taille de Paris datant de 1296 qui répertorie les métiers exercés à l’époque, les métiers des femmes avaient une forme féminine claire : mairesse, curateresse, tuteresse…

Et c’est d’ailleurs par la revendication de ne pas mégenrer le nom des métiers des femmes que l’idée même du langage inclusif s’est développée en France dans les années 80, l’époque dite de “la querelle des noms de métiers”, quand des femmes sont devenues ministres et en ont eu marre d’être appelées Madame Le Ministre (lisez à ce sujet Le ministre est enceinte de Bernard Cerquiglini, c’est le livre qui m’a fait tomber dans le vortex du langage inclusif).

Quand on parle de noms de métiers au féminin, la question de la forme choisie peut se poser et j’ai eu plusieurs fois l’occasion d’analyser les ressorts des différentes options :

– pourquoi je privilégie toujours les formes qui s’entendent, comme autrice plutôt qu’auteure et son e muet, donc inaudible
– pourquoi les mots épicènes, qui sont souvent des anciens masculins devenus invariables en genre avec le temps, sont parfois des faux amis de la visibilisation des femmes comme peintre, qui autrefois se disait peintresse au féminin
– pourquoi il reste des résistances à employer des féminins qui sont pourtant naturels comme artisane ou entrepreneuse

Genre des métiers et stéréotypes de genre

Décliner le nom d’un métier en employant le genre grammatical correspondant à l’identité de genre d’une personne est à mon sens une simple question de respect.

Mais le genre donné aux métiers de manière plus générale est aussi une manière d’illustrer très concrètement les stéréotypes de genre : pourquoi, en gros, on parle des policiers et infirmières et pas des policières et infirmiers.

C’est particulièrement important dans le domaine de l’orientation professionnelle et du recrutement. Des expériences scientifiques (dont vous trouverez les sources dans ce livre et cette vidéo, mes deux ressources favorites sur la question) ont démontré que :

– les jeunes filles se projettent moins dans des métiers quand ceux-ci sont décrits au masculin.
– les femmes postulent moins quand des offres sont écrites uniquement au masculin.

C’est pourquoi aujourd’hui, les entreprises qui ont des objectifs de mixité de genre dans leur recrutement utilisent le langage inclusif. J’ai très souvent pris des exemples de campagnes de recrutement pour illustrer des bonnes pratiques en matière de langage inclusif parce que c’est un des endroits où il est concrètement de plus en plus utilisé : transport, restauration, armée, sécurité, automobile…

Là où les femmes sont sous-représentées, les entreprises ont bien compris qu’elles se tiraient une balle dans le pied si elles n’utilisaient pas un langage inclusif dans leurs offres d’emploi.

Post Instagram de re·wor·l·ding sur les 5 manières de déconstruire les stéréotypes de genre dans le recrutement

Féminiser les noms de métiers, une obligation légale

Une des autres raisons qui pousse à l’emploi d’un langage inclusif dans le recrutement est tout simplement la loi : en effet, le Code du travail encadre le contenu et la diffusion des offres d’emploi pour être en accord avec le principe de non-discrimination à l’embauche inscrit dans le droit français.

C’est de là que vient la pratique de mettre H/F (pour homme/femme) dans l’intitulé des offres pour expliciter l’ouverture du poste sans distinction de genre (à quelques exceptions près définies par ce même code du travail, comme pour des rôles d’acteur ou actrice, mannequin, etc.). A ma connaissance, le code du travail ne donne pas de recommandations spécifiques de langage au-delà de l’offre pour le reste du dispositif de recrutement (les éventuelles campagne de publicité, le site web de l’entreprise, etc) mais l’esprit de la loi est néanmoins que rien dans le processus de recrutement ne devrait laisser penser aux potentielles personnes candidates que l’emploi s’adresse à l’un ou l’autre genre.

C’est d’ailleurs pourquoi cette offre “Recherchons vendeuse” pour une boulangerie de mon quartier est illégale : du fait de la valeur spécifique du genre grammatical féminin (quand on dit vendeuse, c’est forcément pour parler d’une femme là où le masculin est censé avoir une valeur dite générique), cette annonce discrimine les hommes qui voudraient postuler.

Petite annonce sur la vitrine d'un magasin où on lit "Recherchons vendeuse"
Messieurs, postulerez-vous ?


A la place, il aurait fallu, à l’image de ces restaurants, employer un langage inclusif en utilisant la double flexion (vendeur / vendeuse), la ponctuation (en remplaçant par “chargé·e de vente” pour un usage raisonné du point médian) ou une reformulation (“Nous recrutons à un poste de vente”, par exemple).

2 affiches inclusives pour deux restaurant pour recruter des "Serveurs / Serveuses" ou un ou une "chef·fe de partie"


Quand j’ai participé au live LinkedIn de Maud Grenier sur le langage inclusif dans le recrutement, nous avons analysé plusieurs offres d’emploi et surtout leur contexte de diffusion : j’en avais tiré 10 enseignements pour les entreprises qui recrutent.

Nous avons notamment parlé de l’insuffisance de ce fameux H/F dans l’intitulé de poste et de la nécessité d’avoir une approche holistique du langage inclusif dans le processus de recrutement, du nom du poste à la description de l’offre, du site web de l’entreprise à la campagne de recrutement en ligne ou dans l’espace public.

Mais l’emploi d’un langage inclusif à bien d’autres avantages pour une entreprise dans son approche des ressources humaines.

Du recrutement à la marque employeur, les bénéfices insoupçonnés du langage inclusif

C’est précisément ce dont je parlerai lors d’un webinar organisé par le cabinet de recrutement spécialisé dans les métiers à impact positif Birdeo le jeudi 13 juin prochain à 11h30 (inscriptions gratuites et ouvertes à toutes et tous ici).

Flyer promotionnel pour le webinar "Marque employeur : le langage inclusif, ce levier auquel vous n'aviez pas encore pensé".

Si employer un langage inclusif dans le recrutement peut paraître évident au vu des arguments cités plus hauts (et c’est loin de l’être pour tout le monde, croyez-moi), ce qui l’est moins sont les avantages collatéraux de cette pratique, si elle est globale (pas simplement sur une offre d’emploi par-ci par-là), cohérente (pas seulement dans les emails des RH mais aussi dans la communication institutionnelle de l’entreprise) et assumée (pas seulement pratiquée en mode incognito par les personnes les plus engagées mais aussi par les membres de la direction, et ça peut commencer par un simple “Bonjour à toutes et à tous” au début d’une réunion d’équipe).

Parmi ces avantages :
aligner ses valeurs d’entreprise avec ses pratiques de communication : en gros, faire ce qu’on dit qu’on doit faire et ne pas sombrer dans le féminisme washing en prônant l’égalité de genre sans jamais visibiliser les femmes dans les mots de l’entreprise.
signaler concrètement son engagement auprès de ses équipes : du fait des freins à lever pour passer à un langage inclusif, mettre tout une organisation en mouvement témoigne d’une vraie volonté de passer à l’action, et ça n’est pas rien.
ouvrir la conversation sur les micro-agressions et renforcer la culture inclusive dans l’entreprise : le langage inclusif n’est pas qu’une question de genre ; parler ouvertement de la manière dont le langage blesse, dont les remarques banalement racistes ou validistes créent un environnement toxique permet de contribuer au bien-être des équipes, et potentiellement de réduire les démissions dont la culture toxique est une des premières causes.

Si on définit la marque employeur (et pourquoi pas “marque employeuse” d’ailleurs, mais passons) comme l’image d’une entreprise auprès de ses employés et des candidats potentiels, (qui) inclut par extension les efforts de marketing et de communication qui visent à l’améliorer et à la communiquer (définition, au masculin, de Wikipedia), on comprend mieux comment un outil aussi accessible, adaptable, impactant et gratuit que le langage inclusif devrait trouver sa place en entreprise.

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La romance pour les lectrices, les polars pour les lecteurs : marketing genré et édition

Le marketing genré, vous connaissez. Si vous n’en avez pas la définition précise en tête, vous en avez forcément fait l’expérience, sans peut-être même le savoir. Parce que vous le croisez tous les jours, des rayons du supermarché à ceux de la librairie.

Marketing genré, rien de nouveau sous le soleil

Un des exemples les plus emblématiques est celui des rasoirs au packaging “rose pour les filles” et “bleu pour les garçons” : le même rasoir, ou presque, dans un emballage différent, vendu un peu plus cher aux femmes en vertu de la taxe rose. Mais le marketing genré va plus loin qu’une histoire de couleurs : c’est le fait de penser l’intégralité des dimensions d’un produit (de la conception à la distribution en passant par la communication) en les adaptant aux comportements et attentes distinctes des femmes et des hommes. Cette pratique s’appuie sur les nombreuses études qui montrent qu’en effet, femmes et hommes peuvent avoir des comportements d’achat différents : par exemple, les femmes et les hommes ne vont pas forcément s’intéresser aux mêmes caractéristiques d’un produit (facilité d’utilisation vs puissance d’une perceuse par exemple). En soi, le marketing genré est une réponse pragmatique à l’observation réelle de différences entre les genres (dans une perspective d’ailleurs très binaire qui considère les femmes d’un côté et les hommes de l’autre en ignorant le reste du spectre du genre).

Sauf qu’évidemment, cela pose plusieurs problèmes majeurs : d’abord, cela contribue à essentialiser les femmes et les hommes, c’est-à-dire renforcer l’idée que les femmes sont par essence, par nature intéressées par certains sujets (au hasard, l’hygiène, la douceur, les bougies parfumées). Or c’est ce que s’attache à déconstruire la notion même de genre qui tend à montrer que nos goûts, nos préférences, nos comportements sont construits socialement (acquis) et non définis par notre sexe biologique (inné).
Ensuite, le marketing genré contribue à renforcer les stéréotypes de genre en étant un des leviers les plus puissants de la construction sociale de l’identité de genre : à force de voir certaines couleurs, certains attributs, certains mots associés à un genre plutôt qu’un autre, on oublie qu’on peut faire différemment. C’est un cercle vicieux.

Alors si vous lisez cette newsletter, il y a fort à parier que vous avez déjà entendu parler de ce sujet et que jusque là vous n’avez rien appris de nouveau. Mais si je commence par ce laïus sur la marketing genré, c’est parce qu’il y a un endroit où vous n’aviez peut-être pas identifié qu’il se cachait aussi : sur la jaquette des livres dans votre librairie de quartier.

Ce qui m’a frappé récemment alors que je prenais comme d’habitude des photos de publicités dans le métro et dans la rue, c’est d’observer comment les mots “lecteurs” et “lectrices ” sont eux-mêmes mobilisés dans le marketing genré des livres. Avoir une réflexion critique sur l’utilisation de ces mots permet d’illustrer 3 principes et stratégies du langage inclusif que les maisons d’éditions devraient considérer.

New romance : quand le féminin de majorité se justifie mais se discute

Qu’il y ait des livres markétés pour les femmes, ce n’est pas un scoop. La collection de livres à “l’eau de rose” Harlequin a clairement été pensée pour un lectorat féminin. D’ailleurs, sur le site web de la maison d’édition, on parle explicitement (à) des “lectrices”.

Capture d'écran du site Harlequin, page des meilleurs ventes où on lit "Découvrez ce que nos lectrices ont choisi de lire"

Le succès colossal de la new romance (version réactualisée des romans Harlequin, abordant des problématiques contemporaines comme le désir féminin, le consentement ou l’infidélité avec une pointe d’érotisme par moment) est porté aujourd’hui par un lectorat à 94,9% féminin. Il est donc tout à fait logique ici d’utiliser le féminin pour parler du lectorat d’Elena Armas avec la formulation “les lectrices du monde entier ont déjà craqué” car on accorde le genre grammatical du mot en suivant le principe de la majorité.


Ce choix n’est pas sans interroger, comme je le développais dans l’article sur “la dictatrice et les assistants maternels”, mais il est compréhensible et légitime.
Cela étant dit, même si ce féminin reflète la réalité du lectorat, je pense qu’il serait intéressant d’explorer des formulations inclusives qui déconstruisent l’association systématique de la littérature qui parle d’amour (et plus généralement des émotions, de la vulnérabilité, des sentiments) avec un lectorat féminin.
Par exemple, cette publicité pour le dernier Goncourt, Veiller sur elle de Jean-Baptiste Andrea est un exemple parfait : “Lui aussi, il a déjà transporté plus de 700 000 personnes”.

Publicité sur un bus pour le livre "Veiller sur elle" où on lit "Lui aussi, il a déjà transporté plus de 700 000 personnes"

D’après la formule consacrée par Victoire Tuaillon, les hommes aussi devraient mettre “leur coeur sur la table”. D’ailleurs, j’ai envie de lire le premier volet du Bromance Club de Lyssa Kay Adams, intitulé en français Les hommes virils lisent de la romance : déconstruction de la virilité clairement au programme. Mais les “hommes virils” en auront-ils envie, eux ?

Livres engagés : quand le féminin peut repousser les lecteurs

Prenons maintenant l’exemple du livre de Léa Salamé, Femmes puissantes qui “a inspiré 200 000 lectrices” selon son bandeau promotionnel.

Livre de Léa Salamé, femmes puissantes, photographié dans une librairie, avec un bandeau jaune où il est écrit : "Le livre qui a inspiré 200 000 lectrices"

Dans un cas comme celui-là, je ne nie pas que la majorité du lectorat est certainement féminin mais je trouve dommage qu’on enferme le lectorat potentiel dans un genre. En utilisant la formulation spécifique “qui a inspiré” j’ai le sentiment qu’on positionne le livre comme une inspiration par les femmes pour les femmes : vous savez, c’est comme quand on organise des conférences en entreprise où on invite des “femmes inspirantes” (expression que j’utilise personnellement avec parcimonie et qu’on voit d’ailleurs plus rarement dans sa version masculine, des “hommes inspirants”) et que l’audience est composée en très grande majorité de femmes (comme dans la plupart des ateliers liés à l’égalité de genre où les femmes sont toujours surreprésentées dans les groupes).
Ce sont les femmes qui lisent les femmes (les hommes ne lisent que très peu de livres écrits par des autrices). Ce sont les femmes qui écoutent les femmes. Mais moi, j’aimerais bien que des hommes se sentent aussi inspirés par ces parcours de femmes puissantes.

Si vous me lisez et que vous êtes un homme, à quel point ce bandeau vous parle-t-il ? Vous sentez-vous autorisé à prendre ce livre sur la table de la librairie ? A l’acheter ? Avez-vous simplement envie de le lire ? Ou identifiez-vous ce livre comme “fait pour les femmes” ? Et votre frère ou votre pote un peu moins déconstruit que vous ?

On sait que les métiers très féminisés attirent moins les hommes parce qu’ils ont une résistance, consciente ou inconsciente, à la mixité. Je n’ai pas de chiffres concernant le lectorat de Léa Salamé mais en tant que journaliste elle a une audience globale certainement très mixte. Une formulation inclusive, dans ce cas précis, permettrait d’inclure dans le lectorat potentiel les hommes qui pourraient tirer un bénéfice à lire des histoires de femmes puissantes pour déconstruire leurs propres stéréotypes sexistes.

Dans un cas comme celui là, je trouverais intéressant d’utiliser plutôt le doublet (ou double flexion), une des stratégies du langage inclusif qui rend visible à la fois le masculin et le féminin, pour signaler explicitement que ce livre s’adresse à tout le monde : en écrivant “Le livre qui a inspiré 200 000 lectrices et lecteurs” (si, ça passe, ne me dites pas que c’est trop long, on n’a qu’à agrandir le bandeau, c’est un faux problème la place ici, merci), on n’invisibilise pas le genre majoritaire du lectorat tout en invitant les lecteurs à se sentir inclus dans ce groupe.

Polars : quand le masculin enferme dans un genre (littéraire)

Dernier exemple, représentatif de ce qu’on voit le plus souvent : l’emploi du masculin dit générique avec le mot “lecteurs”, comme ici pour le roman policier de Karine Giebel, Et chaque fois, mourir un peu aux “plus de 2 millions de lecteurs conquis”.

Double affichage pour le livre de Karine Giebel "Et à, chaque fois mourir un peu", dans les couleurs rouge et noir, avec la couverture du livre sur laquel on voit un oeil orange d'animal mençant. On lit "Plus de 2 millions de lecteurs conquis"

C’est intéressant parce que j’ai pris cette photo dans la même gare et au même moment que celle promouvant les livres d’Elena Armas qui illustre le paragraphe sur la new romance ci-dessus. On voit bien qu’au-delà des mots “lectrices” et “lecteurs” on est aussi dans des univers graphiques très genrés : les couleurs pop et le jaune lumineux pour les lectrices, du rouge et noir et l’oeil menaçant d’un loup pour les lecteurs.
Or le lectorat des romans policiers est en majorité composé de femmes, 80% d’après une étude de 2015 par Babélio. Certes ça date un peu, mais avec la féminisation de l’autorat de polars, le genre sort progressivement du cliché (infondé dans la réalité) d’un genre écrit et lu par des hommes.
Ici, le mot lecteur est révélateur de l’ambiguïté inhérente à l’utilisation du masculin dans une forme dite générique : ici, est-ce la version “neutre” qui engloberait tout le monde ou la version spécifique qui ne parle que (et à) des humains de sexe masculin ?
Evidemment, j’imagine qu’ici le masculin est pensé comme générique pourtant il reste problématique parce qu’il ne rend pas justice à la mixité du lectorat et qu’il contribue, même inconsciemment, à renforcer l’association d’un genre littéraire à un genre tout court.

Contre-exemple : ce livre de cuisine n’a pas conquis 145 000 lectrices (parce que les femmes et la cuisine, tout ça), mais “145 000 exemplaires (ont été) vendus”. Cette formulation est totalement inclusive puisqu’elle se focalise plus sur l’objet que sur son lectorat.

Publicité dans le métro pour un livre de cuisine, Mieux manger sans se ruiner" où on lit "145 000 exemplaires vendus".

Evidemment, c’est une formulation moins personnelle et engageante que le fait d’inspirer ou de conquérir, mais il y a des dizaines de manières de dire la même chose que ces jaquettes sans tomber dans le marketing genré : on pourrait dire “le livre qui a conquis 500 000 coeurs” ou encore “250 000 personnes inspirées par ce livre “. Et allez, pour les plus téméraires d’entre vous, vous pouvez même oser le néologisme : “le livre au milliers de lecteurices”.

Dans tous les cas, le choix des mots utilisés pour promouvoir les livres est loin d’être anodin : choisir en conscience de parler de “lecteurs” et/ou de “lectrices” pourra soit enfermer les personnes dans un univers littéraire spécifique ou inviter le plus grand nombre à s’ouvrir à des ouvrages qui nous permettent de voir le monde avec un autre regard que le sien. Qu’allez-vous choisir ?

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Est-ce que ce monde est sérieux ?

Non, le sexe ne fait pas vendre.

Il y a quelques mois, je suis passée devant cette pub dans la rue : une immense bâche recouvrant tout un immeuble de Paris où l’on voit l’acteur Jeremy Allen White, torse nu, ultra musclé, posant en sous-vêtement Calvin Klein. Peu de temps avant, j’étais restée en arrêt devant cette autre pub dans le métro où l’on voit cette fois l’acteur K.J. Apa, dans une pose autrement plus suggestive pour les sous-vêtements Lacoste. Si la pub Calvin Klein frappe par son format et évidemment son sujet, un homme qui incarne les canons de la virilité stéréotypique, elle ne m’a pas surprise plus que ça : sexualiser le corps est une pratique fréquente chez Calvin Klein, qui fait partie de l’ADN de la marque. En revanche, chez Lacoste, l’âge perçu de l’acteur (que personnellement je vois très jeune et qui est connu pour son rôle dans une série pour ados, Riverdale), le focus de l’image sur son sexe et sa posture jambes ouvertes m’ont mis mal à l’aise. Je n’avais pas envie d’être exposée à ça dans l’espace public.

Mais je l’ai été parce que dans le monde de la communication, il y a une idée très répandue et qui fait des ravages : il paraît que le sexe fait vendre. Le problème, c’est que ce n’est pas tout à fait vrai.

“Des études le prouvent” : le sexe ne fait pas vendre.

J’ai décidé de creuser ce sujet avec une autre experte, Asli Ciyow, qui m’a ouvert les yeux sur les codes sexualisant des affiches de cinéma : elle a travaillé dans la production audiovisuelle et aujourd’hui elle est formatrice sur la question des violences sexistes et sexuelles. Elle analyse sur les réseaux sociaux (ici Instagram, là LinkedIn) les affiches de ciné (entre autres super contenus d’éducation féministe) pour donner à voir ce qu’on ne voit plus et qui paraît pourtant évident une fois qu’on nous l’a montré : pourquoi les femmes ont-elles toujours la bouche ouverte ou entre-ouverte ? Pourquoi sont-elles souvent dénudées quand les protagonistes masculins ne le sont pas ? Pourquoi les appelle-t-on par leur prénom (au mieux) là où les hommes ont droit à la visibilisation de leur patronyme ?

Toutes les deux, nous avons décidé de collaborer autour d’une série de posts qui explore la question de la diversité, des représentations et de l’inclusion dans la publicité et dans le cinéma. Notre premier post pose donc cette question brûlante : le sexe fait-il vraiment vendre ?


Je vous laisse découvrir le post en intégralité sur Instagram ou sur LinkedIn : vous y découvrirez des illustrations issues de la pub et du ciné, des décryptages et aussi les bonnes questions à se poser quand on est face à une image qui sexualise des corps (de femmes surtout, mais d’hommes aussi).

Si vous travaillez dans la com ou dans le marketing, je vous encourage vivement à creuser le sujet des preuves qui démontrent la fragilité de cette croyance selon laquelle le sexe ferait vendre. Vous pouvez lire cet article de 2015 du blog de Libé Les 400 culs d’Agnès Giard (malheureusement plus alimenté aujourd’hui), qui reprend les conclusions d’un livre d’Esther Loubradou, La Pub enlève le bas – Sexualisation de la culture et séduction publicitaire (accessible gratuitement ici).

Si la plupart des études prouvent que la vision du sexe attire l’attention, aucune ne semble avoir jusqu’ici établi de corrélation directe entre l’achat d’un produit et sa publicité sexuelle. Esther Loubradou ajoute même que «l’utilisation du sexe peut également coûter cher à certaines marques et affecter leurs ventes ou même leur réputation tel que ce fût le cas aux États-Unis pour Abercrombie & Fitch qui a fait l’objet de nombreux boycotts ; en Angleterre avec la publicité pour le parfum Opium ; ou en France pour la crème fraîche Babette par exemple. C’est ainsi que certains soutiennent que le sexe dessert plus le produit qu’il ne le sert et que les connotations sexuelles ne fonctionnent que si elles sont utilisées pour promouvoir des produits érotiques ou pour soutenir de grandes causes, en d’autres termes si l’utilisation du sexe est pertinente et appropriée».

Est-ce que le sexe fait vendre ?, blog Les 400 culs d’Agnès Giard

Même si certaines marques se vantent de voir leur ventes progresser après des campagnes sexualisantes, l’effet de causalité est incertain : une méta-analyse de 78 études scientifiques sur la mesure de l’effet des images publicitaires sexualisantes, parue dans le International Journal of Advertising en 2017, a conclu que le seul impact positif significatif concerne le souvenir publicitaire mais pas l’association à la marque, ni l’intention d’achat. En gros, on se souvient de la pub, mais pas forcément de la marque derrière la pub et on n’a pas spécialement envie d’acheter le produit. Si les femmes sont dans l’ensemble plus réfractaires que les hommes à l’utilisation d’images sexualisantes car elles les jugent plus souvent sexistes (no shit, Sherlock), une étude de 2020 citée dans la newsletter L de Libération Pub : La femme-objet ne fait pas vendre confirme que les hommes ne sont pas non plus enchantés par ces publicités.

Bref, le consensus scientifique est clair : en plus de l’impact sociétal délétère de ces publicités, l’effet sur les ventes est non significatif et peut même être plutôt négatif sur l’image de la marque.

Arrêtons de vouloir rendre un Power Point “sexy”

J’ai écrit en février 2022 l’article, “Pourquoi je ne dis pas : rendre un projet sexy” que je vous repartage aujourd’hui pour compléter la réflexion sur la sexualisation en publicité : au-delà de la dimension visuelle, je trouve intéressant de s’interroger sur un mot fréquemment employé comme un synonyme de cool, attrayant ou impactant : c’est le mot “sexy”.

Comment le magazine Society définit-il un métier sexy ?

J’y développe les 3 raisons qui m’ont fait supprimer ce mot de mon vocabulaire corporate :

1. Le mot sexy convoque un imaginaire publicitaire sexiste : dire qu’on veut rendre une présentation Power Point plus “sexy” joue sur les mêmes ressorts que ceux qui justifient de montrer une femme nue pour vendre de la bière, du carrelage ou des batteries de voitures (suivez le compte de Pépite sexiste si vous n’avez pas les images en tête, ça vaut le détour). Un imaginaire stéréotypé dont la Pin-up est la plus classique des représentations, fondé sur les premières théories du marketing qui pensaient renforcer les pulsions consuméristes en jouant sur les pulsions sexuelles, inspirées notamment des travaux de Freud (qu’on ne peut pas qualifier de féministe).

2. Associer sexiness et performance publicitaire, c’est associer sexe et performance : utiliser la sexiness comme un facteur voire un indicateur de performance commerciale est problématique dans le sens où cela contribue à renforcer la connexion entre sexe et performance, sexe et compétition, sexe et rendement. Or, depuis des années les mouvements féministes (suivez par exemple Mashasexplique ou Je m’en bats le clito) s’attachent aussi à déconstruire cette image du sexe comme performance qui amène à tellement de situations de détresse chez tous les individus quel que soit leur genre .

3. De la sexiness au sexe, y a-t-il une place pour ce sujet au travail ? Dire que je ne veux plus employer sexy pour qualifier un produit ou une marque dans le cadre du travail, ce n’est pas chercher à rendre tabou le sujet du sexe et des sexualités. Ce n’est pas non plus dire que l’intime n’a aucune place à prendre dans le monde professionnel (le débat sur le congé menstruel en est un exemple). Mais dans les entreprises qui ne vendent pas des produits ou services directement liés au sexe, j’anticipe surtout que ce sujet ramène son lot de jugements, de malaise et ne contribue finalement qu’à créer un climat propice aux remarques sexistes, homophobes, transphobes, grossophobes… et in fine au harcèlement.

Avant de mobiliser le champ sémantique de l’intime et de la sexualité en communication, posez-vous donc ces 3 questions :

_ ce que j’ai à promouvoir a-t-il un lien avec la sexualité ?
Si la réponse est non, demandez-vous ce que vous cherchez à produire comme effet et pourquoi c’est la sexualité qui est venue à votre esprit en premier.

_ si la réponse est oui : que dois-je montrer précisément ?
Quels corps sont montrés ? Des corps blancs, valides, musclés, minces ? Des corps et des visages ? Des corps dans quelle position, dans quel contexte, en train de faire quoi ?

_ et si je ne montrais rien, est-ce que ça serait moins bien ?

Finalement dire que le sexe fait vendre est une autre de ces croyances limitantes qui empêchent le monde de la publicité de sortir de ses rivières de pensée créatives ; c’est une solution de facilité, c’est du marketing fainéant. Cette idée nourrit un système d’injonctions sur les sexualités et sur les corps. Ne rendons pas le sexe tabou, mais ayons conscience de son impact dans l’espace public et utilisons-le à bon escient : quand c’est justifié, pour contribuer à créer des imaginaires positifs et déconstruire les stéréotypes.

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Est-ce que ce monde est sérieux ?

Le salon de l’agriculture cache-t-il les agricultrices ?

En ce moment se tient à la Porte de Versailles le Salon de l’agriculture dans un contexte politiquement très tendu, après plusieurs semaines de manifestations des agriculteurs. Et des agricultrices.
Aujourd’hui, j’analyse la manière dont le langage courant contribue à invisibiliser les femmes dans le monde agricole et je propose une alternative qui pourrait, dans certains cas, contribuer à les rendre plus visibles et audibles dans le champ médiatique et politique : le néologisme “agriculteurices” (ne vous en faites pas, tout va bien se passer).

Dans les médias, les agricultrices n’ont pas le droit d’être en colère

Une expression qui revient sans cesse pour parler de la mobilisation du monde agricole est “la colère des agriculteurs”. Une recherche dans l’onglet actualité de Google renvoie plus de 40 000 résultats de titres d’articles de presse divers et variés qui contiennent cette expression. En revanche, aucun titre ne parle jamais de la colère des agricultrices, même quand c’est une femme qui l’incarne comme par exemple Karine Duc, coprésidente de la Coordination rurale de Lot-et-Garonne (CR 47), qui prend la parole fréquemment dans les médias. On les met en couverture, mais on ne les nomme pas.

Couverture du magazine Paris Match où l'on voit une agricultrice devant un tracteur, titré "Avec nos paysans, au coeur de la révolte"

Ce qui ce joue ici est un grand classique de la langue française : l’emploi dit générique du masculin grammatical qui est censé représenter tout le monde, autrement dit, qui aurait valeur de neutre comme l’a soutenu Emmanuel Macron encore récemment. Le problème de cette conception, c’est qu’elle est fausse (comme nous le rappelions dans cette tribune parue dans Le Monde que j’ai eu l’honneur de co-signer) car elle ne rend pas compte des données scientifiques qui sont unanimes : depuis 1975, près de 400 études ont été publiées dans des revues scientifiques à comité de lecture par plus de 500 universitaires sur au moins une dizaine de langues (dont le français). Le consensus scientifique est clair : le masculin dans la langue a tendance à déclencher des représentations d’hommes, et non pas de groupes mixtes.
Parler des agriculteurs, même au pluriel, déclenchera plutôt dans nos esprits la vision d’hommes sur des tracteurs que de femmes.

Or, les femmes sont loin d’être ultra minoritaires dans le monde agricole puisque 29% des exploitations sont dirigées par des femmes (seules ou avec un ou plusieurs hommes). Avec près d’un tiers de femmes, on n’est pas dans le cas d’une profession très majoritairement genrée comme les assistantes maternelles où l’emploi d’un genre grammatical majoritaire peut faire sens.
Au-delà de leur proportion dans les exploitations, il est aussi intéressant de mesurer leur rôle politique, comme le fait cet article de The conversation France, Mobilisations agricoles : où (en) sont les femmes ? qui démontre que la part des femmes tend à croître considérablement dans les instances politiques agricoles (comme les syndicats) mais que leurs fonctions dans les mobilisations sont aussi marquées par des stéréotypes de genre.

Elles se présentent comme celles qui « prennent la relève » des hommes mobilisés, comme dans le cas du barrage gersois de Dému le 28 janvier dernier où est organisé, à l’initiative des agricultrices du département, une journée dédiée aux femmes et aux familles. Elles se représentent aussi comme celles qui « prennent le relais » sur les exploitations, en apportant leur soutien à l’arrière, incarnant ainsi les « épouses honorables et les gardiennes indéfectibles » de la communauté familiale.

Mobilisations agricoles : où (en) sont les femmes ?, Clémentine Comer

Pour contribuer à rendre visibles les femmes dans l’agriculture, il y a pourtant un outil simple, gratuit et accessible : je vous le donne en mille, le langage inclusif.

Le salon de l’agriculture, un terme englobant mais invisibilisant

Parler de Salon de l’agriculture plutôt que Salon des agriculteurs est une manière tout à fait inclusive de nommer cet évènement. L’agriculture est ici un terme englobant (comme “monde agricole” qu’on voit beaucoup) qui neutralise et ne marque pas un genre. Alors de quoi je me plains ?

D’abord, l’agriculture renvoie à un secteur d’activité très large, loin d’être composé uniquement d’agriculteurs et d’agricultrices. Au salon, on voit aussi des marques, des institutions, des prestataires de services et j’en passe. Il aurait été imprécis de personnaliser le nom du salon autour de la seule figure des agriculteurs ou agricultrices.

Ensuite, parce qu’un évènement, ce n’est pas uniquement un nom mais aussi un ensemble de supports de communication qui sont autant d’opportunités de nommer et de rendre visibles les hommes et les femmes qui font l’agriculture. Prenons l’exemple du site web du Salon : j’ai demandé à Gemini, l’intelligence artificielle de Google, d’y compter le nombre d’occurrences des mots “agriculteur” et “agricultrice”, au singulier et au pluriel. Ô surprise, 51 occurrences au masculin contre 10 au féminin, qui sont presque toutes des descriptions accolées à des noms de participantes au salon (on parle donc de femmes spécifiques, pas des agricultrices comme groupe à part entière). Ce n’est pas pire que sur le site de la Chambre des métiers de l’artisanat, mais ce n’est pas glorieux non plus.

Cette perspective est d’ailleurs très binaire car en agriculture comme dans la population générale, les identités de genres et orientations sexuelles vont au-delà de la binarité femmes/hommes. En Bourgogne se trouve par exemple la Ferme aux Cailloux où Laurent et Christophe se mobilisent pour soutenir les “agricultRICES Trans’ Pédés Gouines BiEs de l’Yonne” en fournissant l’AMAP transpédégouine.

Récemment, je parlais de la confusion souvent opérée entre inclusif et exhaustif : non, on ne peut pas toujours représenter tout le monde dans un slogan ou encore moins un nom qui doit être court. Mais quand ce sont toujours les mêmes personnes qu’on ne nomme pas, qu’on ne visibilise pas, qui souffrent des discriminations systémiques comme une moindre rémunération ou moins d’accès aux prêts pour les agricultrices, peut-on se satisfaire de termes englobants ou du masculin générique, comme dans cette pub du Crédit Mutuel qui parle de prêt “aux agriculteurs” ?

Photo d'un kiosque à journaux où o voit une publicité du Crédit Mutuel qui dit "Pour les agriculteurs qui se lance, on lance un prêt bonifié au taux de 2%"

Si l’on reste sur le terrain de la communication, un exemple intéressant est celui des marques qui se positionnent justement sur la question de la juste rémunération : “La marque du consommateur” ou “Les agriculteurs vous disent Merci !”, deux noms (tragiquement) au masculin qui mettent pourtant aussi en avant des visages de femmes.

Un photo d'une brique de jus de pomme de la marque "Les agriculteurs vous disent merci !" où l'on voit le portrait d'une agricultrice, et d'une brique de lait "C"est qui le patron ?!" où il est écrit "Ce lait rémunère au juste prix son producteur"

Il y a deux choses qui me chafouinent sur ces packagings :

la dissonance linguistique que je ressens entre le portrait de Mélissa, présentée comme agricultrice, et le “0,58€ pour l’agriculteur” juste à côté de sa tête. Ici on aurait au moins pu mettre un féminin sur les packagings où on met une femme en avant (ok, il aurait fallu une légère adaptation du visuel, mais elle a de toute façon lieu puisque les portraits sont divers sur ces emballages, et c’est d’autant moins insurmontable à l’ère de l’intelligence artificielle générative)

– producteur, patron, consommateur, commerçant, agriculteur : masculin partout, femmes nulle part. Et “La marque du consommateur” ? Quand on sait que dans 71% des cas ce sont les femmes qui font les courses alimentaires, je trouve ça un mauvais reflet de la réalité.

En toute transparence, je suis cliente de ces types de marques parce que je suis sensible à l’argument de la juste rémunération : mais j’aimerais que ce qui est revendiqué comme un positionnement politique de marque engagée se traduise aussi par une réflexion sur l’opportunité d’utiliser ces packagings, certainement écoulés à des millions d’exemplaires chaque année, pour rendre visible par les mots celles qui souffrent le plus économiquement dans le secteur agricole. Il est temps d’accorder de l’importance à cet impensé de la communication qu’est le genre des mots et à mobiliser le langage inclusif sur tous les supports (pub, packagings, PLV…), d’autant que ça ne coûte pas plus cher.

Osons parler des agriculteurices

Vous allez me dire : minute papillon, c’est bien gentil cette intention mais concrètement on fait comment ?
Et vous auriez raison, parce que le mot agriculteur est typiquement plus compliqué que d’autres à gérer avec la boîte à outil du langage inclusif.

Pour éviter le masculin générique, on a en gros 4 techniques principales :
utiliser les doublets (ou double-flexion), c’est-à-dire énumérer les deux genres comme “éleveurs et éleveuses”. Marche à tous les coups mais parfois trop long, surtout avec des mots de plus de 3 syllabes comme “agriculteurs et agricultrices”.
remplacer par un terme englobant, comme le monde agricole, par exemple, mais on perd en précision.
remplacer par un terme épicène (par exemple artiste au lieu de musicien), mais ici, je n’en vois pas.
utiliser le point médian : j’en ai personnellement un usage dit raisonné, ce qui veut dire que je ne l’utilise que quand le mot au masculin et féminin sont proches comme étudiant·e ou paysan·nes (mot plus facile à rendre inclusif mais qui est aussi positionné politiquement et pas forcément revendiqué par tout le monde de l’agriculture). Je n’utiliserais pas le point médian sur un mot comme agriculteur·ice ou une autre forme de graphie comme agriculTRICE, ou agriculteur\trice car la coupure du mot paraît moins naturelle et suscite potentiellement plus de résistance (rappelons que le point médian était rejeté par 61% des internautes en 2021, d’après une étude Google x Mots-clés).

Ces pistes sont donc assez peu satisfaisantes. Mais il y en a d’autres comme la reformulation : plutôt que “Ce lait rémunère au juste prix son producteur”, on peut dire “Acheter ce lait rémunère sa production au juste prix”.
Le problème ici est qu’on perd l’incarnation (ce sont les gens qui produisent qui sont importants et qu’on veut mettre en avant), et l’accroche est donc moins impactante.

Et c’est dans des cas comme ça qu’on peut laisser libre cours à sa créativité et opter pour une autre approche : le néologisme, c’est-à-dire l’invention d’un nouveau mot. Et si on parlait des agriculteurices ? Sans point médian ou autre forme de ponctuation, mais en un mot.

La langue française est une langue vivante qui, comme le disent Laélia Véron et Maria Candea, “est à nous”. Chaque année de nouveaux mots font leur apparition dans les dictionnaires pour nommer de nouvelles réalités ou ancrer de nouveaux usages. Si vous écoutez des podcasts (surtout féministes, certes), vous avez peut-être entendu le mot “auditeurices” ou “lecteurices” qui se répandent.

Moi je dis que parler des agriculteurices est une manière de rendre audible et visible la mixité de cette profession tout en attirant l’attention sur celles dont on ne parle pas assez, par une formulation provocante qui ne manquera pas de susciter des résistances (79% des internautes étaient défavorables aux néologismes de ce type en 2021) mais témoigne aussi d’un engagement authentique pour l’égalité de genre dans le monde agricole.
Je dis que quand on est une marque engagée ou qu’on travaille avec des marques engagées, on passe à côté d’une opportunité concrète et gratuite de signaler cet engagement.
Parler des agriculteurices, c’est convoquer la représentation mentale de femmes et d’hommes sur des tracteurs, dans des exploitations, dans des bergeries. Et je trouve ça plus juste, plus précis et plus engagé que toutes ces affiches au masculin générique qui s’accumulent sur les stands du Salon de l’agriculture.

Photos d'affiches prises au Salon de l'Agriculture où l'on voit l'omniprésence de mots masculins comme producteurs, artisans, agriculteur ou paysan.

Oui, cela signifie faire preuve d’une forme de courage, de courir le risque de la polémique, mais dans un cas comme celui-là, l’adage selon lequel “il n’y a pas de mauvaise publicité” prend un sens juste et pertinent.

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Marketing et marques d’amour : une histoire qui s’écrit en inclusif

Un des secteurs les plus avant-gardistes dans l’utilisation du langage inclusif en publicité est certainement celui de l’amour. Je parle par exemple des applications de rencontre ou des entreprises qui vendent des produits ou des services en lien avec les relations amoureuses ou sexuelles. En ce moment, dans le métro parisien, on peut par exemple voir une campagne de publicité pour Passage du désir, le “N°1 lovestore en France” qui met en avant 3 couples aux profils très différents pour promouvoir les petits cadeaux qui font le grand amour pour la Saint Valentin. L’occasion de revenir sur deux idées qui traversent la question de l’usage du français inclusif en publicité : la théorie du signalement et la distinction entre inclusif et exhaustif.

Parler d’amour, c’est penser le genre (des mots)

La première chose qui a attiré mon attention dans cette campagne est le slogan de la marque “Boutique de cadeaux pour les grand·e·s” qui est écrit en inclusif (avec deux points médians là où un aurait suffi, mais ne chipotons pas), ce qui est suffisamment rare pour être remarqué. Comme je le partageais déjà il y a quelques mois en analysant le slogan de Danone “Champions à tous les âges de la vie”, le genre des mots des slogans est la plupart du temps impensé en publicité.

Publicité pour la marque Passage du désir où l'on voit deux femmes s'embrasser, avec le slogan "Love unlimited"


Il est assez naturel que la question du genre des mots soit plus présente dans la communication d’entreprises comme Tinder ou Passage du désir car elles sont bâties sur une segmentation des audiences où la question du genre, au sens large, est déterminante.
Quand je parle de genre ici, je parle à la fois d’identité de genre (est-ce que m’identifie comme un homme, une femme, une personne non-binaire), mais aussi d’orientation sexuelle (suis-je attirée par les hommes, les femmes, les deux, aucun des deux) qui sont deux choses tout à fait distinctes mais également cruciales pour ces marques qui peuvent avoir une communication différenciée en fonction de là où chaque consommateur ou consommatrice se situe.
Si la distinction entre identité de genre et orientation sexuelle est floue pour vous, c’est ok , The genderbread person est l’image qu’il vous faut pour tout comprendre en un clin d’oeil.

The Genderbread person : une illustration d'un personnage inspiré de bonhomme en pain d'épice qui définit l'identité de genre (dans son cerveau), l'expression de genre (ce à quoi il ressemble), l'orientation sexuelle (dans son coeur) et le sexe biologique (entre ses jambes).



Réfléchir à la question du genre du langage dans sa communication, a fortiori quand on est une marque qui parle d’amour et de sexualité, c’est reconnaître l’importance de la diversité des expériences des personnes dans leur rapport à leur propre genre ou à celui des personnes qu’elles fréquentent. C’est contribuer à visibiliser ces expériences dans l’espace public. C’est signaler concrètement qu’on les considère comme valides.

Vous me direz certainement qu’on n’a pas besoin que des marques valident notre histoire d’amour ou qui nous sommes et c’est parfaitement vrai. En revanche, le pouvoir d’exposition des marques est tel, leur capacité à créer des imaginaires si puissante, que leur attention au genre des personnes et des mots dans l’espace public à travers la publicité contribue fortement à rendre cette réalité visible mais aussi de plus en plus banale, ordinaire. Et cela rend sur le long terme plus facile la vie des personnes qui ont une expérience du genre considérée comme hors-norme (c’est-à-dire en dehors de la norme hétérosexuelle).

Utiliser le néopronom “iel” dans des posts sur Instagram, comme le fait parfois Tinder, ou promouvoir les “culottes menstruelles pour tous.tes” (et non seulement pour toutes, afin d’inclure les hommes trans qui ont leur règle), comme le fait Moodz, c’est pour moi une manière très concrète à la fois d’inclure activement toutes les personnes concernées et de rendre visible ces expériences au plus grand nombre.

Signaler le genre : vertu ou récupération ?

Peut-être penserez-vous qu’il s’agit d’une forme d’activisme commercial destiné à rester dans l’air du temps sans réel engagement, en alignant sa communication avec le vécu et les attentes de sa cible ? C’est ce qu’on appelle le virtue signalling ou vertue ostentatoire et c’est une des mécaniques du diversity washing, ou du feminism washing. Je ne nierai certainement pas que ça existe mais pour le confirmer, il faut analyser attentivement la congruence (c’est-à-dire l’alignement) entre les pratiques de communication d’une entreprise (par exemple, utiliser l’écriture inclusive), ses valeurs (promouvoir ou non l’égalité de genre de manière explicite) et les actions qu’elle met en oeuvre concrètement en tant qu’organisation (qu’elle les communique en externe ou pas) : l’essai Féminisme Washing, quand les entreprises récupèrent la cause des femmes de Léa Lejeune offre une démonstration des incohérences entre les pratiques et la com des entreprises qui se déclarent défenseuses de l’égalité de genre.

Moi je pense qu’à l’heure où le sexisme ne recule plus, où les suicides d’ados trans se multiplient, où le Président de la République lui-même incarne le backlash sur #meetoo ou le droit à disposer de son corps, il n’est ni sans risque ni sans impact pour une marque de se positionner sur ce sujet (souvenez-vous du boycott de Gillette après leur campagne qui visait à déconstruire notre vision d’une masculinité toxique). Je dirais même que c’est de sa responsabilité quand elle se positionne sur le marché de l’intime, car selon une idée chère aux féministes l’intime est politique, c’est-à-dire que nous ne pouvons pas échapper même dans notre sphère privée et dans notre corps aux différentes oppressions du système patriarcale. Et le monde économique, le marché capitaliste dans lequel opère la publicité, fait partie intégrante des dynamiques politiques au sens large qui définissent la manière dont nous vivons notre intimité.

Si on revient au sujet du langage inclusif, ce que je trouve particulièrement intéressant, notamment avec ses formes les plus remarquables (dans le sens de visible) comme le point médian, c’est que ce sont des outils simples et concrets pour signaler qu’on a pensé à la question du genre. Quand je travaillais chez Google, on m’avait expliqué ainsi la théorie du signalement (signalling theory) qui démontre l’impact des signaux qu’on envoie à notre environnement : “si une personne te croise dans les couloirs du bureau, elle ne sait pas forcément qui tu es et si tu une alliée des personnes homosexuelles. Si tu as collé sur ton ordinateur l’autocollant de Pride@Google (la communauté des personnes LGBTQIA+ de Google et leurs allié·es) ou que ton badge est suspendu par une lanière arc-en-ciel (symbole LGBT), alors tu signales concrètement que tu es concernée ou alliée. Et cette personne comprendra sans que tu ais besoin de le dire qu’elle peut être à l’aise de parler de son ou sa partenaire de vie, quel que soit son genre”.

C’est simple, efficace, puissant, gratuit. Cela ne suffit pas à éliminer les discriminations, ça ne déconstruit pas tout le système, mais ça crée les conditions d’un échange plus sécurisant et ça suscite des représentations favorables : les mêmes arguments que je mets en avant pour défendre la pratique d’un langage inclusif en publicité.

Ok, mais quand on est une marque, on ne peut pas signaler son engagement pour toutes les causes ? Et si je fais de l’inclusif en utilisant le point médian, finalement je ne représente pas tant que ça les personnes non-binaires ? Alors on fait quoi ?

Inclusif ne veut pas dire exhaustif

C’est la deuxième raison pour laquelle la campagne de Passage du désir m’intéresse : la représentation visuelle des couples mis en scène témoigne d’une volonté manifeste de diversité. On y voit un couple de lesbiennes dont une femme racisée, deux couples hétérosexuels, dont un qui semble dans la vingtaine et un autre plutôt dans la soixantaine (et ici, je parle bien de ce que je perçois de l’expression de genre des personnes, je vous réfère à The genderbread person ci-dessus pour saisir la nuance).

Dans ces affiches, on a donc plusieurs dimensions visibles de l’identité : genre, race, orientation sexuelle. On ne voit pas de handicap. La seule personne racisée est noire. L’expression de genre des personnes est assez binaire.

Aurait-il fallu essayer de représenter ces aspects visibles pour cocher une case supplémentaire ? Pas nécessairement, car si la diversité des représentations n’est qu’un exercice de case à cocher, on passe à côté du sens profond de la démarche pour n’être que dans une manifestation forcée des attentes des consommateurs et consommatrices (le fameux virtue signalling) qui sont 70% à penser que la diversité dans la publicité est importante mais également 67% à penser que les marquent représentent des personnes diverses pour surfer sur des tendances ou être politiquement correctes, selon le baromètre Kantar Inclusion & Diversité dans les campagnes publicitaires françaises.

C’est une des peurs récurrentes de la part des publicitaires qui ont envie de mieux représenter la diversité des personnes mais craignent de ne pas pouvoir représenter tout le monde, et de s’en voir critiqué·es parce qu’il manque une personne noire, handicapée ou un couple homosexuel. Cette peur se fonde sur ce qu’on peut assimiler à une croyance limitante (c’est-a-dire une idée qu’on se fait sur soi-même, dont on s’est convaincu et qui nous freine dans nos actions) : si on ne fait pas preuve d’exhaustivité dans la représentation de la diversité, alors on échoue et la critique sera féroce (la fameuse peur du backlash ou retour de bâton).

Or cette croyance passe à mon sens à côté de deux facteurs déterminants :

l’orchestration de la publicité dans une campagne plus large c’est-à-dire le fait qu’une campagne publicitaire compte rarement une seule image ou vidéo mais souvent plusieurs, diffusées sur des canaux différents, qui sont autant d’occurrences possibles pour montrer des personnes différentes (ce que fait Passage du désir avec ces 3 visuels, souvent affichés côte-à-côte dans le métro).

la construction des valeurs de la marque sur un temps long, au-delà de la publicité : assumer qu’une campagne n’est pas exhaustive est d’autant plus facile qu’en tant que marque on se sent solide – et je ne dis pas irréprochable, simplement solide – et authentique dans ses engagements, que ce soit dans la publicité mais aussi dans la diversité des équipes, les prises de paroles institutionnelles ou encore les modes de recrutement.

En d’autres termes, ne pas être exhaustif dans une campagne n’empêche pas d’être dans une démarche authentique d’inclusion en tant que marque. Et c’est sur le temps longs et plusieurs campagnes consécutives qu’il faut juger de la diversité des personnes mises en avant.

Du love au care marketing

Si pendant longtemps, le marketing n’a juré que par le Graal de devenir une love brand (une marque qui veut être aimée inconditionnellement, dont la cible est plutôt constituée de fans que de client·es ), les besoins exprimés par les internautes nous indiquent qu’on recherche de plus en plus des care brands, c’est-à-dire des marques qui font attention à nous et qui nous sommes pour prendre soin de nous. C’est très observable dans le domaine de la beauté, lui aussi très intime.
En tant que consommatrice, je préfère de loin la promesse du soin à celle de l’amour venant d’une marque, car je la trouve plus alignée avec le rapport fondamentalement marchand que nous entretenons et qu’elle rentre en résonance avec la thématique du care exploré par les mouvements féministes depuis plusieurs années. Pour moi, une marque qui utilise un langage inclusif est d’une certaine façon dans le soin, car l’attention qu’elle témoigne à la question du genre des mots de sa communication contribue à réparer ce que l’usage permanent du masculin dit générique renforce : l’invisibilisation des femmes. Et si les marques peuvent contribuer à ce travail de réparation entamé par les féministes, même si les intentions ne sont pas nécessairement politiques, je prends, car j’y vois un progrès. Et j’ai envie de prendre comme des marques d’amour ce marketing des marques de l’amour.

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Est-ce que ce monde est sérieux ? Pourquoi dire et ne pas dire

La publicité aussi a besoin de relectures sensibles

Souvent, en début d’année, je cherche un mot qui va me donner un cap pour les 12 mois à venir. L’année dernière, c’était step change, passer à l’étape supérieure. Ce que je n’ai pas mal réussi en quittant une boîte où j’étais depuis 10 ans pour me lancer dans la formation en communication inclusive et le coaching. En contribuant à un livre. En passant à la télé. Et d’autres petites choses.
Pour 2024, un mot trotte dans ma tête depuis quelques mois : sensibilité. Je ne sais pas encore très bien comment il peut devenir un mot d’ordre mais j’ai envie de l’explorer. Notamment depuis que j’ai découvert qu’une traduction française qui circule pour l’expression sensitivity readers est celle de démineur éditorial. J’en ai perdu mon anglais.

Quand la sensibilité fait l’actualité

Depuis quelques années, on parle en France des sensitivity readers, des personnes chargées de relire des œuvres avant parution (souvent des romans mais aussi de la littérature jeunesse) avec un prisme inclusif, c’est-à-dire en repérant la présence de stéréotypes ou de formulations imprécises qui pourraient avoir pour conséquence de blesser certaines personnes.
En France, les médias se sont emparés du sujet à la rentrée littéraire de septembre 2023 quand l’auteur canadien Kevin Lambert a été nominé au Goncourt pour son roman Que notre joie demeure, ouvrage qui a fait l’objet, à sa demande, d’une relecture sensible. Il n’a finalement pas gagné ce prix mais a contribué à créer un cycle médiatique autour de ces (re)lectures sensibles : on parle d’un phénomène venu des Etats-Unis qui questionne la liberté d’expression des auteurs et autrices et évoque une censure au nom de la protection de la sensibilité des “minorités” (je dirais des groupes minorisés, ça serait déjà plus précis).

Les opinions se forment et le fantasme naît, dans le droit sillon de la polarisation des opinions sur les sujets qui font l’actualité sociétale des dernières années : la cancel culture, l’appropriation culturelle ou l’écriture inclusive. D’un côté un discours qui tend à dénoncer une censure de la pensée et une hypersensibilité des personnes discriminées, de l’autre la dénonciation d’une posture considérée comme réactionnaire et défendue par des personnes privilégiées.

Spoiler alert : c’est évidemment plus complexe que ça.
Comme toujours, ce qu’il manque au “débat” est la nuance et le regard critique, c’est-à-dire la capacité à examiner le sujet dans ses aspects constructifs et problématiques pour former son jugement.

A la place, on a une caricature, une parodie, comme dans le roman de Tania de Montaigne, Sensibilités, paru en septembre 2023, le deuxième élément à nourrir ce cycle médiatique. Présenté comme une fable ou une satire, ce roman raconte l’histoire d’une lectrice sensible dans une maison d’édition cotée en bourse qui s’appelle Feel Good, à l’affût du moindre dérapage potentiel qui pourrait avoir un impact sur la sensibilité du lectorat et la valeur de l’action. Tania de Montaigne explique que des éléments de son roman sont inspirés de son expérience personnelle et je ne doute pas de l’authenticité des situations qu’elle a pu vivre (elle parle notamment d’un renommage d’ouvrage qui finit vidé de son sens de manière totalement absurde).
Ce qui me chagrine dans ce récit est qu’il présente les sensitivity readers de manière très manichéenne et ne témoigne pas d’une once de regard critique sur ce métier. A dépeindre ce personnage comme une femme finalement bête, l’autrice manque de soulever les interrogations et besoins légitimes de reconnaissance et d’inclusion à l’origine même de l’émergence de ce métier. Vous me direz que c’est le propre d’une satire de “s’attaque(r) à quelque chose, à quelqu’un, en s’en moquant”. Mais est-il pertinent de se moquer de quelque chose en accentuant des traits qui sont injustement attribués, voire faux ? Est-il responsable de donner à son expérience individuelle une telle résonance en la généralisant à tout un métier dont l’objectif est avant tout de faire progresser la société vers des représentations plus justes ?

Les amalgames de la colère

Déminage ou conseil

La manière dont on choisit de traduire sensitivity reader en français en dit long sur sa posture : d’un côté des traductions comme démineur éditorial, lecteur censeur ou contrôleur en sensibilité (toujours au masculin, d’ailleurs) présentent une version où la relecture sert à enlever quelque chose (on retire une mine pour qu’elle n’explose pas, on censure des mots pour qu’ils ne blessent pas et éviter les polémiques) là où parler de lecteur ou lectrice sensible ou en sensibilité (je mettrais personnellement sensibilités au pluriel) met l’accent sur la qualité qu’on cherche à donner à un ouvrage. Julie Michel-Gielen, qui fait de la relecture sensible en littérature jeunesse et avec qui j’ai échangé il y a quelques jours, me disait d’ailleurs qu’elle n’aimait pas beaucoup l’utilisation du mot sensible pour désigner cette activité car elle sait l’amalgame qui est fait entre sensibilité (l’aptitude à réagir à son environnement), susceptibilité (se sentir blessé·e dans son amour-propre, c’est-à-dire le sentiment qu’on a de sa propre valeur, de sa dignité, et qui pousse à agir pour mériter l’estime d’autrui) et sur-réaction (“on ne peut plus rien dire”), dans une perspective souvent sexiste (“ces femmes qui ne savent pas contrôler leurs émotions”). Et ce n’est pas la seule à chercher des alternatives : Chloé Savoie-Bernard, poétesse d’origine québécoise et haïtienne, qui a relu le roman de Kevin Lambert, est présentée comme “consultante éditoriale”.

Censure ou amélioration

Dans un article où Kevin Lambert explique sa démarche, il donne un exemple très concret qui démontre bien en quoi la relecture sensible est une forme de conseil et non de censure.

 Je dis simplement que les réactionnaires établissent un raccourci entre lecture sensible et censure, qui est selon moi faux. Mon expérience le démontre : le point de vue de Chloé m’a permis d’amplifier mon personnage, de l’enrichir, d’explorer des zones que je ne m’autorisais pas moi-même à explorer. C’est presque l’inverse d’une censure. Cela m’a aussi permis d’éviter des maladresses. Par exemple, à un moment j’écrivais que le personnage rougissait, mais Pierre-Moïse est noir : il ne peut pas vraiment rougir. C’est l’exemple d’une erreur bête qu’un blanc peut faire, simplement parce qu’il n’y a pas pensé : je suis bien content de ne pas l’avoir laissée dans le livre.

Kevin Lambert répond à Nicolas Mathieu : “La lecture sensible, c’est presque l’inverse d’une censure”, dans Télérama

La relecture sensible, “c’est essayer d’entendre ce qu’on écrit d’une autre oreille” : je vous encourage à écouter cette courte chronique de Christine Angot sur la relecture sensible où elle partage en 3 minutes une vision que je trouve très juste sur cette pratique.

Pour eux [les auteurs qui dénoncent les sensitivity readers, ndlr], c’est l’agent d’un contrôle social sur l’écriture.

Et ils utilisent le mot anglais pour faire « menace étrangère ».

C’est marrant. Parce que, en revanche, quand il est question de faire relire à des membres de la famille qui pourraient être « heurtés » dans leur sensibilité, un roman où ils risqueraient de se reconnaître sous les traits d’un personnage… alors là, tout le monde trouve ça délicat et formidable, humain, respectueux de la vie privée, et de la famille au sens strict. Et celui qui ne le fait pas a vite fait de passer à leurs yeux pour un monstre froid.

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Faire relire un manuscrit, ce n’est pas se soumettre à un contrôle. C’est essayer d’entendre ce qu’on a écrit d’une autre oreille. La littérature se fait dans un temps donné, contemporain, parcouru par tout un réseau de sensibilités, les siennes, celles des autres, l’air, et les mots du temps. On ne peut pas écrire si on ne ressent pas tout ça, en même temps.

Christine Angot, La langue n’est pas un bien personnel, chronique sur France Inter

Le principe d’une relecture est de fournir à l’auteur ou l’autrice des pistes d’amélioration de son œuvre. Comme une éditrice qui relit l’ouvrage d’un auteur pour signaler des faiblesses dans la structure narrative ; comme un fact-checker qui va pointer du doigt les imprécisions d’une situation quand l’ouvrage s’apparente à un travail journalistique avec l’objectif de dépeindre avec réalisme une situation ou une personne ; comme un secrétaire de rédaction qui va retravailler une formulation pour la rendre plus compréhensible ; comme une avocate qui va s’assurer que les propos du livre ne peuvent pas être considérés comme diffamatoires ou contraires à la loi. Une lecture sensible cherche à aider l’auteur ou l’autrice à prendre conscience des stéréotypes et de la portée potentielle de ce qu’il ou elle a écrit.

Il faut bien comprendre que dans son intention la relecture sensible est une invitation, pas une injonction : Julie explique que quand elle relit un manuscrit, elle fournit un document qui détaille à l’autrice (car pour le moment, seules des femmes font appel à ses services) tout ce qu’elle a repéré d’imprécis ou stéréotypé dans son ouvrage avec un préambule systématique précisant que ce ne sont que des recommandations dont l’autrice fera ce qu’elle souhaite.

Evidemment, la relecture sensible n’est pas une pratique uniforme : c’est un métier récent (qui apparait aux Etats-Unis vers 2018), exercé par des personnes souvent concernées elles-mêmes par une forme de discrimination, souvent militantes, pour lequel il n’existe pas (à ma connaissance) de filière de formation ni de code de déontologie. Et comme dans toute profession, il y a des personnes qui l’exercent plus ou moins bien, avec plus ou moins de bienveillance ou de dirigisme.
S’il est difficile d’avoir une vision exhaustive des gens qui pratiquent ce métier, ma conversation avec Julie, qui fait partie d’un groupe d’une soixantaine de lecteurs et lectrices sensibles en France, m’a confirmé que leur profil est plus proche de celui de personnes engagées, travaillant sur demande d’une autrice ou d’un auteur, dans une posture de conseil bienveillant et d’amélioration éditoriale, que celui d’une femme blanche privilégiée obsédée par le cours de l’action de sa maison d’édition, comme la dépeint Tania de Montaigne.

Relecture ou révisionnisme

Le langage inclusif et la relecture sensible ont aussi en commun le procès en révisionnisme. Quand on accuse celles et ceux qui préfèrent l’utilisation de la formulation inclusive “droits humains” à celle de “droits de l’homme” de vouloir renommer la déclaration de 1789 (ce que personne ne demande), les relectures sensibles sont accusées de conduire à la réécriture de textes historiques, comme les fameux exemples cités à l’envi de la mise à jour de la traduction française du livre Les 10 Petits Nègres d’Agatha Christie devenu Et ils étaient 10 (le titre original est And then they were none) ou les livres de Roald Dahl expurgés de certains termes jugés offensants. Si à l’origine de ces démarches on retrouve bien la même idée de l’adaptation aux sensibilités contemporaines dont parle Christine Angot, les sensivity readers qui exercent aujourd’hui se concentrent sur les nouveaux ouvrages, pas les anciens. L’objectif est de donner aux auteurs et autrices tous les éléments de contexte pour prévenir la perpétuation de stéréotypes délétères et les représentations imprécises, pas de réparer les stéréotypes du passé.

Est-ce que cela veut dire qu’il ne faut pas essayer de les réparer ? Je ne le crois pas : le mot clé dans ce cas est celui du contexte. Je ne peux pas expurger la bibliothèque de mes enfants de livres contenant des stéréotypes mais je peux les accompagner dans la lecture, en discuter avec eux, leur donner les éléments de contexte pour qu’ils comprennent ce qui est problématique. Je peux les aider à prendre conscience des stéréotypes présents afin qu’ils soient capables de les repérer eux-mêmes par la suite. En d’autres termes, développer leur esprit critique. Je trouve ça plus efficace et pérenne que de simplement effacer les traces de discriminations.

C’est pourquoi je trouve intéressante la démarche de Disney qui a déplacé certains contenus de son catalogue destinés aux enfants dans la section adulte de sa plateforme de streaming avec un encart placé au début du film qui explique qu’il date d’une époque où les représentations étaient racistes ou sexistes. Donner une grille de lecture plutôt qu’empêcher la lecture.

Encore faut-il avoir, en tant que parent, conscience des stéréotypes et arriver à les repérer : et ce n’est pas facile quand on a intériorisé le sexisme, le racisme, la grossophobie et j’en passe depuis son enfance. La contextualisation des ouvrages du passé avec ce type d’encart sert de pointeur pour encourager à l’examen critique des œuvres.

Capture d'écran du site Disneyplus où il est écrit : "Ce programme comprend des représentations datées et/ou un traitement négatif des personnes ou des cultures. Ces stéréotypes étaient déplacés à l'époque et le sont encore aujourd'hui. Plutôt que supprimer ce contenu, nous tenons à reconnaître son ingfluence néfaste afin de ne pas répéter les mêmes erreurs, d'engager le dialogue et de bâtir un avenir plus inclusif, tous ensemble.
Disney s'engage à créer des histoires sur des thèmes inspirants et ambitieux qui reflètent la formidable diversité de la richesse culturelle et humaine à travers le monde."

Manifeste pour une publicité sensible

En y réfléchissant, ce que je fais avec re·wor·l·ding et dans ma newsletter, c’est une forme de lecture sensible. Je suis lectrice sensible en publicité. Ma sensibilité, celle qui fait ma personnalité mais aussi celle que j’ai développée en m’éduquant sur les discriminations qui blessent les sensibilités des autres, est un signal que j’utilise pour repérer, analyser, déconstruire. Le problème est qu’aujourd’hui, je l’exerce a posteriori, ce qui n’est pas le principe : il faudrait relire les publicités avant qu’elles soient diffusées.

Et franchement, je crois que c’est ce dont la publicité a besoin : il ne s’agit pas de devenir directrice artistique à la place des DA, ni de censurer les agences de pub, mais de contribuer à conscientiser les mécanismes discriminatoires et les représentations stéréotypées qui pullulent dans la pub. Parce que les gens de la pub sont pétris de stéréotypes. Comme nous le sommes tous et toutes.

Et la pub a une responsabilité : même si un Goncourt se vend en moyenne à 400 000 exemplaires, cela reste une exposition très faible au vu de la population française. Alors que la publicité touche presque tout le monde, tous les jours, tout le temps, sur tous les supports. En ce sens, elle a un pouvoir encore plus grand que la littérature à transformer les imaginaires : et elle peut décider de l’utiliser pour perpétuer des stéréotypes ou les déconstruire.

Dans son livre, Tania de Montaigne, comme beaucoup de détracteurs et détractrices de la lecture sensible, y voit un nouvel avatar du capitalisme : on ne veut pas offenser les gens mais segmenter le marché littéraire afin que chaque groupe, minorisé ou pas, trouve des livres qui le représente bien et achète plus. Je crois que cette analyse est erronée car le monde de l’édition n’a pas attendu les lectures sensibles pour user de segmentations marketing et qu’il me semble que les livres polémiques se vendent mieux que les autres.
Instrumentaliser la sensibilité des personnes minorisées pour dénoncer la société de consommation, c’est un peu l’hôpital qui se fout de la charité pour qui s’est intéressé au lien entre capitalisme, oppression et domination.

Si je voulais être cynique, j’utiliserais cet argument pour convaincre le monde publicitaire, qui cherche à faire vendre des produits et des services, que c’est précisément ce dont il a besoin.
Sans cynisme, on peut considérer que renverser le pouvoir de la publicité et la mettre au service de la déconstruction des stéréotypes nés des logiques d’oppression, c’est jouer à l’arroseur arrosé.

Personnellement, je préfère l’option 2. Et 2024 sera donc pour moi l’année où la publicité deviendra sensible.

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Est-ce que ce monde est sérieux ?

J’ai testé le langage inclusif avec mes enfants

A l’approche de Noël, les magasins, magazines, PLV (publicités sur le lieu de vente), spots TV et autres bannières sur le web se recouvrent de pubs pour des jouets, et plus généralement pour des cadeaux que vous aurez (ou non) envie d’offrir à vos proches. L’intensification commerciale s’accompagne d’une intensification publicitaire et des clichés genrés autour des “idées cadeaux”. Je vous recommande vivement de suivre Pépite Sexiste sur le web pour des exemples plus ou moins grossiers d’utilisation des tactiques de ce qui appelé le lazy marketing ou marketing fainéant : celui qui sexualise les femmes (pour vendre du carrelage) ou qui tire sur les grosses ficelles des stéréotypes pour vendre des poupées aux filles et des camions aux garçons (et oui, en 2023, il y en a encore beaucoup des comme ça).

Jouets et jeux : beaucoup de stéréotypes, quelques bonnes surprises

Qu’on soit parent ou qu’on ait des enfants dans son entourage, s’extirper des stéréotypes de genre liés aux jeux et jouets est loin d’être évident : d’abord parce qu’il faut en avoir conscience, mais également parce que les enfants sont des êtres qui se socialisent aussi en dehors du foyer familial et que l’éducation sans stéréotypes de genre que vous essayez peut-être de transmettre à vos enfants est en concurrence permanente avec l’école, les copains et les copines, les grands-parents s’il y en a, et j’en passe. En plus, il n’est pas toujours évident (et oserais-je dire souhaitable) de refuser de faire plaisir à un enfant qui veut absolument ce jouet que nous on déteste parce qu’il est terriblement cliché (“tu es sûre, Annie, que tu veux un fer à repasser pour Noël, vraiment ?”) et/ou dans un autre genre, pas du tout durable (“Sami, le garage tout en plastique qui va se casser en 3 minutes, est-ce vraiment si cool que ça ?”).

Et parfois on a des bonnes surprises, comme Andor Junior, un jeu de société collaboratif de Inka et Markus Brand où l’on doit sauver des louveteaux avant que le dragon n’atteigne le château. Dans ce jeu, on peut incarner 4 personnages : chacun a une carte et un pion qui le représente à deux faces, avec la version féminine ou masculine qu’on choisit comme on veut. Sur la boîte, une utilisation intelligente de l’alternance masculin/féminin fait exister la mixité des personnages sans lourdeur ni point médian dans le visuel et dans le texte :

Dans le jeu coopératif Andor Junior, vous incarnez une Magicienne, un Guerrier, une Archère ou un Nain. Chaque partie vous réserve de nouveaux défis à affronter ensemble.

Andor Junior

Certes, toute la règle du jeu n’est pas écrite en inclusif mais il est fait une mention explicite de la valeur générique du masculin qui a le mérite de signaler qu’on y a pensé :

Sur chaque fiche, un côté représente un héros et de l’autre une héroïne. Ces variantes ont les mêmes caractéristiques. Choisissez celle qui vous plaît le plus et prenez le pion correspondant. Quand il est question de “héros” dans le texte, cela vaut aussi pour l’héroïne et inversement.

Visuel de la boîte du jeu Andor Junior où l'on voit une magicienne, un chevalier, une archère et un nain

Franchement, c’est réjouissant, innovant et ça ne semble pas terriblement compliqué à mettre en œuvre.

J’ai une autre idée cadeau pour vous aujourd’hui, celui que je fais à mes enfants depuis plusieurs années, qui déconstruit les stéréotypes sans me coûter un centime : le langage inclusif.

J’ai testé le langage inclusif avec mes enfants. Vous ne devinerez jamais ce que j’ai appris.

J’ai trois garçons de 4 ans (moyenne section de maternelle), 7 ans (CE1) et 10 ans (CM2). Evidemment, ce sont les plus beaux de la terre, et les plus intelligents, mais là n’est pas la question.
J’ai commencé à m’intéresser au langage inclusif et à le pratiquer au début de l’année 2021. Je parle et j’écris en inclusif tout le temps (allez, 99% du temps), y compris en famille.
Cela signifie que mon fils le plus jeune a depuis ses 18 mois, au moment où lui-même a acquis la parole, toujours été exposé à un langage inclusif de ma part ; mon fils cadet à partir de ses 5 ans, c’est-à-dire avant l’apprentissage de l’orthographe et de la grammaire ; mon fils aîné alors qu’il avait déjà bien entamé l’apprentissage du français.

En presque 3 ans de pratique à la maison, j’ai observé 3 choses importantes.

Mimétisme et représentations

D’abord, un effet de mimétisme, plus important à mesure que l’enfant a été exposé jeune au langage inclusif. Je le notais déjà dès les 3 premiers mois de ma pratique dans ce récapitulatif de mes premiers enseignements.

Mais le phénomène de mimétisme le plus flagrant s’est produit sur mon fils cadet qui a presque 5 ans (en moyenne section de maternelle). Evidemment, nous parlons beaucoup d’égalité femmes-hommes à la maison, d’autant plus que j’ai 3 garçons. Ils ont déjà entendu maintes fois parler de patriarcat, de sexisme et les histoires que nous lisons (que je ne choisis pas toujours) sont souvent le support d’exercices de déconstruction (les princesses mariées par leur père, it’s not ok). La semaine dernière, mon conjoint lisait justement l’histoire du soir qui commençait par “Chers lecteurs”, et mon fils de l’interrompre et de dire “et chères lectrices” ! 3 jours plus tard, discussion TopChef où je parle des candidats, et lui de me reprendre et ajouter “et des candidates”. Evidemment je fonds d’amour dans ces moments, mais surtout je réalise à quel point parler aux enfants de manière inclusive contribue à créer ces automatismes de représentations dans leurs jeunes cerveaux. Et c’est tellement encourageant !

Ce qui est intéressant dans le mimétisme, ce n’est pas tant l’automatisme de répétition de ce que dit maman car il n’est pas synonyme d’esprit critique. En revanche, l’automatisme provoque une représentation mixte car dire “les passagers et les passagères” fait exister à travers les mots de l’enfant l’image d’un avion où il y a des hommes et des femmes, langage et représentations étant intimement liées (et c’est la science qui le dit, je me répète souvent sur ce point, mais il est crucial de le rappeler). Déconstruire les stéréotypes de genre, notamment dans les métiers, passe nécessairement par la création d’une représentation mixte des personnes qui l’exercent, et l’emploi d’un langage inclusif y contribue. Pourquoi se priver de commencer jeune, avec un outil simple, accessible, naturel pour l’enfant comme l’est le langage inclusif ?

Conversations et déconstruction

Ce mimétisme observé est loin d’être systématique et il serait malhonnête intellectuellement de laisser penser que mes enfants s’expriment en inclusif tout le temps ou même la majorité du temps. En revanche, en tant que parent, j’utilise souvent le prétexte du langage pour lancer des conversations ou plus simplement poser un constat.

Comme on va reprendre un enfant qui fait une erreur de conjugaison ou d’accord (ce qui est par ailleurs un calvaire souvent injustifié, j’y reviendrai plus bas), je reprends mon fils qui parle de “l’homme préhistorique” pour suggérer de dire humain à la place. Ou je ponctue une liste de métiers dite tout au masculin de quelques féminins. Ou encore je fais des modifications de texte au moment de la lecture et je rajoute un “ou la joueuse” quand je lis la règle d’un jeu de société sempiternellement écrite pour “les joueurs” alors que moi aussi je vais jouer avec eux. Et surtout, j’explique pourquoi.

Je ne sais pas si le message imprime toujours, mais c’est une façon de très concrètement parler de mes valeurs à mes enfants tout en abordant des sujets qui peuvent les intéresser comme la science (comment fonctionne le cerveau et le lien entre les mots et le monde) ou l’histoire (savais-tu que les mots autrice et chevaleresse existaient déjà au Moyen Âge ?), mais aussi des différences et des points communs entre les filles, les garçons et tous les enfants qui ne s’identifient pas à une de ces cases. Bref, le langage, c’est une porte ouverte sur tout le reste, très concrète et vivante, à la frontière de l’éducation civique, sexuelle et des matières apprises à l’école.

Résistance et normalisation

Je me souviens que j’avais été très en colère quand j’avais vu que le livre d’histoire de mon fils aîné parlait, comme malheureusement souvent, de l’homme préhistorique. J’ai expliqué, en reprenant les travaux d’Eliane Viennot, pourquoi cette formulation est problématique, surtout quand elle est dans un livre scolaire où les visuels ne représentent que quelques femmes, toujours dévolues au même rôle de la cueillette et du soin des enfants. On sait aujourd’hui (grâce notamment aux travaux d’historiennes comme Marylène Patou-Mathis) que la réalité de la préhistoire est bien moins stéréotypée que cela, pourtant les manuels scolaires, pas toujours mis à jour, sont encore bloqués sur cette vision. Je me réjouissais d’ailleurs d’acheter le livre Nos mondes perdus de Marion Montaigne à mes enfants après avoir vu cette pub dans le métro… pour découvrir en librairie que le 4e de couverture parlait bien des hommes et non pas des humains. Dommage (ça ne m’empêchera pas non plus d’acheter ce livre parce que je sais qu’il fera plaisir à mes enfants).

Le langage inclusif à l’école est un sujet très sensible : Jean-Michel Blanquer a interdit l’écriture inclusive aux fonctionnaires de l’éducation nationale (enfin il a interdit le point médian). La valeur dite générique du français continue à être enseignée, que les enseignant·es emploient ou non la formulation “le masculin l’emporte sur le féminin”, ce que des centaines d’entre eux et elles avaient déjà refusé en 2017 quand le débat sur l’écriture inclusive a débuté en France, après que quelques points médians ont fait leur apparition dans un manuel scolaire, justement.

La réalité, c’est qu’aujourd’hui, parmi les maîtres et les maîtresses de mes enfants, j’entends parler en inclusif en sortie scolaire (“Les enfants, on attend le ou la guide qui va arriver” devant la maison de Victor Hugo) ou écrire en inclusif dans le carnet de correspondance (“pour nos jeunes lecteurs et lectrices”). Car même un ministre ne peut pas interdire les doublets, l’énumération du masculin et du féminin. C’est chouette et encourageant.

En revanche, l’école est un rouleau compresseur de normalisation : quand on dit quelque chose à l’école, c’est que c’est vrai. Et même si les petites filles sont dépitées d’entendre que “1000 chiens et 1 femme” s’accordera au masculin, on le fait. Mon fils ainé me l’a encore confirmé quand je lui demandé quelle avait été la réaction quand la règle du “masculin qui l’emporte(rait)” a été enseignée par sa maitresse : rien n’a changé depuis cette vidéo des archives de l’INA.
C’est donc sans surprise avec mon fils ainé que la sauce prend le moins car le discours que je lui tiens rentre en opposition frontale avec ce que sa maîtresse lui a enseigné, ce sur quoi il est attendu en classe et ce qui est écrit dans ses livres. C’est de là que vient la résistance.

Le langage inclusif, c’est le cadeau de l’esprit critique

Au final, même si mes enfants n’ont pas une pratique systématique du langage inclusif, je continuerai à en avoir une avec eux comme avec tout le monde. Parce que je crois en sa capacité à changer nos représentations et aussi parce que je sais que c’est un puissant moteur pour cultiver son esprit critique par les conversations qu’il provoque : remettre en question une norme établie (et si le masculin ne l’emportait pas finalement ?), avoir plusieurs sources d’information (et si mon manuel n’était pas la seule et unique version de la préhistoire ?), savoir questionner les figures d’autorité pour se faire son propre avis (et si ma maîtresse de CP ne savait pas tout ?), voilà autant d’outils qui me semblent utiles à des enfants pour les préparer à leur futur.

Avec mon fils le plus jeune, j’ai découvert le film “Ernest et Célestine : le voyage en Charabie”, un très joli dessin animé où on découvre un pays où la musique a été interdite par les juges qui décident de tout de manière arbitraire sur le principe répété à l’envi : “C’est comme ça et pas autrement”. C’est ridicule dans le dessin animé mais tellement symptomatique de la manière dont l’éducation du français est donnée aujourd’hui : sans perspective historique sur l’évolution de la langue, par l’apprentissage par coeur de règles souvent illogiques, et une pression de dingue sur l’acquisition d’une orthographe parfaite.

Et là aussi, il y a matière à déconstruire : je vous encourage vivement à lire le court tract des Linguistes atterréEs, Le français va très bien, merci ! qui, avec une approche scientifique, explique très bien que l’échec scolaire ne prend pas tant sa source chez des enfants qui seraient perdus dans les réseaux sociaux que dans une langue française complètement illogique, complexifiée à l’excès, et sanctuarisée par des institutions qui cultivent une peur irrationnelle sur une prétendue dégradation de la langue qui n’est pourtant pas en train de se produire. Ce même groupe préconise d’ailleurs une simplification de l’orthographe et une réforme de l’enseignement du français à l’école pour arrêter de perdre des heures à apprendre par coeur des règles d’accord du participe passé au profit, par exemple, de cours d’histoire de la langue.

Une réforme qui enchanterait Wilfrid Lupano, auteur, et Mayana Itoïz, illustratrice de la génialissime BD Le Lou en slip et le mystère du P silencieux (pour enfants et adultes) qui suit les aventures du Lou en slip et de Grumo, un oiseau qui veut trouver le motiste qui invente des mots à l’orthographe incompréhensible pour lui faire sa fête. Un livre très drôle (comme toute cette série de BD dont je recommande aussi Le lou en slip n’en fiche pas une, une réflexion hilarante sur le sens du travail dans un monde capitaliste dans une histoire à lire dès 6 ans) et pédagogique dont le seul défaut est de ne pas traiter du français inclusif. Je lui pardonne.


“Mais attends, on ne peut pas encourager nos enfants à faire des fautes ? J’ai pas envie de recevoir un mauvais bulletin parce que ma fille a décidé d’accorder “1000 chiens et 1 femme” au féminin !”
Certes, il y a une partie du cadeau du langage inclusif qui peut être empoisonnée par le système dans lequel nous vivons et qui s’accorde encore très largement au masculin. Qu’on encourage un langage inclusif ou qu’on questionne la nécessité d’accorder le participe passé avec l’auxiliaire avoir quand le COD est placé avant le verbe, on peut mettre les enfants dans une forme d’injonction paradoxale : j’écoute mon parent ou j’écoute la maîtresse ?
Mais là, on peut enseigner autre chose : l’agilité. La prise en considération du contexte. La mesure du risque. L’alignement avec ses valeurs. Le lâcher-prise aussi. Le “c’est ok de ne pas toujours tout faire parfaitement”. Le “fais-toi confiance”. Le “fais ce qui te semble juste”.

Et le jour où l’un de mes fils sera sanctionné pour l’utilisation d’un français inclusif, je serai là pour le défendre. Et je serai fière.

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Est-ce que ce monde est sérieux ? Pourquoi dire et ne pas dire

Pourquoi je ne dis pas : les experts, ou le boy’s club des figures d’autorité

J’ai développé différentes expertises dans ma carrière : la nouvelle scène musicale française au début des années 2000, le monde du luxe vers 2010 et aujourd’hui le langage inclusif. Pour moi, être experte d’un sujet a toujours été important. J’aime occuper la posture de celle qui sait mais aussi de celle qui transmet, savoir et transmission étant pour moi les deux facettes intimement liées de la position d’experte. Et puis quand on est une femme experte (pléonasme assumé, vous allez voir pourquoi par la suite), on comprend rapidement que les mécaniques sexistes et misogynes du monde dans lequel nous vivons comptent double pour celles qui non seulement veulent prendre la parole, mais en plus incarner une figure d’autorité dans un champ de compétences données. Et c’est pourquoi je trouve franchement agaçante cette pub vue dans le métro il y a quelques jours.

Le boy’s club de l’expertise

C’est une campagne pour un service qui met en relation des entreprises et “des consultants ou managers de transition indépendants”, je cite. On y lit le slogan : “Voici l’expert des experts pour trouver des experts”.


Cette campagne a un deuxième volet où on lit : “Les meilleurs consultants indépendants à portée de main” à côté d’une image de femme. On note que sa tenue est emblématique de ce qui est considéré comme un vestiaire typiquement masculin (chemise blanche, veste de costume, couleurs sombres). On comprend qu’on peut faire confiance à cette femme : ses rides témoignent de son expérience, son vestiaire de son sérieux corporate, et son ordinateur de ses compétences (d’ailleurs elle est notée 5 étoiles).

Ce qui est évidemment agaçant dans cette campagne est l’utilisation du masculin dit générique pour parler des experts et des expertes (puisqu’il y en a, on le voit sur la deuxième affiche). Comme on sait (les sources scientifiques, c’est pas ici) que dire le masculin dans la langue convoque des représentations plutôt masculines dans la tête, parler uniquement des experts invisibilise les femmes et contribue à renforcer des stéréotypes de genre sur des métiers et des fonctions (l’expertise, c’est un truc de mecs).
Ce qui est terriblement frustrant ici, c’est que ce masculin dit générique est doublement pénalisant quand on parle d’une position assimilée à une figure d’autorité et plus largement des positions prestigieuses et puissantes dont les femmes ont été écartées (et continuent de l’être). Si le mot “autrice” (et ses copines philosophesse, libraresse, jugesse…) a été progressivement gommé de l’usage par des politiques linguistiques sexistes (je vous renvoie aux travaux d‘Eliane Viennot pour tout savoir de l’histoire de la masculinisation de la langue française), c’est que les hommes de l’Académie Française ne voyaient pas d’un bon oeil qu’une femme exerce ce métier de prestige et d’influence. Nommer les femmes qui écrivent “autrices” fait partie de ce processus de démasculinisation de la langue et des esprits. De même, dire le féminin “expertes” participe de la déconstruction des stéréotypes de genre associés aux fonctions et métiers prestigieux que les hommes se sont longtemps arrogés.

Alors évidemment, je comprends ce qu’on cherche à dire dans cette pub et la construction du slogan n’est pas inintéressante : mais comme je l’écrivais il y a quelques semaines, le slogan ou l’accroche ont une force spécifique et il serait vraiment utile que les entreprises commencent à penser le genre des mots des slogans. Ici, le fait de marteler le mot “expert” 3 fois au masculin enfonce encore plus le clou du genre du mot. Honnêtement, ce slogan me fait l’effet d’un boy’s club de l’expertise. Et on aurait pu faire autrement pour rendre cela plus mixte, en formulant différemment : “Notre expertise : trouver celle dont vous avez besoin”. Le point médian se prête bien au mot expert·e même si le répéter 3 fois alourdirait trop le slogan. Cela étant dit, on aurait pu en mettre au moins un : “Voici l’expert des experts pour trouver des expert·es”, qui aurait signalé qu’on y a pensé. Et dans l’affiche avec la manager de transition, on aurait pu assumer de tout mettre au féminin et incarner le message : “Florence, une des nos meilleures consultantes indépendantes à portée de clic” (je n’aime pas beaucoup qu’une personne, a fortiori une femme, soit “à portée de main”).

Mentor, mot épicène

Quelques jours après avoir vu cette pub, j’ai atterri sur le site Mentorshow, un genre de Masterclass à la française qui propose des conseils de mentors pour trouver “des réponses à ses problèmes en 15 minutes par jour”. Ne vous méprenez-pas, je ne trouve pas le concept idiot et mon ton n’est pas sarcastique. Je trouve plutôt super d’avoir accès (sur abonnement) à des contenus de savoir, d’expertise et de développement personnel à travers des vidéos qu’on peut regarder quand on veut et à son rythme. Ce qui me choque, c’est l’uniformité du profil des mentors. Des hommes. Blancs. Aux tempes grisonnantes (ce qui n’est pas un problème un soi mais trahit une forme de confusion entre l’expertise et l’expérience, c’est-à-dire l’idée que l’expertise – et la capacité de conseil qu’on y associe – est uniquement une forme de sagesse de l’âge qui exclut les moins de 30 ans).

Quelle que soit la rubrique qu’on parcourt (à part écriture, cuisine et couture, évidemment), les mentors qu’on voit sont tous des hommes : sur 41 mentors j’ai compté 5 femmes. Et 5 hommes racisés. On est très loin de la diversité flagrante des profils quand on navigue sur le site du concurrent états-unien Masterclass.
Pourtant le mot “mentor”, qui vient du nom grec du précepteur de Télémaque, est épicène, c’est-à-dire qu’il ne change pas au masculin ou au féminin (sauf par son déterminant). Mais dans notre imaginaire le mot mentor est tellement associé au masculin que parfois on se force à le décliner différemment pour les femmes, comme le fait l’association Social Builder. Sur son site, on parle de “mentor·e” dans une forme d’hypercorrection inclusive, totalement inutile dans la théorie (puisque mentor peut désigner aussi bien un homme qu’une femme) mais nécessaire dans la pratique (pour forcer la convocation d’une représentation de mentor femme).

Prendre sa place ou prendre sa part

Nous avons besoin de diversité dans les profils de toutes les figures d’autorité (qu’on les appelle expert·e, mentor, leader) qui s’expriment publiquement sur tous les sujets pour nourrir un débat sain de perspectives hétérogènes. Cela veut dire continuer à financer des initiatives comme le site de référencement Expertes.fr ou l’annuaire des talents du numérique de Diversidays. Pour rappel, aujourd’hui en France les femmes n’ont que 36% du temps de parole dans l’audiovisuel français.

Nous avons besoin que les personnes concernées soient les premières à pouvoir s’exprimer sur les sujets qui les touchent pour éviter que le débat ne soit approprié par des personnes sans doute sachantes mais qui ne réalisent pas toujours les conséquences concrètes de ce qu’elles préconisent (et éviter de se retrouver avec un plateau télé où 7 hommes discutent entre eux des sujets d’actualité, y compris de la ménopause).

Nous avons besoin de sortir du paradigme du syndrome de l’imposture qui voudrait que les femmes, et plus largement les personnes minorisées, n’osent pas prendre la parole car elles manquent de confiance en elles. Ce manque de confiance est une réalité mais combattre ce syndrome à coups de programmes pour “booster sa confiance en soi” ne peut pas suffire car c’est traiter le symptôme, pas la cause : le problème, ce ne sont pas tant les femmes (même si individuellement certaines sont très certainement introverties de nature) mais le système dans lequel elles vivent qui ne leur donne pas la parole (coucou le boy’s club des médias), les représente de manière stéréotypée, voire pas du tout (coucou “l’expert des experts pour trouver des experts”) et ne leur présente pas assez de modèles de figures d’autorité (celles qu’on nomme souvent role models) qui pourraient les aider à se projeter comme experte ou leader (coucou Mentorshow).

Evidemment, les médias ont une responsabilité critique dans la féminisation, et plus largement la diversification, des expertises. Mais si vous aussi, vous êtes expert·e dans votre domaine, que vous avez l’habitude que des journalistes vous appellent ou que vous participez fréquemment à des tables rondes, interrogez-vous : et si vous laissiez votre place à quelqu’un qu’on entend moins ? A quelqu’un qui a moins d’expérience mais autant voire plus d’expertise ? A quelqu’un qui est directement concerné·e par le sujet ?

L’enjeu de la diversification des expertises n’est pas seulement le problème des personnes dominées qui doivent faire plus d’effort pour prendre leur place. Comme le dit Wilfried Lignier, auteur de La société est en nous, comment la société engendre les individus, au micro de Etre et savoir sur France Culture, ça devrait aussi être le problème des dominants, ici les hommes, qui devraient plutôt apprendre dès leur plus jeune âge à prendre leur part. C’est-à-dire prendre conscience des dynamiques de prises de parole dans un groupe pour occuper une part de l’espace de parole qui soit équitable, pas nécessairement égale. Et parfois, à l’image de Jake Peralta, un des personnages principaux de la génialissime série Brooklyn Nine-Nine, ça veut dire savoir quand écouter et se taire.

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Est-ce que ce monde est sérieux ?

“Et toi, tu connais ton poids en grossophobie ?”

Je réfléchis beaucoup aux notions de priorités et de décence ces jours-ci. En ce moment, l’actualité autour du sujet qui me mobilise, de nouveau sous le feu des projecteurs depuis que le Sénat a adopté une proposition de loi pour interdire l’écriture inclusive, me confronte à un paradoxe intérieur : j’ai envie de défendre ce sujet bec et ongles, mais est-ce vraiment la priorité alors que le monde vit dans le chaos ? Est-il décent d’aller saisir chaque opportunité de faire de la pédagogie quand les bombes tombent ? Est-il hypocrite de me poser ces questions maintenant alors que l’humanité n’a pas attendu l’actualité récente pour vivre dans la violence et dans la haine ? Faut-il, au fond, hiérarchiser les luttes ?

Rester dans l’action, influencer, élargir les horizons

Dans ces cas-là, pour ne pas sombrer dans la paralysie et l’anxiété, je me rappelle l’existence d’un outil mis au point par Steven Corvey, le cercle d’influence, qui répartit nos sources d’inquiétude en 3 cercles concentriques pour nous aider à passer à l’action sur ce qui compte vraiment : le plus grand cercle, qui englobe tous les autres, est celui des préoccupations (concern), c’est-à-dire tout ce qui nous inquiète ; le second est celui de l’influence où les personnes proactives vont se concentrer et influencer le cours des évènements en fonction de leurs capacités et leur position ; le troisième est le cercle du contrôle, celui des sujets sur lesquels on a une maîtrise directe des évènements. Ce cercle est différent pour chaque personne en fonction de sa situation personnelle, de son réseau, de son pouvoir d’agir aussi.

En ce moment, je sais qu’il y a un sujet sur lequel je peux avoir une influence et je l’exerce : je peux contribuer au débat sur l’écriture inclusive (que je préfère appeler langage inclusif, d’ailleurs) en apportant des éléments de compréhension pour que chacun et chacune puisse se faire un avis éclairé. Je l’ai fait en créant une vidéo pédagogique sur Instagram, en partageant ma vision du pouvoir du langage dans la culture d’entreprise dans le podcast Inclusivement vôtre de Laura Driancourt ou Les Alignées de Charline Moreau, en signant aux côtés de 130 autres féministes une tribune parue dans Le Monde initiée par Eliane Viennot et Typhaine D, en même en allant sur CNews participer à un “débat”.

Pour moi, agir dans ma zone d’influence est une manière d’avoir un impact immédiat mais aussi de continuer à élargir les horizons de réflexion pour le futur. Cette proposition de loi sur l’interdiction de l’écriture inclusive est la 9e depuis 2019, et certainement pas la dernière. Elle mobilise des arguments calqués sur la rhétorique réactionnaire décrite par Albert O. Hirschman et nous enferme dans une vision typographique et genrée du langage inclusif : on ne parle que de point médian et, parfois, d’égalité femmes-hommes. Alors que pour moi, le langage inclusif, c’est bien plus que ça.

En France, et plus généralement, dans les pays qui ont une langue grammaticalement genrée comme l’espagnol, l’allemand ou l’italien, on pense souvent le langage inclusif par le seul prisme du genre (et d’ailleurs dans une perspective très binaire femmes-hommes). Inspirée par les pratiques états-uniennes qui parlent de langage inclusif et précis, j’élargis ma conception du langage inclusif pour analyser tous les termes qui désignent des personnes, les expressions et les messages qui véhiculent des stéréotypes et renforcent les discriminations. Si on prend un exemple très concret, défaire le discours grossophobe dans la publicité est pour moi une des facettes d’une communication inclusive. La dernière campagne de Nos Gestes Climat est un bel exemple, si l’on peut dire, de décryptage utile pour continuer à élargir notre réflexion sur les mots qui nous entourent, qu’ils fassent l’actualité ou non.

Quand écologie rime avec grossophobie

Quand j’ai vu cette campagne pour la première fois, en 4 par 3 dans le métro à Paris, je suis restée en arrêt, littéralement. On y voit une femme, regardant son téléphone, faisant une mine effarée, bouche ouverte, avec le texte “Et vous, connaissez-vous votre poids ?”.

“Oh my god, je pèse 10 tonnes”

Cette affiche, qui s’inscrit dans une campagne plus large comportant au moins 5 visuels tous sur le même modèle (avec des femmes et des hommes, c’est au moins mixte), émane de Nos Gestes Climat, un calculateur d’empreinte carbone développé par l’Agence de la transition écologique (ADEME) et beta.gouv.fr, en partenariat avec l’Association Bilan Carbone (ABC). Son objectif est de nous encourager à calculer notre empreinte carbone individuelle (exprimée en tonnes de CO2) pour prendre conscience de notre impact sur l’environnement et identifier des moyens de le réduire.

“Par pitié, faites que je ne sois pas gros”

Mon but n’est pas ici de discuter de l’intérêt d’un tel outil ni de la pertinence de l’objectif de la campagne. Ce qui me frappe dans cette campagne est qu’elle joue intégralement sur un ressort grossophobe : la stigmatisation du poids.

La grossophobie se définit, d’après Daria Marx et Eva Perez-Bello du collectif Gras Politique, autrices de “Gros” n’est pas un gros mot, comme “l’ensemble des attitudes hostiles et discriminantes à l’égard des personnes en surpoids”. C’est par exemple : les jugements incessants sur l’alimentation des personnes grosses, la croyance que le poids peut toujours être contrôlé si on en a la volonté, la discrimination à l’embauche, la taille des sièges dans les lieux publics, la quasi absence d’offre vestimentaire au-dessus d’une certaine taille…

Le terme est apparu en 1996, lancé par Anne Zamberlan, autrice de Coup de gueule contre la grossophobie, et a gagné en reconnaissance médiatique à partir de 2017 avec le livre On ne naît pas grosse de Gabrielle Deydier. Rentré seulement en 2019 dans le dictionnaire Le Robert et en 2023 au Larousse, ce terme est certes plus fréquemment rencontré aujourd’hui mais reste bien moins recherché sur Google que le sexisme ou l’homophobie et ces recherches n’augmentent pas dans le temps, signe que l’intérêt ne décolle pas vraiment.

Si la grossophobie est la discrimination des personnes grosses, elle est le produit d’un ensemble d’injonctions sur le corps (et particulièrement ce qu’on appelait la “dictature de la minceur” dans les années 90/2000) qui concernent toutes les personnes, et plus particulièrement toutes les femmes.

“On va donc régler ça tout de suite : tout le monde est grossophobe. C’est notre valeur par défaut. Ça aussi, on y reviendra. Ça fait mal à lire, mais c’est vrai, et le plus vite vous l’accepterez, plus vite vous pourrez commencer à déconstruire la grossophobie dont vous faites inévitablement preuve, que vous soyez gros, mince ou entre les deux”

Corps rebelle, réflexions sur la grossophobie, Gabrielle Lisa Collard

Mon amie Anaïs, brocanteuse, journaliste et mannequin grande taille, me racontait qu’une cliente était entrée dans sa boutique en commençant par annoncer que de toute façon elle était “trop grosse” pour ces vêtements et devaient commencer par perdre du poids. Elle faisait un 38, tout au plus. Comme l’écrit Mona Chollet, dans Beauté Fatale, Les nouveaux visages d’une aliénation féminine, cette femme comme toutes les femmes, est victime de “l’omniprésence de modèles inatteignables” et est “enfermée dans la haine d’elle-même”. Il faut donc bien voir l’injonction à la minceur et la stigmatisation de la grosseur comme les deux facettes de la même médaille grossophobe.

Différencier honte et culpabilité

Vous allez me dire : “Mais on ne parle pas de poids en kg de masse corporelle mais de CO2, voyons !”
Certes, mais que voit-on sur l’affiche qui permet de contextualiser ? Comme me le faisait remarquer Anaïs, rien dans le champ de l’image (à part peut-être les arbres, mais bon) ne permet de créer une corrélation avec la thématique écologique (on n’est pas dans un avion ou une voiture, devant un local poubelle ou dans un supermarché). Je ne dis pas qu’on ne peut pas transmettre un message sur l’écologie sans montrer une image de déchet, mais je dis en revanche que si un enfant passe devant cette affiche, lit “Et vous, connaissez-vous votre poids ?” et voit le visage horrifié des gens qui découvrent le leur, je ne sais pas comment il ou elle peut faire le lien avec autre chose que le poids de son corps, et faire une corrélation autre que gros poids = honte.

Je trouve donc cette campagne mauvaise pour deux raisons : la première est évidemment qu’elle contribue à renforcer un stéréotype grossophobe en stigmatisant le poids ; la deuxième est qu’elle entretient une confusion entres les sentiments de honte et de culpabilité de manière nuisible.

Shame is a focus on self, guilt is a focus on behaviour (la honte se concentre sur soi, la culpabilité sur nos actions)

Brené Brown, Listening to shame (Ted Talk)


La culpabilité peut être un moteur efficace en communication pour faire passer les gens à l’action car elle repose sur les émotions négatives que l’on ressent quand on a fait quelque chose de mal qu’on veut réparer (en changeant pour une marque “plus écolo”, par exemple). Mais ici, je vois plutôt de la honte sur les visages parce qu’en renvoyant l’image de personnes qui sont choquées par leur poids individuel, on se focalise sur l’expérience personnelle vécue par un individu, sur son être, pas sur ses actions. En ce sens, on transmet de la honte plus que de la culpabilité. Certes, un petit texte dit “Ensemble réduisons notre empreinte carbone” pour introduire la notion d’effort collectif et faire le lien avec l’environnement, mais l’espace occupé par ce message me paraît bien petit pour lui donner la force suffisante pour contrebalancer les autres messages envoyés par l’image et le slogan.

Et même si c’est de la culpabilité qu’on veut faire passer et qui est perçue par les personnes qui voient l’affiche, le message implicite est que baisser son poids en carbone est possible car c’est juste une question de volonté. Et on retombe sur la stigmatisation grossophobe : les personnes grosses le sont parce qu’elles n’ont pas la volonté d’être autrement. Et comme Anaïs me le disait aussi : pour le poids comme pour l’environnement, la volonté a ses limites. On ne contrôle pas les 110 facteurs qui interviennent dans la grosseur comme on n’est pas toujours dans une position sociale ou économique qui nous permet de faire les choix de transport, alimentaires ou vestimentaires les plus écologiques. La responsabilité est renvoyée à l’individu sans prendre en considération les enjeux systémiques qui nous dépassent, qui sont dans notre cercle de préoccupations, mais pas nécessairement d’influence et encore moins de contrôle.

Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas agir à une échelle individuelle pour réduire notre empreinte carbone, évidemment. Mais j’encourage Nos Gestes Climat et toutes les personnes qui travaillent sur les questions environnementales à s’intéresser à l’écoféminisme : c’est un mouvement féministe qui comporte lui-même de nombreuses familles mais dont la racine commune est de chercher à articuler la question du genre avec celle de l’écologie, en analysant les “similitudes et causes communes entre les systèmes de domination et d’oppression des femmes par les hommes et les systèmes de surexploitation de la nature par les humains”.
Inciter les humains à repenser leur rapport à la nature en mobilisant une mécanique éculée de domination des femmes, pour moi, ça n’a aucun sens.