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Est-ce que ce monde est sérieux ?

Marketing et marques d’amour : une histoire qui s’écrit en inclusif

Un des secteurs les plus avant-gardistes dans l’utilisation du langage inclusif en publicité est certainement celui de l’amour. Je parle par exemple des applications de rencontre ou des entreprises qui vendent des produits ou des services en lien avec les relations amoureuses ou sexuelles. En ce moment, dans le métro parisien, on peut par exemple voir une campagne de publicité pour Passage du désir, le “N°1 lovestore en France” qui met en avant 3 couples aux profils très différents pour promouvoir les petits cadeaux qui font le grand amour pour la Saint Valentin. L’occasion de revenir sur deux idées qui traversent la question de l’usage du français inclusif en publicité : la théorie du signalement et la distinction entre inclusif et exhaustif.

Parler d’amour, c’est penser le genre (des mots)

La première chose qui a attiré mon attention dans cette campagne est le slogan de la marque “Boutique de cadeaux pour les grand·e·s” qui est écrit en inclusif (avec deux points médians là où un aurait suffi, mais ne chipotons pas), ce qui est suffisamment rare pour être remarqué. Comme je le partageais déjà il y a quelques mois en analysant le slogan de Danone “Champions à tous les âges de la vie”, le genre des mots des slogans est la plupart du temps impensé en publicité.

Publicité pour la marque Passage du désir où l'on voit deux femmes s'embrasser, avec le slogan "Love unlimited"


Il est assez naturel que la question du genre des mots soit plus présente dans la communication d’entreprises comme Tinder ou Passage du désir car elles sont bâties sur une segmentation des audiences où la question du genre, au sens large, est déterminante.
Quand je parle de genre ici, je parle à la fois d’identité de genre (est-ce que m’identifie comme un homme, une femme, une personne non-binaire), mais aussi d’orientation sexuelle (suis-je attirée par les hommes, les femmes, les deux, aucun des deux) qui sont deux choses tout à fait distinctes mais également cruciales pour ces marques qui peuvent avoir une communication différenciée en fonction de là où chaque consommateur ou consommatrice se situe.
Si la distinction entre identité de genre et orientation sexuelle est floue pour vous, c’est ok , The genderbread person est l’image qu’il vous faut pour tout comprendre en un clin d’oeil.

The Genderbread person : une illustration d'un personnage inspiré de bonhomme en pain d'épice qui définit l'identité de genre (dans son cerveau), l'expression de genre (ce à quoi il ressemble), l'orientation sexuelle (dans son coeur) et le sexe biologique (entre ses jambes).



Réfléchir à la question du genre du langage dans sa communication, a fortiori quand on est une marque qui parle d’amour et de sexualité, c’est reconnaître l’importance de la diversité des expériences des personnes dans leur rapport à leur propre genre ou à celui des personnes qu’elles fréquentent. C’est contribuer à visibiliser ces expériences dans l’espace public. C’est signaler concrètement qu’on les considère comme valides.

Vous me direz certainement qu’on n’a pas besoin que des marques valident notre histoire d’amour ou qui nous sommes et c’est parfaitement vrai. En revanche, le pouvoir d’exposition des marques est tel, leur capacité à créer des imaginaires si puissante, que leur attention au genre des personnes et des mots dans l’espace public à travers la publicité contribue fortement à rendre cette réalité visible mais aussi de plus en plus banale, ordinaire. Et cela rend sur le long terme plus facile la vie des personnes qui ont une expérience du genre considérée comme hors-norme (c’est-à-dire en dehors de la norme hétérosexuelle).

Utiliser le néopronom “iel” dans des posts sur Instagram, comme le fait parfois Tinder, ou promouvoir les “culottes menstruelles pour tous.tes” (et non seulement pour toutes, afin d’inclure les hommes trans qui ont leur règle), comme le fait Moodz, c’est pour moi une manière très concrète à la fois d’inclure activement toutes les personnes concernées et de rendre visible ces expériences au plus grand nombre.

Signaler le genre : vertu ou récupération ?

Peut-être penserez-vous qu’il s’agit d’une forme d’activisme commercial destiné à rester dans l’air du temps sans réel engagement, en alignant sa communication avec le vécu et les attentes de sa cible ? C’est ce qu’on appelle le virtue signalling ou vertue ostentatoire et c’est une des mécaniques du diversity washing, ou du feminism washing. Je ne nierai certainement pas que ça existe mais pour le confirmer, il faut analyser attentivement la congruence (c’est-à-dire l’alignement) entre les pratiques de communication d’une entreprise (par exemple, utiliser l’écriture inclusive), ses valeurs (promouvoir ou non l’égalité de genre de manière explicite) et les actions qu’elle met en oeuvre concrètement en tant qu’organisation (qu’elle les communique en externe ou pas) : l’essai Féminisme Washing, quand les entreprises récupèrent la cause des femmes de Léa Lejeune offre une démonstration des incohérences entre les pratiques et la com des entreprises qui se déclarent défenseuses de l’égalité de genre.

Moi je pense qu’à l’heure où le sexisme ne recule plus, où les suicides d’ados trans se multiplient, où le Président de la République lui-même incarne le backlash sur #meetoo ou le droit à disposer de son corps, il n’est ni sans risque ni sans impact pour une marque de se positionner sur ce sujet (souvenez-vous du boycott de Gillette après leur campagne qui visait à déconstruire notre vision d’une masculinité toxique). Je dirais même que c’est de sa responsabilité quand elle se positionne sur le marché de l’intime, car selon une idée chère aux féministes l’intime est politique, c’est-à-dire que nous ne pouvons pas échapper même dans notre sphère privée et dans notre corps aux différentes oppressions du système patriarcale. Et le monde économique, le marché capitaliste dans lequel opère la publicité, fait partie intégrante des dynamiques politiques au sens large qui définissent la manière dont nous vivons notre intimité.

Si on revient au sujet du langage inclusif, ce que je trouve particulièrement intéressant, notamment avec ses formes les plus remarquables (dans le sens de visible) comme le point médian, c’est que ce sont des outils simples et concrets pour signaler qu’on a pensé à la question du genre. Quand je travaillais chez Google, on m’avait expliqué ainsi la théorie du signalement (signalling theory) qui démontre l’impact des signaux qu’on envoie à notre environnement : “si une personne te croise dans les couloirs du bureau, elle ne sait pas forcément qui tu es et si tu une alliée des personnes homosexuelles. Si tu as collé sur ton ordinateur l’autocollant de Pride@Google (la communauté des personnes LGBTQIA+ de Google et leurs allié·es) ou que ton badge est suspendu par une lanière arc-en-ciel (symbole LGBT), alors tu signales concrètement que tu es concernée ou alliée. Et cette personne comprendra sans que tu ais besoin de le dire qu’elle peut être à l’aise de parler de son ou sa partenaire de vie, quel que soit son genre”.

C’est simple, efficace, puissant, gratuit. Cela ne suffit pas à éliminer les discriminations, ça ne déconstruit pas tout le système, mais ça crée les conditions d’un échange plus sécurisant et ça suscite des représentations favorables : les mêmes arguments que je mets en avant pour défendre la pratique d’un langage inclusif en publicité.

Ok, mais quand on est une marque, on ne peut pas signaler son engagement pour toutes les causes ? Et si je fais de l’inclusif en utilisant le point médian, finalement je ne représente pas tant que ça les personnes non-binaires ? Alors on fait quoi ?

Inclusif ne veut pas dire exhaustif

C’est la deuxième raison pour laquelle la campagne de Passage du désir m’intéresse : la représentation visuelle des couples mis en scène témoigne d’une volonté manifeste de diversité. On y voit un couple de lesbiennes dont une femme racisée, deux couples hétérosexuels, dont un qui semble dans la vingtaine et un autre plutôt dans la soixantaine (et ici, je parle bien de ce que je perçois de l’expression de genre des personnes, je vous réfère à The genderbread person ci-dessus pour saisir la nuance).

Dans ces affiches, on a donc plusieurs dimensions visibles de l’identité : genre, race, orientation sexuelle. On ne voit pas de handicap. La seule personne racisée est noire. L’expression de genre des personnes est assez binaire.

Aurait-il fallu essayer de représenter ces aspects visibles pour cocher une case supplémentaire ? Pas nécessairement, car si la diversité des représentations n’est qu’un exercice de case à cocher, on passe à côté du sens profond de la démarche pour n’être que dans une manifestation forcée des attentes des consommateurs et consommatrices (le fameux virtue signalling) qui sont 70% à penser que la diversité dans la publicité est importante mais également 67% à penser que les marquent représentent des personnes diverses pour surfer sur des tendances ou être politiquement correctes, selon le baromètre Kantar Inclusion & Diversité dans les campagnes publicitaires françaises.

C’est une des peurs récurrentes de la part des publicitaires qui ont envie de mieux représenter la diversité des personnes mais craignent de ne pas pouvoir représenter tout le monde, et de s’en voir critiqué·es parce qu’il manque une personne noire, handicapée ou un couple homosexuel. Cette peur se fonde sur ce qu’on peut assimiler à une croyance limitante (c’est-a-dire une idée qu’on se fait sur soi-même, dont on s’est convaincu et qui nous freine dans nos actions) : si on ne fait pas preuve d’exhaustivité dans la représentation de la diversité, alors on échoue et la critique sera féroce (la fameuse peur du backlash ou retour de bâton).

Or cette croyance passe à mon sens à côté de deux facteurs déterminants :

l’orchestration de la publicité dans une campagne plus large c’est-à-dire le fait qu’une campagne publicitaire compte rarement une seule image ou vidéo mais souvent plusieurs, diffusées sur des canaux différents, qui sont autant d’occurrences possibles pour montrer des personnes différentes (ce que fait Passage du désir avec ces 3 visuels, souvent affichés côte-à-côte dans le métro).

la construction des valeurs de la marque sur un temps long, au-delà de la publicité : assumer qu’une campagne n’est pas exhaustive est d’autant plus facile qu’en tant que marque on se sent solide – et je ne dis pas irréprochable, simplement solide – et authentique dans ses engagements, que ce soit dans la publicité mais aussi dans la diversité des équipes, les prises de paroles institutionnelles ou encore les modes de recrutement.

En d’autres termes, ne pas être exhaustif dans une campagne n’empêche pas d’être dans une démarche authentique d’inclusion en tant que marque. Et c’est sur le temps longs et plusieurs campagnes consécutives qu’il faut juger de la diversité des personnes mises en avant.

Du love au care marketing

Si pendant longtemps, le marketing n’a juré que par le Graal de devenir une love brand (une marque qui veut être aimée inconditionnellement, dont la cible est plutôt constituée de fans que de client·es ), les besoins exprimés par les internautes nous indiquent qu’on recherche de plus en plus des care brands, c’est-à-dire des marques qui font attention à nous et qui nous sommes pour prendre soin de nous. C’est très observable dans le domaine de la beauté, lui aussi très intime.
En tant que consommatrice, je préfère de loin la promesse du soin à celle de l’amour venant d’une marque, car je la trouve plus alignée avec le rapport fondamentalement marchand que nous entretenons et qu’elle rentre en résonance avec la thématique du care exploré par les mouvements féministes depuis plusieurs années. Pour moi, une marque qui utilise un langage inclusif est d’une certaine façon dans le soin, car l’attention qu’elle témoigne à la question du genre des mots de sa communication contribue à réparer ce que l’usage permanent du masculin dit générique renforce : l’invisibilisation des femmes. Et si les marques peuvent contribuer à ce travail de réparation entamé par les féministes, même si les intentions ne sont pas nécessairement politiques, je prends, car j’y vois un progrès. Et j’ai envie de prendre comme des marques d’amour ce marketing des marques de l’amour.