Catégories
Le langage inclusif pour les nul·les Pourquoi dire et ne pas dire

Les mots du handicap, cas d’école du langage inclusif

Hier, je suis allée à Inclusiv’Day, le salon des entreprises engagées pour l’inclusion et les innovations sociales. J’y ai été invitée pour répondre à la question « Comment la communication peut-elle rendre la société plus inclusive ? ». Cela a été l’occasion de rappeler que ma définition du langage inclusif n’est pas centrée uniquement autour de la notion d’égalité de genre (rendre visibles les femmes dans la langue en la démasculinisant) mais qu’elle s’étend à l’attention qu’on porte à tous les mots qui désignent les personnes, a fortiori quand elles font partie de groupes discriminées. Trouver les bons mots pour parler de handicap, c’est aussi ça le langage inclusif.
En me baladant dans les allés du salon, en écoutant les conférences, en observant les stands des associations, entreprises et institutions qui œuvrent au quotidien pour l’inclusion des personnes handicapées, j’ai réalisé que le vocabulaire du handicap offrait une illustration parfaite des 3 principes critiques dans la pratique d’un langage inclusif.

La précision, meilleure alliée de l’inclusion

Dans le champ de la DEI (diversité, équité, inclusion), et surtout dans le monde anglo-saxon, on parle souvent de langage précis (precise language) en complément du langage inclusif. L’idée ici est que la première étape pour choisir des mots qui incluent les personnes discriminées est de choisir des mots qui reflètent précisément la réalité de leur discrimination.

“Par exemple, alors que le terme de “minorité” est toujours utilisé aux Etats-Unis comme une manière de décrire une personne non blanche, beaucoup de personnes ne l’apprécient pas ; et dans certains cas, c’est factuellement faux. En remplaçant “minorité” par un terme plus précis comme “historiquement sous-représenté”, vos mots sont plus justes et empouvoirant (empowering) pour les personnes de votre entreprise qui s’identifient comme en faisant partie.”

“Striving for a more inclusive workplace? Start by examining your language”, Thinkwithgoogle.com

Quand on parle de handicap, la question de la précision est cruciale : parce que le handicap peut être visible ou invisible, parce que le handicap peut être physique ou mental, parce que le handicap peut être plus ou moins lourd, permanent, intermittent ou évolutif, parce que notre connaissance des pathologies qui causent les handicaps évoluent et que la perception sociale des handicaps aussi.
Par exemple, il y a des différences factuelles entre une personne aveugle et une personne malvoyante, entre une personne sourde et malentendante. Dire d’une personne qu’elle est malvoyante plutôt qu’aveugle peut nous donner l’impression (surtout si on est soi-même voyant·e) d’être plus politiquement correct, d’utiliser un langage adouci plus pudique quand en réalité il ne reflète simplement pas la réalité de cette personne.

Comme je le partageais dans ma déconstruction du mot noir, la question n’est pas pour les personnes valides de trouver la formulation qui les fait se sentir plus à l’aise mais de s’éduquer pour apprendre quel est le mot qui décrit le mieux la réalité du handicap dont on parle, au moment où on en parle.

Et les mots évoluent vite : comme pour les identités de genre dont le vocabulaire est très dynamique, les avancées scientifiques et médicales sur les handicaps nous poussent régulièrement à revoir la manière de les nommer : c’est ainsi qu’aujourd’hui on ne parle plus tant d’autisme mais plutôt de troubles du spectre autistique (pour refléter la variété des formes que peut prendre l’autisme).

Je sais que ce n’est pas facile : moi-même qui suis sensibilisée à cette question sans être concernée personnellement, je sais les limites de ma connaissance. Et il est possible que dans les lignes qui précèdent j’ai écrit des mots imprécis. En revanche, je sais que quand je parle de handicap, je dois faire preuve d’une attention supplémentaire (et au fond, c’est ça le langage inclusif, porter une attention particulière aux mots qu’on emploie). Cette attention ne va pas m’empêcher de faire des erreurs mais va me pousser à faire deux choses : m’éduquer sur les handicaps pour choisir les mots les plus précis possibles et mettre en œuvre le deuxième principe critique du langage inclusif, interroger les personnes concernées.

Les mots justes sont ceux des personnes concernées

Dites-vous « personne handicapée » ou « personne en situation de handicap » ? Cette question n’est pas si simple qu’il n’y paraît car il n’y a pas de bonne réponse à y apporter. La meilleure formulation est celle qui conviendra à la personne concernée par le handicap.

Dans le podcast La Série Documentaire : Handicap, la hiérarchie des vies, une femme exprime sa préférence pour l’expression personne handicapée à celle de personne en situation de handicap, car pour elle le handicap est une oppression de la société validiste dans laquelle nous vivons : elle est handicapée par la société qui ne lui est pas accessible et ne fait que peu d’effort pour le devenir, car le fait d’être valide (sans handicap) est perçu comme la norme à laquelle les personnes handicapées doivent s’adapter (je reprends ce paragraphe d’un article que j’ai consacré à l’emploi de la forme passive en langage inclusif).

Il existe une distinction conceptuelle utile pour mieux saisir la complexité de cette question : on distingue le langage centré sur l’identité (identity-first language) et le langage centré sur la personne (person-first language ou people-first language).

Le langage centré sur la personne souligne la personne avant le handicap, par exemple « personne aveugle » ou « personnes avec des lésions de la moelle épinière ». Le langage centré sur l’identité place le handicap en premier dans la description, par exemple « handicapé » ou « autiste ». Le langage centré sur l’identité et le langage centré sur la personne sont aussi acceptables l’un que l’autre et dépendent des préférences personnelles des personnes concernées.

Site de EARN, The Employer Assistance and Resource Network on Disability Inclusion

Dans le langage centré sur la personne, le handicap va être une dimension supplémentaire de son identité, quelque chose qui s’ajoute à ce que la personne est déjà (on dit d’ailleurs beaucoup plus souvent dans les entreprises états-uniennes comme Google people with a disability, personne avec un handicap, que disabled people, personne handicapée). Cela se traduit aussi en français par l’utilisation de la combinaison « personne + adjectif » (comme « les personne aveugles ») préférée à l’adjectif substantivé (utilisé comme nom) comme « les aveugles ».

Ce qui est important ici c’est que le choix du mot dépend entièrement de la manière dont la personne vit et définit son handicap. Et comme cela relève de l’expérience individuelle, la seule manière de savoir pour une personne donnée le bon mot à utiliser est de lui poser la question.
Mon expérience m’a démontré qu’il est beaucoup moins pénible pour la personne concernée par le handicap comme la personne valide de poser de manière sincère et factuelle la question (comme pour les pronoms dans le cas de l’identité de genre) que de tourner autour du pot, faire des erreurs, se sentir mal à l’aise. Par exemple, vous pouvez demander : « J’aimerais utiliser le terme le plus approprié pour toi quand il s’agit de ton handicap : comment préfères-tu que j’en parle ? »
Peut-être ressentirez-vous de la gêne, mais vous démontrerez aussi du care (dans le sens d’attention) et il y a fort à parier que la personne en face de vous appréciera votre intérêt sincère et votre désir de bien faire plus qu’elle ne trouvera votre question intrusive (malheureusement, elle a certainement l’habitude des questions qui le sont avec moins de bienveillance).

Rendre visibles les femmes, toujours

A titre personnel, l’expression que j’ai décidée d’employer est celle de personne handicapée car c’est celle que je vois employée par les militant·es que je suis sur les réseaux sociaux, qu’elle me semble précise et aussi qu’elle est inclusive en genre. Le mot « personne » peut désigner aussi bien un homme qu’une femme ou une personne non-binaire.

Or, dans les allées du salon ou dans les discours que j’ai entendus lors des conférences, le handicap se dit encore trop souvent au masculin. Comme dans le reste de la société, le masculin dit générique est employé partout, ce n’est pas une surprise. Mais ce qui est dommage est que des personnes engagées sincèrement sur la question de l’inclusion ne prêtent pas attention à représenter dans le choix de leurs mots toutes les personnes handicapées, quel que soit leur genre. Cela prouve encore une fois que le genre des mots est un impensé de la communication, même aux endroits les plus sensibilisés à la question de l’inclusion.

J’ai pris quelques photos qui le démontrent : dans le champ du handicap comme ailleurs, les travers d’un langage non inclusif se retrouvent. Sur ces exemples, on voit bien à l’œuvre le masculin dit générique qui fait parler des « travailleurs handicapés », pas des travailleuses, des « aidants » et pas des aidantes (qui sont pourtant en grande majorité des femmes), ou la dissonance linguistique entre un texte qui promeut « une société ouverte à tous » tout en mettant en avant l’image d’une femme.

Photo prise sur le salon Inclusiv'Day où on voit 3 affiches d'associations écrites au masculin dit générique : travailleurs handicapés, café des aidants, société ouverte à tous.


J’ai une approche féministe intersectionnelle c’est-à-dire qui reconnait que les discriminations se cumulent et qu’il faut toutes les combattre. Être une femme handicapée, c’est cumuler la discrimination validiste et la discrimination sexiste.

En novembre 2022 est parue une étude de l’IFOP pour L’adapt : « Être une femme en situation de handicap, la double peine ? ». Les résultats sont sans appel et démontrent qu’on aurait pu se passer du point d’interrogation dans le titre.

Plus de charge mentale liée au travail domestique, plus de précarité économique, plus d’agressions sexuelles que les hommes bien sûr mais aussi que les femmes non handicapées. Pour contribuer à rendre visible ces discriminations, il faut dire le handicap au masculin et au féminin.

Je ne jette pas la pierre à ces associations et organisations qui pour la plupart font un travail remarquable et nécessaire pour l’inclusion des personnes handicapées.

Elles sont attentives aux mots qu’elles emploient pour parler de handicap, elles peuvent donc cultiver leur esprit critique sur le genre des mots qu’elles emploient pour parler des personnes qu’elles accompagnent, des personnes qui composent leur organisation, des personnes qui en ont le plus besoin.

Il faut que le monde du handicap s’y attèle pour éviter de rendre encore plus invisibles les femmes qu’on compte parmi les 13 millions de personnes qui en France vivent et travaillent avec un handicap, qu’il soit visible ou non, déclaré ou non, permanent ou non.

Photo d'un écran annonçant une conférence intitulée : Les invisibles : qui sont ces 13 millions de travailleurs ?"

Vous pouvez écouter mon intervention au salon Inclusiv’Day sur le site de l’évènement.

Catégories
Pourquoi dire et ne pas dire

Pourquoi je ne dis pas : blacklister, ou la charge raciale des métaphores

Il y a deux ans, j’ai partagé mon parcours de déconstruction personnelle sur mon rapport au mot noir dans l’article Pourquoi je dis : un·e collègue noir·e.

A l’occasion de la Journée internationale pour l’élimination de la discrimination raciale le 21 mars, je m’intéresse aux mots et expressions qui, sans qu’on s’en rende forcément compte, portent une charge raciale comme les mots blacklister/whitelister

Blacklister / whitelister : quand les mots du quotidien portent une charge raciale

Si la question du tabou autour du mot noir est par essence très francophone, prendre une perspective plus internationale sur la question du langage inclusif nous invite aussi à nous interroger sur d’autres mots du vocabulaire courant.

C’est le cas du binôme de mots blacklister et whitelister (mettre sur une liste noire ou une liste blanche) qui sont tous les deux de plus en plus souvent abandonnés, notamment aux Etats-Unis où de nombreuses entreprises ont décidé d’interdire leur usage.

Ce qui est reproché à ces mots très souvent utilisés dans le développement informatique (de même que le binôme de mots master/slave ou maître/esclave quand on désigne des relations de tables dans une bases de données par exemple), c’est de dater de l’époque coloniale et d’être intrinsèquement liés à l’époque de l’esclavage.

Par extension, les utiliser aujourd’hui contribue à perpétuer la dichotomie noir = à interdire et blanc = à autoriser, dans une tradition ségrégationniste. Dans le contexte états-unien, cette interprétation me semble tout à fait pertinente et je comprends pourquoi Google, Cisco, Apple et j’en passe ont décidé d’utiliser un langage plus inclusif en choisissant d’opter à la place pour les termes équivalents blocklist / allowlist.

Au-delà de la charge raciale, j’ai d’ailleurs trouvé intéressant un autre argument en faveur de l’utilisation de blocklister / allowlister : éviter la dimension métaphorique (ici l’association d’une couleur à un statut) pour utiliser un langage explicite plus précis (ce qui est autorisé ou non).

Si un alien débarquait sur terre sans aucune référence au contexte culturel et au symbolisme du mot noir, l’alien ne comprendrait simplement pas ce qu’est une liste noire ou une liste blanche, à part à faire référence à la couleur de l’encre (mais les aliens connaissent-ils l’encre ? Je m’égare).

Cet argument du sens métaphorique m’a emmené sur un autre terrain : que faire de expressions du quotidien qui contiennent le mot noir avec une connotation péjorative, comme le mouton noir, blackbouler, travailler au noir… ?

Comment les métaphores façonnent nos imaginaires

Le mot noir a une palette de connotations symboliques très riche et je recommande vivement la lecture ou l’écoute de l’expert de l’histoire des couleurs Michel Pastoureau pour en avoir une meilleure idée.

Dans les expressions ci-dessus, le mot noir n’a en général rien à voir avec la dimension raciale mais est plutôt une référence à la noirceur de la nuit (comme dans “travailler au noir” ou “marché noir”, des pratiques illégales qui avaient plutôt lieu la nuit quand il fait sombre), à un trait physique extra-ordinaire rencontré dans la nature (comme le très rare mouton noir, devenu par extension le symbole de la différence stigmatisée) ou à des pratiques rituelles anciennes (comme les votes par boules noires ou blanches dans la Franc-Maçonnerie pour le terme blackbouler).

Si la connotation raciale n’est donc pas attestée dans ces exemples, ne contribuent-ils pas à la perpétuation d’un imaginaire dans lequel ce qui est noir doit être rejeté, et donc les personnes noires mises à l‘écart ?

J’ai échangé sur ce point avec Asli Ciyow (dont je vous recommande fortement de suivre les analyses d’affiches de cinéma par le prisme de la représentation et l’inclusion des personnes minorisées), femme qui s’identifie comme métisse et fait partie de groupes de discussion de personnes racisées dont des personnes noires. Elle me disait que depuis quelques années, il y a avait de fait des conversations sur ce sujet dans ces groupes sans qu’un consensus se dégage sur leur utilisation.

Même s’il est reconnu que l’origine de ces expressions n’a rien à voir avec la couleur de la peau (bien qu’on puisse s’interroger sur le glissement de l’expression “travail au noir”, souvent transformée en “travail au black” peut-être en raison d’un biais raciste associant illégalité et personnes noires), nombreuses sont les personnes qui ont souffert d’être traitées ou considérées comme le mouton noir ou le vilain petit canard.

Dans un contexte où les personnes noires subissent toujours des discriminations et se retrouvent de fait souvent seules dans des groupes de personnes blanches, l’expression du mouton noir voit son sens métaphorique initialement sans rapport avec la couleur de peau correspondre à une réalité statistique. Et c’est là que les lignes se floutent et que l’esprit critique est indispensable.

Je n’ai donc pas de réponse facile à apporter à la question de l’usage de ces expressions métaphoriques mais à l’avenir, je me poserai deux questions quand je les croiserai ou penserai à les employer :
– de qui parle-t-on dans le contexte du discours ?
– existe-t-il une expression plus précise pour dire la même chose ?

Ce qui est certain, c’est qu’en cette Journée internationale pour l’élimination de la discrimination raciale, il suffit de regarder dans l’espace public pour voir qu’aujourd’hui, la place des personnes noires en France est loin d’être une question résolue.

Et je vous laisserai avec ces quelques images prises dans la rue à Paris récemment. Observez et comptez le nombre de personnes noires que vous y voyez. La réponse (ne) va (pas) vous surprendre. Car dans le discours républicain dont parle Claire Levenson et les médias qui le relaie, il n’y a pas de place pour la peau noire.

Photos de 3 affiches pour RTL, le Figaro.TV et Entreprendre où on ne voit que des personnes blanches
Voilà la place des personnes noires : nulle part.
Catégories
Est-ce que ce monde est sérieux ? Pourquoi dire et ne pas dire

La publicité aussi a besoin de relectures sensibles

Souvent, en début d’année, je cherche un mot qui va me donner un cap pour les 12 mois à venir. L’année dernière, c’était step change, passer à l’étape supérieure. Ce que je n’ai pas mal réussi en quittant une boîte où j’étais depuis 10 ans pour me lancer dans la formation en communication inclusive et le coaching. En contribuant à un livre. En passant à la télé. Et d’autres petites choses.
Pour 2024, un mot trotte dans ma tête depuis quelques mois : sensibilité. Je ne sais pas encore très bien comment il peut devenir un mot d’ordre mais j’ai envie de l’explorer. Notamment depuis que j’ai découvert qu’une traduction française qui circule pour l’expression sensitivity readers est celle de démineur éditorial. J’en ai perdu mon anglais.

Quand la sensibilité fait l’actualité

Depuis quelques années, on parle en France des sensitivity readers, des personnes chargées de relire des œuvres avant parution (souvent des romans mais aussi de la littérature jeunesse) avec un prisme inclusif, c’est-à-dire en repérant la présence de stéréotypes ou de formulations imprécises qui pourraient avoir pour conséquence de blesser certaines personnes.
En France, les médias se sont emparés du sujet à la rentrée littéraire de septembre 2023 quand l’auteur canadien Kevin Lambert a été nominé au Goncourt pour son roman Que notre joie demeure, ouvrage qui a fait l’objet, à sa demande, d’une relecture sensible. Il n’a finalement pas gagné ce prix mais a contribué à créer un cycle médiatique autour de ces (re)lectures sensibles : on parle d’un phénomène venu des Etats-Unis qui questionne la liberté d’expression des auteurs et autrices et évoque une censure au nom de la protection de la sensibilité des « minorités » (je dirais des groupes minorisés, ça serait déjà plus précis).

Les opinions se forment et le fantasme naît, dans le droit sillon de la polarisation des opinions sur les sujets qui font l’actualité sociétale des dernières années : la cancel culture, l’appropriation culturelle ou l’écriture inclusive. D’un côté un discours qui tend à dénoncer une censure de la pensée et une hypersensibilité des personnes discriminées, de l’autre la dénonciation d’une posture considérée comme réactionnaire et défendue par des personnes privilégiées.

Spoiler alert : c’est évidemment plus complexe que ça.
Comme toujours, ce qu’il manque au « débat » est la nuance et le regard critique, c’est-à-dire la capacité à examiner le sujet dans ses aspects constructifs et problématiques pour former son jugement.

A la place, on a une caricature, une parodie, comme dans le roman de Tania de Montaigne, Sensibilités, paru en septembre 2023, le deuxième élément à nourrir ce cycle médiatique. Présenté comme une fable ou une satire, ce roman raconte l’histoire d’une lectrice sensible dans une maison d’édition cotée en bourse qui s’appelle Feel Good, à l’affût du moindre dérapage potentiel qui pourrait avoir un impact sur la sensibilité du lectorat et la valeur de l’action. Tania de Montaigne explique que des éléments de son roman sont inspirés de son expérience personnelle et je ne doute pas de l’authenticité des situations qu’elle a pu vivre (elle parle notamment d’un renommage d’ouvrage qui finit vidé de son sens de manière totalement absurde).
Ce qui me chagrine dans ce récit est qu’il présente les sensitivity readers de manière très manichéenne et ne témoigne pas d’une once de regard critique sur ce métier. A dépeindre ce personnage comme une femme finalement bête, l’autrice manque de soulever les interrogations et besoins légitimes de reconnaissance et d’inclusion à l’origine même de l’émergence de ce métier. Vous me direz que c’est le propre d’une satire de « s’attaque(r) à quelque chose, à quelqu’un, en s’en moquant ». Mais est-il pertinent de se moquer de quelque chose en accentuant des traits qui sont injustement attribués, voire faux ? Est-il responsable de donner à son expérience individuelle une telle résonance en la généralisant à tout un métier dont l’objectif est avant tout de faire progresser la société vers des représentations plus justes ?

Les amalgames de la colère

Déminage ou conseil

La manière dont on choisit de traduire sensitivity reader en français en dit long sur sa posture : d’un côté des traductions comme démineur éditorial, lecteur censeur ou contrôleur en sensibilité (toujours au masculin, d’ailleurs) présentent une version où la relecture sert à enlever quelque chose (on retire une mine pour qu’elle n’explose pas, on censure des mots pour qu’ils ne blessent pas et éviter les polémiques) là où parler de lecteur ou lectrice sensible ou en sensibilité (je mettrais personnellement sensibilités au pluriel) met l’accent sur la qualité qu’on cherche à donner à un ouvrage. Julie Michel-Gielen, qui fait de la relecture sensible en littérature jeunesse et avec qui j’ai échangé il y a quelques jours, me disait d’ailleurs qu’elle n’aimait pas beaucoup l’utilisation du mot sensible pour désigner cette activité car elle sait l’amalgame qui est fait entre sensibilité (l’aptitude à réagir à son environnement), susceptibilité (se sentir blessé·e dans son amour-propre, c’est-à-dire le sentiment qu’on a de sa propre valeur, de sa dignité, et qui pousse à agir pour mériter l’estime d’autrui) et sur-réaction (« on ne peut plus rien dire »), dans une perspective souvent sexiste (« ces femmes qui ne savent pas contrôler leurs émotions »). Et ce n’est pas la seule à chercher des alternatives : Chloé Savoie-Bernard, poétesse d’origine québécoise et haïtienne, qui a relu le roman de Kevin Lambert, est présentée comme “consultante éditoriale”.

Censure ou amélioration

Dans un article où Kevin Lambert explique sa démarche, il donne un exemple très concret qui démontre bien en quoi la relecture sensible est une forme de conseil et non de censure.

 Je dis simplement que les réactionnaires établissent un raccourci entre lecture sensible et censure, qui est selon moi faux. Mon expérience le démontre : le point de vue de Chloé m’a permis d’amplifier mon personnage, de l’enrichir, d’explorer des zones que je ne m’autorisais pas moi-même à explorer. C’est presque l’inverse d’une censure. Cela m’a aussi permis d’éviter des maladresses. Par exemple, à un moment j’écrivais que le personnage rougissait, mais Pierre-Moïse est noir : il ne peut pas vraiment rougir. C’est l’exemple d’une erreur bête qu’un blanc peut faire, simplement parce qu’il n’y a pas pensé : je suis bien content de ne pas l’avoir laissée dans le livre.

Kevin Lambert répond à Nicolas Mathieu : “La lecture sensible, c’est presque l’inverse d’une censure”, dans Télérama

La relecture sensible, « c’est essayer d’entendre ce qu’on écrit d’une autre oreille » : je vous encourage à écouter cette courte chronique de Christine Angot sur la relecture sensible où elle partage en 3 minutes une vision que je trouve très juste sur cette pratique.

Pour eux [les auteurs qui dénoncent les sensitivity readers, ndlr], c’est l’agent d’un contrôle social sur l’écriture.

Et ils utilisent le mot anglais pour faire « menace étrangère ».

C’est marrant. Parce que, en revanche, quand il est question de faire relire à des membres de la famille qui pourraient être « heurtés » dans leur sensibilité, un roman où ils risqueraient de se reconnaître sous les traits d’un personnage… alors là, tout le monde trouve ça délicat et formidable, humain, respectueux de la vie privée, et de la famille au sens strict. Et celui qui ne le fait pas a vite fait de passer à leurs yeux pour un monstre froid.

(•••)

Faire relire un manuscrit, ce n’est pas se soumettre à un contrôle. C’est essayer d’entendre ce qu’on a écrit d’une autre oreille. La littérature se fait dans un temps donné, contemporain, parcouru par tout un réseau de sensibilités, les siennes, celles des autres, l’air, et les mots du temps. On ne peut pas écrire si on ne ressent pas tout ça, en même temps.

Christine Angot, La langue n’est pas un bien personnel, chronique sur France Inter

Le principe d’une relecture est de fournir à l’auteur ou l’autrice des pistes d’amélioration de son œuvre. Comme une éditrice qui relit l’ouvrage d’un auteur pour signaler des faiblesses dans la structure narrative ; comme un fact-checker qui va pointer du doigt les imprécisions d’une situation quand l’ouvrage s’apparente à un travail journalistique avec l’objectif de dépeindre avec réalisme une situation ou une personne ; comme un secrétaire de rédaction qui va retravailler une formulation pour la rendre plus compréhensible ; comme une avocate qui va s’assurer que les propos du livre ne peuvent pas être considérés comme diffamatoires ou contraires à la loi. Une lecture sensible cherche à aider l’auteur ou l’autrice à prendre conscience des stéréotypes et de la portée potentielle de ce qu’il ou elle a écrit.

Il faut bien comprendre que dans son intention la relecture sensible est une invitation, pas une injonction : Julie explique que quand elle relit un manuscrit, elle fournit un document qui détaille à l’autrice (car pour le moment, seules des femmes font appel à ses services) tout ce qu’elle a repéré d’imprécis ou stéréotypé dans son ouvrage avec un préambule systématique précisant que ce ne sont que des recommandations dont l’autrice fera ce qu’elle souhaite.

Evidemment, la relecture sensible n’est pas une pratique uniforme : c’est un métier récent (qui apparait aux Etats-Unis vers 2018), exercé par des personnes souvent concernées elles-mêmes par une forme de discrimination, souvent militantes, pour lequel il n’existe pas (à ma connaissance) de filière de formation ni de code de déontologie. Et comme dans toute profession, il y a des personnes qui l’exercent plus ou moins bien, avec plus ou moins de bienveillance ou de dirigisme.
S’il est difficile d’avoir une vision exhaustive des gens qui pratiquent ce métier, ma conversation avec Julie, qui fait partie d’un groupe d’une soixantaine de lecteurs et lectrices sensibles en France, m’a confirmé que leur profil est plus proche de celui de personnes engagées, travaillant sur demande d’une autrice ou d’un auteur, dans une posture de conseil bienveillant et d’amélioration éditoriale, que celui d’une femme blanche privilégiée obsédée par le cours de l’action de sa maison d’édition, comme la dépeint Tania de Montaigne.

Relecture ou révisionnisme

Le langage inclusif et la relecture sensible ont aussi en commun le procès en révisionnisme. Quand on accuse celles et ceux qui préfèrent l’utilisation de la formulation inclusive « droits humains » à celle de « droits de l’homme » de vouloir renommer la déclaration de 1789 (ce que personne ne demande), les relectures sensibles sont accusées de conduire à la réécriture de textes historiques, comme les fameux exemples cités à l’envi de la mise à jour de la traduction française du livre Les 10 Petits Nègres d’Agatha Christie devenu Et ils étaient 10 (le titre original est And then they were none) ou les livres de Roald Dahl expurgés de certains termes jugés offensants. Si à l’origine de ces démarches on retrouve bien la même idée de l’adaptation aux sensibilités contemporaines dont parle Christine Angot, les sensivity readers qui exercent aujourd’hui se concentrent sur les nouveaux ouvrages, pas les anciens. L’objectif est de donner aux auteurs et autrices tous les éléments de contexte pour prévenir la perpétuation de stéréotypes délétères et les représentations imprécises, pas de réparer les stéréotypes du passé.

Est-ce que cela veut dire qu’il ne faut pas essayer de les réparer ? Je ne le crois pas : le mot clé dans ce cas est celui du contexte. Je ne peux pas expurger la bibliothèque de mes enfants de livres contenant des stéréotypes mais je peux les accompagner dans la lecture, en discuter avec eux, leur donner les éléments de contexte pour qu’ils comprennent ce qui est problématique. Je peux les aider à prendre conscience des stéréotypes présents afin qu’ils soient capables de les repérer eux-mêmes par la suite. En d’autres termes, développer leur esprit critique. Je trouve ça plus efficace et pérenne que de simplement effacer les traces de discriminations.

C’est pourquoi je trouve intéressante la démarche de Disney qui a déplacé certains contenus de son catalogue destinés aux enfants dans la section adulte de sa plateforme de streaming avec un encart placé au début du film qui explique qu’il date d’une époque où les représentations étaient racistes ou sexistes. Donner une grille de lecture plutôt qu’empêcher la lecture.

Encore faut-il avoir, en tant que parent, conscience des stéréotypes et arriver à les repérer : et ce n’est pas facile quand on a intériorisé le sexisme, le racisme, la grossophobie et j’en passe depuis son enfance. La contextualisation des ouvrages du passé avec ce type d’encart sert de pointeur pour encourager à l’examen critique des œuvres.

Capture d'écran du site Disneyplus où il est écrit : "Ce programme comprend des représentations datées et/ou un traitement négatif des personnes ou des cultures. Ces stéréotypes étaient déplacés à l'époque et le sont encore aujourd'hui. Plutôt que supprimer ce contenu, nous tenons à reconnaître son ingfluence néfaste afin de ne pas répéter les mêmes erreurs, d'engager le dialogue et de bâtir un avenir plus inclusif, tous ensemble. 
Disney s'engage à créer des histoires sur des thèmes inspirants et ambitieux qui reflètent la formidable diversité de la richesse culturelle et humaine à travers le monde."

Manifeste pour une publicité sensible

En y réfléchissant, ce que je fais avec re·wor·l·ding et dans ma newsletter, c’est une forme de lecture sensible. Je suis lectrice sensible en publicité. Ma sensibilité, celle qui fait ma personnalité mais aussi celle que j’ai développée en m’éduquant sur les discriminations qui blessent les sensibilités des autres, est un signal que j’utilise pour repérer, analyser, déconstruire. Le problème est qu’aujourd’hui, je l’exerce a posteriori, ce qui n’est pas le principe : il faudrait relire les publicités avant qu’elles soient diffusées.

Et franchement, je crois que c’est ce dont la publicité a besoin : il ne s’agit pas de devenir directrice artistique à la place des DA, ni de censurer les agences de pub, mais de contribuer à conscientiser les mécanismes discriminatoires et les représentations stéréotypées qui pullulent dans la pub. Parce que les gens de la pub sont pétris de stéréotypes. Comme nous le sommes tous et toutes.

Et la pub a une responsabilité : même si un Goncourt se vend en moyenne à 400 000 exemplaires, cela reste une exposition très faible au vu de la population française. Alors que la publicité touche presque tout le monde, tous les jours, tout le temps, sur tous les supports. En ce sens, elle a un pouvoir encore plus grand que la littérature à transformer les imaginaires : et elle peut décider de l’utiliser pour perpétuer des stéréotypes ou les déconstruire.

Dans son livre, Tania de Montaigne, comme beaucoup de détracteurs et détractrices de la lecture sensible, y voit un nouvel avatar du capitalisme : on ne veut pas offenser les gens mais segmenter le marché littéraire afin que chaque groupe, minorisé ou pas, trouve des livres qui le représente bien et achète plus. Je crois que cette analyse est erronée car le monde de l’édition n’a pas attendu les lectures sensibles pour user de segmentations marketing et qu’il me semble que les livres polémiques se vendent mieux que les autres.
Instrumentaliser la sensibilité des personnes minorisées pour dénoncer la société de consommation, c’est un peu l’hôpital qui se fout de la charité pour qui s’est intéressé au lien entre capitalisme, oppression et domination.

Si je voulais être cynique, j’utiliserais cet argument pour convaincre le monde publicitaire, qui cherche à faire vendre des produits et des services, que c’est précisément ce dont il a besoin.
Sans cynisme, on peut considérer que renverser le pouvoir de la publicité et la mettre au service de la déconstruction des stéréotypes nés des logiques d’oppression, c’est jouer à l’arroseur arrosé.

Personnellement, je préfère l’option 2. Et 2024 sera donc pour moi l’année où la publicité deviendra sensible.

Catégories
Est-ce que ce monde est sérieux ? Pourquoi dire et ne pas dire

Pourquoi je ne dis pas : les experts, ou le boy’s club des figures d’autorité

J’ai développé différentes expertises dans ma carrière : la nouvelle scène musicale française au début des années 2000, le monde du luxe vers 2010 et aujourd’hui le langage inclusif. Pour moi, être experte d’un sujet a toujours été important. J’aime occuper la posture de celle qui sait mais aussi de celle qui transmet, savoir et transmission étant pour moi les deux facettes intimement liées de la position d’experte. Et puis quand on est une femme experte (pléonasme assumé, vous allez voir pourquoi par la suite), on comprend rapidement que les mécaniques sexistes et misogynes du monde dans lequel nous vivons comptent double pour celles qui non seulement veulent prendre la parole, mais en plus incarner une figure d’autorité dans un champ de compétences données. Et c’est pourquoi je trouve franchement agaçante cette pub vue dans le métro il y a quelques jours.

Le boy’s club de l’expertise

C’est une campagne pour un service qui met en relation des entreprises et « des consultants ou managers de transition indépendants », je cite. On y lit le slogan : « Voici l’expert des experts pour trouver des experts ».


Cette campagne a un deuxième volet où on lit : « Les meilleurs consultants indépendants à portée de main » à côté d’une image de femme. On note que sa tenue est emblématique de ce qui est considéré comme un vestiaire typiquement masculin (chemise blanche, veste de costume, couleurs sombres). On comprend qu’on peut faire confiance à cette femme : ses rides témoignent de son expérience, son vestiaire de son sérieux corporate, et son ordinateur de ses compétences (d’ailleurs elle est notée 5 étoiles).

Ce qui est évidemment agaçant dans cette campagne est l’utilisation du masculin dit générique pour parler des experts et des expertes (puisqu’il y en a, on le voit sur la deuxième affiche). Comme on sait (les sources scientifiques, c’est pas ici) que dire le masculin dans la langue convoque des représentations plutôt masculines dans la tête, parler uniquement des experts invisibilise les femmes et contribue à renforcer des stéréotypes de genre sur des métiers et des fonctions (l’expertise, c’est un truc de mecs).
Ce qui est terriblement frustrant ici, c’est que ce masculin dit générique est doublement pénalisant quand on parle d’une position assimilée à une figure d’autorité et plus largement des positions prestigieuses et puissantes dont les femmes ont été écartées (et continuent de l’être). Si le mot « autrice » (et ses copines philosophesse, libraresse, jugesse…) a été progressivement gommé de l’usage par des politiques linguistiques sexistes (je vous renvoie aux travaux d‘Eliane Viennot pour tout savoir de l’histoire de la masculinisation de la langue française), c’est que les hommes de l’Académie Française ne voyaient pas d’un bon oeil qu’une femme exerce ce métier de prestige et d’influence. Nommer les femmes qui écrivent « autrices » fait partie de ce processus de démasculinisation de la langue et des esprits. De même, dire le féminin « expertes » participe de la déconstruction des stéréotypes de genre associés aux fonctions et métiers prestigieux que les hommes se sont longtemps arrogés.

Alors évidemment, je comprends ce qu’on cherche à dire dans cette pub et la construction du slogan n’est pas inintéressante : mais comme je l’écrivais il y a quelques semaines, le slogan ou l’accroche ont une force spécifique et il serait vraiment utile que les entreprises commencent à penser le genre des mots des slogans. Ici, le fait de marteler le mot « expert » 3 fois au masculin enfonce encore plus le clou du genre du mot. Honnêtement, ce slogan me fait l’effet d’un boy’s club de l’expertise. Et on aurait pu faire autrement pour rendre cela plus mixte, en formulant différemment : « Notre expertise : trouver celle dont vous avez besoin ». Le point médian se prête bien au mot expert·e même si le répéter 3 fois alourdirait trop le slogan. Cela étant dit, on aurait pu en mettre au moins un : « Voici l’expert des experts pour trouver des expert·es », qui aurait signalé qu’on y a pensé. Et dans l’affiche avec la manager de transition, on aurait pu assumer de tout mettre au féminin et incarner le message : « Florence, une des nos meilleures consultantes indépendantes à portée de clic » (je n’aime pas beaucoup qu’une personne, a fortiori une femme, soit « à portée de main »).

Mentor, mot épicène

Quelques jours après avoir vu cette pub, j’ai atterri sur le site Mentorshow, un genre de Masterclass à la française qui propose des conseils de mentors pour trouver « des réponses à ses problèmes en 15 minutes par jour ». Ne vous méprenez-pas, je ne trouve pas le concept idiot et mon ton n’est pas sarcastique. Je trouve plutôt super d’avoir accès (sur abonnement) à des contenus de savoir, d’expertise et de développement personnel à travers des vidéos qu’on peut regarder quand on veut et à son rythme. Ce qui me choque, c’est l’uniformité du profil des mentors. Des hommes. Blancs. Aux tempes grisonnantes (ce qui n’est pas un problème un soi mais trahit une forme de confusion entre l’expertise et l’expérience, c’est-à-dire l’idée que l’expertise – et la capacité de conseil qu’on y associe – est uniquement une forme de sagesse de l’âge qui exclut les moins de 30 ans).

Quelle que soit la rubrique qu’on parcourt (à part écriture, cuisine et couture, évidemment), les mentors qu’on voit sont tous des hommes : sur 41 mentors j’ai compté 5 femmes. Et 5 hommes racisés. On est très loin de la diversité flagrante des profils quand on navigue sur le site du concurrent états-unien Masterclass.
Pourtant le mot « mentor », qui vient du nom grec du précepteur de Télémaque, est épicène, c’est-à-dire qu’il ne change pas au masculin ou au féminin (sauf par son déterminant). Mais dans notre imaginaire le mot mentor est tellement associé au masculin que parfois on se force à le décliner différemment pour les femmes, comme le fait l’association Social Builder. Sur son site, on parle de « mentor·e » dans une forme d’hypercorrection inclusive, totalement inutile dans la théorie (puisque mentor peut désigner aussi bien un homme qu’une femme) mais nécessaire dans la pratique (pour forcer la convocation d’une représentation de mentor femme).

Prendre sa place ou prendre sa part

Nous avons besoin de diversité dans les profils de toutes les figures d’autorité (qu’on les appelle expert·e, mentor, leader) qui s’expriment publiquement sur tous les sujets pour nourrir un débat sain de perspectives hétérogènes. Cela veut dire continuer à financer des initiatives comme le site de référencement Expertes.fr ou l’annuaire des talents du numérique de Diversidays. Pour rappel, aujourd’hui en France les femmes n’ont que 36% du temps de parole dans l’audiovisuel français.

Nous avons besoin que les personnes concernées soient les premières à pouvoir s’exprimer sur les sujets qui les touchent pour éviter que le débat ne soit approprié par des personnes sans doute sachantes mais qui ne réalisent pas toujours les conséquences concrètes de ce qu’elles préconisent (et éviter de se retrouver avec un plateau télé où 7 hommes discutent entre eux des sujets d’actualité, y compris de la ménopause).

Nous avons besoin de sortir du paradigme du syndrome de l’imposture qui voudrait que les femmes, et plus largement les personnes minorisées, n’osent pas prendre la parole car elles manquent de confiance en elles. Ce manque de confiance est une réalité mais combattre ce syndrome à coups de programmes pour « booster sa confiance en soi » ne peut pas suffire car c’est traiter le symptôme, pas la cause : le problème, ce ne sont pas tant les femmes (même si individuellement certaines sont très certainement introverties de nature) mais le système dans lequel elles vivent qui ne leur donne pas la parole (coucou le boy’s club des médias), les représente de manière stéréotypée, voire pas du tout (coucou « l’expert des experts pour trouver des experts ») et ne leur présente pas assez de modèles de figures d’autorité (celles qu’on nomme souvent role models) qui pourraient les aider à se projeter comme experte ou leader (coucou Mentorshow).

Evidemment, les médias ont une responsabilité critique dans la féminisation, et plus largement la diversification, des expertises. Mais si vous aussi, vous êtes expert·e dans votre domaine, que vous avez l’habitude que des journalistes vous appellent ou que vous participez fréquemment à des tables rondes, interrogez-vous : et si vous laissiez votre place à quelqu’un qu’on entend moins ? A quelqu’un qui a moins d’expérience mais autant voire plus d’expertise ? A quelqu’un qui est directement concerné·e par le sujet ?

L’enjeu de la diversification des expertises n’est pas seulement le problème des personnes dominées qui doivent faire plus d’effort pour prendre leur place. Comme le dit Wilfried Lignier, auteur de La société est en nous, comment la société engendre les individus, au micro de Etre et savoir sur France Culture, ça devrait aussi être le problème des dominants, ici les hommes, qui devraient plutôt apprendre dès leur plus jeune âge à prendre leur part. C’est-à-dire prendre conscience des dynamiques de prises de parole dans un groupe pour occuper une part de l’espace de parole qui soit équitable, pas nécessairement égale. Et parfois, à l’image de Jake Peralta, un des personnages principaux de la génialissime série Brooklyn Nine-Nine, ça veut dire savoir quand écouter et se taire.

Catégories
Pourquoi dire et ne pas dire

Pourquoi je ne dis pas : les agresseurs et les agresseuses

Le 25 novembre, c’est la Journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes, une journée importante de mobilisation dans le monde entier. A cette occasion, à tous les échelons du local au global, de l’associatif au gouvernemental, sont produits des supports de communication pour sensibiliser le grand public et faire connaître les actions menées. Au premier rang de ces supports, des affiches qui seront visibles dans l’espace public et qui permettent de s’intéresser à deux questions au croisement du langage inclusif et du discours politique : comment parler des groupes qui sont très majoritairement composés de personnes d’un seul genre ? Faut-il édulcorer le discours sur les violences sexistes et sexuelles pour mobiliser sans cliver ?

Les dictatrices et les assistants maternels

Ce qu’on cherche en premier lieu quand on pratique les principales conventions du langage inclusif dans la perspective de dégenrer la langue, c’est de ne pas avoir recours au masculin dit générique (celui qui est censé être neutre pour le Président de la République). Quand on parle de groupes mixtes, on pourra utiliser différents outils pour l’éviter comme les doublets (“Françaises, Français”, formulation omniprésente chez ce même président, bizarrement), les termes épicènes (les journalistes), englobants (le personnel soignant) ou dans certains cas où la lisibilité des mots n’est pas trop compromise, le point médian (qui est totalement optionnel mais pratique dans certains contextes).

Une application littérale de ces conventions pourrait mener une personne de bonne volonté à bannir définitivement le masculin grammatical dès lors qu’on parle, au pluriel notamment, de groupes mixtes : en utilisant les doublets, par exemple, on dirait “les plombiers et les plombières” comme on dirait “les dictateurs et les dictatrices” ou les “agresseurs et les agresseuses”. Or dans le cas de groupes qui sont très majoritairement composés de personnes d’un seul genre, comme les dictatures en écrasante majorité menées par des hommes ou les métiers ultra féminisés de la petite enfance comme assistante maternelle, est-il pertinent de renoncer au choix d’un seul des deux genres ? Faut-il vraiment se forcer à parler des dictatrices et des assistants maternels ?

Pratiquer un langage inclusif, c’est avant tout cultiver son esprit critique sur les mots qu’on emploie pour sortir d’un mode d’expression automatique où le masculin règne : mais cet exemple est une excellente illustration que les grandes conventions du langage inclusif sont là pour nous guider, pas pour servir de règles immuables et rigides à appliquer sans réfléchir (et en ce sens, c’est bien plus enrichissant que les règles souvent arbitraires de notre orthographe française que les Linguistes atterré·es, entre autres, appellent à simplifier).

Rappelons-nous quels problèmes le langage inclusif cherche à résoudre : d’abord, le langage inclusif permet de réduire les ambiguïtés de sens que crée le masculin dit générique (parfaitement illustrées par cette publicité Monoprix où on ne comprend simplement pas à qui on parle). Ensuite, il permet de rendre visibles les femmes là où le masculin dit générique a tendance à renforcer les représentations masculines dans notre cerveau (ce qui a été démontré par plus de 300 études parues dans des revues scientifiques à comité de lecture menées par près de 500 universitaires depuis 1975, et non pas juste “une étude” comme ce qu’un monsieur a tenté de contre-argumenter face à moi sur Cnews).

Si l’on revient à notre exemple, quels problèmes cherche-t-on à résoudre ?
Est-il nécessaire de rendre visibles les quelques dictatrices qui ont existé (dont le statut même de dictatrice est discutable si on omet le féminin conjugal des femmes de dictateurs ?) ? Quel cause cela fait-il avancer ?

Est-il nécessaire de rendre visibles les quelques assistants maternels en activité (0,6% en France en 2020, selon l’Observatoire de l’emploi à domicile) ? Ou faut-il assumer d’employer le féminin pour représenter à la réalité ?

C’est une question plus délicate : car on pourrait avoir envie justement de faire exister dans la langue la possibilité que ce métier soit exercé par un homme pour, si ce n’est créer des vocations chez les petits garçons, au moins contribuer à lever les résistances à envisager une carrière dans les métiers du soin, en écrasante majorité exercés par des femmes.

Visibiliser ou invisibiliser, that is the question

Quand on parle de métiers ou de fonctions où un genre est surreprésenté, on est face à une alternative : 

accepter d’invisibiliser une partie plus ou moins grande des personnes qui l’exercent au nom de la majorité pour s’aligner avec la réalité, comme pour les assistantes maternelles.

choisir délibérément de faire exister le masculin et le féminin pour susciter des représentations des deux genres et casser les stéréotypes liés aux métiers, comme les plombiers et les plombières (toutes les méthodes du langage inclusif ne se valent d’ailleurs pas pour créer ces représentations, les techniques de neutralisation comme les mots épicènes ou englobants étant moins efficaces).

Et je vous dis tout de suite qu’il n’y a de choix qui soit bon ou mauvais dans l’absolu. Ce choix peut varier en fonction du contexte (oui, toujours lui).
Si je défends les intérêts des femmes de chambre d’un hôtel, je vais certainement choisir de ne parler que de ces femmes et pas des “femmes et hommes de chambre” s’il y a au moins un homme, ou du personnel de ménage, parce que je souhaite incarner ce combat dans des personnes dont le genre n’a rien d’étranger à la manière dont elles sont traitées (en plus d’autres dimensions comme leur race ou leur classe sociale, c’est ce qu’on appelle l’intersectionnalité). Parce que c’est plus simple et percutant aussi, et que ce combat politique est aussi un combat de communication qui se doit d’être efficace.

En revanche, si je mène une campagne de recrutement, j’aurais tendance à parler des “infirmières et des infirmiers” ou des “plombières et des plombiers” ou encore “des métiers de la petite enfance” pour éviter de confirmer un stéréotype lié à un métier et contribuer à le déconstruire.
Pourquoi ? Parce qu’on sait que pour les métiers, le masculin dit générique est particulièrement dévastateur : les femmes postulent moins à des métiers quand les postes sont présentés uniquement au masculin. Les jeunes filles se projettent moins dans des métiers quand ceux-ci ne sont décrits qu’au masculin.

J’aurais aimé que l’Urssaf se pose la question en ces termes avant d’employer le masculin « assistants maternels » dans la navigation de son site, ce que je trouve à la fois aberrant du point de vue de la représentation sociale et désobligeant pour les assistantes maternelles (c’est comme accorder au masculin « 1000 chiens et 1 femme », ce que la règle du « masculin qui l’emporte(rait) » nous incite pourtant à faire).


Et j’apprécie que la ville de Lyon mette en avant le métier d’assistant maternel par le prisme d’une expérience individuelle (celle de Thomas qui exerce ce métier), montrant que c’est une possibilité tout en gardant le féminin dans le nom de la « Semaine des assistantes maternelles ».

Qui agresse les femmes ?

Revenons-en au 25 novembre, journée dont l’appellation la plus fréquente est celle de Journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes. A cette occasion, les prises de parole dans les médias et dans l’espace public vont se multiplier parce que c’est précisément l’objectif de cette journée : faire savoir la réalité des violences, leur ampleur, faire mieux comprendre ses mécanismes, s’adresser aux victimes et à leur entourage pour les encourager à sortir du silence (même si malheureusement, cela ne suffit pas).

Faudrait-il que sur les plateaux télé, par inclusivité, on parle des agresseurs et des agresseuses ? Non, absolument pas. Parce que ce ne sont pas les femmes qui agressent, mais les hommes. Dans leur écrasante majorité (99% des viols et 97% des agressions sexuelles sont commises par des hommes). Et il serait non seulement indécent de vouloir décentrer le débat vers une prétendue mixité des auteurs de crime mais aussi parce que cela détournerait du vrai problème : pourquoi les hommes sont-ils violents ? Pourquoi les femmes ne le sont-elles pas ?

Je vous recommande les travaux de Lucile Peytavin, autrice du “Coût de la virilité”, qui a mené l’exercice, certes théorique mais très instructif, de calculer combien coûte chaque année à la France les conséquences des comportements asociaux (crimes, violences sexistes et sexuelles, routière, etc.) commis en écrasante majorité par des hommes et produits d’une éducation qui pousse les petits garçons à incarner une vision de la virilité où il faut aller toujours plus vite, être toujours le premier, se faire une place, quitte à se battre, considérer les soeurs, les mères, les filles, comme au service des hommes.  Que fait-on pour déconstruire cette éducation viriliste qui est la source principale du malheur, non seulement des femmes, mais de la société entière ? Où sont les campagnes de sensibilisation promouvant une éducation où les émotions peuvent s’exprimer chez tous les enfants ? Où en est-on de la généralisation de l’éducation à l’empathie et à la vulnérabilité à l’école ?

Mobiliser, cliver, dialoguer

Détourner l’attention du problème, c’est aussi un des dommages collatéraux de l’expression “violences faites aux femmes”. Violences faites aux femmes, mais par qui ? Dans la plupart des affiches que j’ai vues dans la rue ou que j’ai trouvées en ligne, on se focalise sur les femmes, qui sont, sans aucun conteste, les premières victimes de ces violences. Et il le faut, évidemment. Mais à braquer le projecteur de manière quasi monopolistique sur les victimes on en oublie de parler des agresseurs. C’est d’ailleurs pourquoi je trouve réussie la campagne du gouvernement sur les violences sexistes et sexuelles actuellement visible dans le métro parisien. Elle parle, pour une fois, des agresseurs.

Affiche contre le harcèlement dans les transports en commun
Contre les agresseurs, levons les yeux.

Lucile Peytavin est d’ailleurs aussi l’autrice d’une tribune parue dans le média Les nouvelles news en 2022, intitulée 3 janvier, 3 féminicides. Parlons de « violences machistes » pour combattre ce fléau ! où elle propose de déplacer la focale des victimes aux agresseurs en parlant de violences machistes (le machisme exacerbant la virilité des hommes et l’infériorité des femmes). Je trouve très pertinente cette proposition parce que non seulement elle décrit une réalité statistique mais en plus elle permet de nommer ces violences par le prisme des agresseurs qu’il faut empêcher, pas uniquement des femmes qu’il faut protéger (et que concrètement, en France, on protège très mal).

J’avais déjà analysé les ressorts de l’utilisation de la voix passive dans le cadre d’un langage inclusif et de cette tournure, dont j’ai appris depuis qu’elle s’appelle factitive, ”une femme se fait violer”. Cette expression a été dénoncée par les féministes dans le traitement médiatique des violences sexistes et sexuelles, notamment par Rose Lamy, créatrice de Préparez-vous pour la bagarre et autrice de Défaire le discours sexiste dans les médias ou la linguiste Laélia Veron dans une de ses chroniques sur France Inter. Le problème de cette tournure, c’est que même si elle est fréquente pour remplacer un classique passif (être violée), elle sous-entend que la victime est à l’origine de l’action (quand je me fais livrer, c’est parce que j’ai passé une commande), ce qui nourrit le narratif selon lequel la victime a toujours une part de responsabilité dans ce qui lui est arrivé (sa jupe trop courte, son choix farfelu d’aller faire du jogging dans la forêt ou d’envoyer un nude, ce que les gendarmes déconseillent vivement). Dans « les violences faites aux femmes », la tournure n’est pas proprement factitive mais l’utilisation du verbe « faire » crée une proximité qui me dérange. Pourquoi pas violences subies par les femmes ? Ou violences faites aux femmes par les hommes ? Ou donc, simplement, violences machistes ?


J’ai conscience que cette expression peut choquer, surtout si vous vous identifiez au groupe masculin et que vous trouvez réducteur de mettre tous les hommes dans le même panier parce que tous les hommes ne sont pas comme ça (le fameux not all men). Je comprends qu’il est difficile de se sentir accusé de quelque chose qu’on n’a pas fait simplement du fait de son genre. Mais si tous les hommes ne sont heureusement pas des agresseurs, tous les agresseurs sont en revanche des hommes. Et tous les hommes, qu’ils soient agresseurs ou non, bénéficient du rapport de pouvoir et de force qui existe dans un monde patriarcal.

Faut-il donc arrêter de dire « violences faites aux femmes » et en parler autrement ?
Comme souvent, il n’y a pas de bonne réponse. Cette expression a l’intérêt d’être largement répandue et de mobiliser dans l’espace médiatique là où parler de violences machistes sera perçu comme militant et choquant. Ce week-end encore j’entendais des gens dire : “engagé mais pas militant, j’aime bien cette expression”.
Ça m’a énervé parce que ça traduit une vision largement répandue du militantisme qui serait trop politique, trop énervé, trop radical. Mais c’est la perception des gens que je cherche justement à convaincre, alors parfois je fais des compromis pour permettre le dialogue, et je me calme.
Je dis souvent que ma stratégie pour encourager l’adoption d’un langage inclusif est celle de la moindre résistance. Je ne dis pas que c’est la meilleure.  En fonction des contextes, je pense qu’il faut s’autoriser à employer l’une ou l’autre de ces expressions pour travailler vers l’objectif qui unit ces formulations : l’élimination des violences

Catégories
Pourquoi dire et ne pas dire

Pourquoi je dis : une personne racisée, ou de l’usage du passif dans le vocabulaire des discriminations

Je n’arrive plus trop à me souvenir de la première fois où j’ai entendu le mot « racisé·e » mais il est très possible que ça ait été en écoutant un épisode du podcast La Poudre de Lauren Bastide, peut-être l’entretien avec Amandine Gay ou celui avec Aïssa Maïga, deux femmes noires oeuvrant dans le milieu du cinéma. Je me souviens en tout cas d’avoir été interpellée et même certainement choquée par l’utilisation de ce mot que spontanément je comprenais comme l’acceptation de l’idée qu’il y aurait plusieurs races et non une seule race humaine. Alors a commencé mon éducation (qui est loin d’être achevée) sur le mot « racisé·e » qui m’a permis de comprendre que c’était un outil utile et nécessaire pour penser le racisme et désigner les personnes qui le subissent. Alors qu’en parallèle grandissait mon intérêt pour le langage inclusif, j’ai commencé à faire des ponts entre ce mot et d’autres qui sont employés pour désigner des personnes qui subissent des discriminations comme « minorisé·e » ou « marginalisé·e » et même des mots qu’on rencontre plus souvent comme « handicapé·e ». Mais qu’ont ces mots en commun qui mérite, à mon sens, une analyse pour montrer l’importance des choix de langage pour un monde plus inclusif ? L’utilisation d’une forme de voie passive.

Être une personne racisée, c’est subir le racisme. Point.

En bref, voici ma compréhension du mot racisé·e : il sert à désigner les personnes non blanches qui subissent le racisme. Ce n’est pas une validation de l’existence de multiples races d’un point de vue biologique mais une reconnaissance de l’existence de races comme des constructions sociales menant à la formation de groupes hiérarchisés entre eux. Et même si aujourd’hui, les fondements biologiques de l’existence d’une seule race humaine sont très largement acquis, les conséquences de l’idée qu’il existerait une hiérarchie entre les groupes humains sont toujours visibles et infiltrées dans toutes les couches de nos sociétés : c’est ce qu’on appelle le racisme systémique qui fait que, même si une personne qui recrute pour un poste n’est pas consciemment raciste, elle sera moins susceptible de choisir des profils de personnes non blanches que l’inverse ou la raison pour laquelle la souffrance des femmes noires est moins bien prise en charge à l’hôpital.

Le mot racisé·e est entré dans le Dictionnaire Le Robert en 2018 avec la définition suivante :  « Personne touchée par le racisme, la discrimination » et est dérivé du terme racisation qui a été conceptualisé par Colette Guillaumin dans son ouvrage L’idéologie raciste paru en 1972.
Le mots racialisé·e existe également, issue du concept de racialisation présent chez d’autres auteurs et il y a des nuances entre ces deux notions : la racialisation installe l’idée de hiérarchisation entre les races (comme des constructions sociales) là où la racisation ajoute la notion de domination.

Chez Guillaumin, la racisation désigne le processus par lequel un groupe dominant définit un groupe dominé comme étant une race. On comprend alors pourquoi c’est le terme « racisé » qui a été repris par les militant·es de l’antiracisme politique pour s’auto-désigner comme groupe soumis à un rapport de pouvoir racialisant. La racisation ne désigne donc qu’un aspect des processus de racialisation, celui de la production de l’assignation racialisante. Au contraire, si on reprend le cas des personnes blanches, elles sont racialisées mais en aucun cas racisées.

« Racisation ou Racialisation ? » de Sarah Mazouz dans Carnet de recherche Racismes, 06/10/2020

Le mot racisé·e a lui-même fait polémique, et pas seulement entre les personnes concernées par le racisme et les autres, mais au sein des anti-racistes ou des personnes non blanches : ce terme est vu par certain·es comme une résurgence néo-raciste qui viserait à remettre sur le devant de la scène le concept de race de manière délétère ou comme une autre manière de ramener les personnes non blanches à un statut de victime subissant leur couleur de peau (quelques exemples dans la section Utilisation politique du terme « racisé » et controverses de la page Wikipédia du mot racisation).


Mon objectif est d’encourager l’esprit critique sur les mots, aussi je vous laisse maintenant juger en conscience de votre choix sur l’utilisation ou non de ce terme : à titre personnel, je vais continuer à l’employer car c’est celui que je vois employé par les militant·es anti-racistes que je suis et que j’adhère au concept et l’existence du processus de racisation. Je l’emploie en premier lieu pour désigner des personnes dans le contexte d’une discussion où je veux mettre en avant la dimension discriminatoire d’un comportement ou d’une situation. Dans le cadre informel d’une conversation et pour décrire une personne (si même cette dimension de son identité doit être précisée), j’essaierai de trouver une alternative moins politisée pour ne pas ramener sans cesse les personnes à cette forme d’altérité imposée par le mot racisé·e. Par exemple, je peux dire simplement une personne noire (même si le terme racisé·e peut s’appliquer à toute personne non blanche).

Voici deux posts Instagram que j’ai trouvés très éclairants sur cette question, issus des compte Décolonisons-nous et Racisme invisible.

Personnes minorisées, sexisées, handicapées : le passif pour traduire une oppression

Définition : une phrase est à la voix passive lorsque le sujet de la phrase subit l’action. Sa forme la plus connue est celle qui consiste à utiliser l’auxiliaire être avec un verbe au participe passé (la table est nettoyée) éventuellement suivi par un complément d’agent (par Camille).
Mais on peut aussi traduire l’idée du passif (subir une action) en modifiant le verbe lui-même, par exemple en utilisant le suffixe -isé qui sert à traduire une idée de transformation (quand on féminise, on rend quelque chose féminin, whatever that means). Ce suffixe est omniprésent dans le vocabulaire qui sert à décrire les discriminations. Pourquoi ? Car il permet de traduire la dynamique où un groupe subit une d’oppression. On ne précise simplement pas qui oppresse car l’oppression est souvent sociale et non pas attribuable à un individu en particulier.

D’après Wikipédia la définition sociologique de l’oppression est « le mauvais traitement ou la discrimination systématique d’un groupe social avec ou sans le soutien des structures d’une société ».
En d’autres termes :

L’oppression sociale fait référence à l’oppression qui est réalisée par des moyens sociaux et qui a une portée sociale – elle affecte des catégories entières de personnes. (…) Ceux qui subissent le choc de l’oppression ont moins de droits, moins d’accès aux ressources, moins de pouvoir politique, moins de potentiel économique, une santé moins bonne, des taux de mortalité plus élevés et des chances globales inférieures.

Fondation canadienne des relations sociales

Dans la langue, le passif qui place le sujet en objet subissant une action me semble parfaitement traduire l’idée d’une oppression subie par des personnes discriminées.

Prenons quelques exemples.

On a pendant longtemps parler de minorités pour désigner « un groupe de personnes qui, en raison de leurs caractéristiques physiques ou culturelles, sont distinguées des autres dans la société dans laquelle elles vivent, par un traitement différentiel et inégal, et qui par conséquent se considèrent comme objets d’une discrimination collective » (Wirth, 1945, cité ici). Ce qui compte ici n’est pas tant l’idée de nombre que « l’expérience de la discrimination comme dénominateur commun d’un groupe social » (les femmes constituent la moitié de l’humanité et ne sont pas minoritaires, pourtant elle subissent un traitement différentiel et inégal).
J’y préfère le terme de groupes minorisés (ou aussi parfois marginalisés – qui sont de fait mis à la marge de la société) qui inscrit les individus y appartenant dans une forme d’oppression sociale.

De même, l’expression personnes sexisées a été proposée par des intellectuelles comme Colette Guillaumin déjà citée ou plus récemment Michelle Causse pour désigner les femmes subissant l’oppression liée à leur sexe. Dans une perspective plus large visant à dépasser l’association systématique sexisme/femmes, Juliet Drouar propose dans son ouvrage Sortir de l’hétérosexualité d’utiliser aussi ce terme pour désigner « l’ensemble des personnes subissant structurellement du sexisme » :

Le terme sexisé, en levant le voile sur les processus de construction sociale de la différence des sexes à l’origine du sexisme (avec le suffise « -isé ») permettrait de ne pas invisibiliser les personnes LGBTQI+. Sans pour autant empêcher d’utiliser les mots disponibles – trans, lesbiennes, femmes, intersexes, gay, bi·es, two-spirit – pour décrire les spécificités des oppressions sexistes et de leurs mécanismes concernant les différentes communautés.

Sortir de l’hétérosexualité, Juliet Drouar

Autre exemple : le mot handicapé·e est défini comme un nom propre dans le dictionnaire, c’est un participé passé substantivé, c’est-à-dire un participé passé utilisé comme un nom (même si je préfère dire une personne handicapée plutôt que une ou un handicapé). Pourtant, on peut considérer que c’est une sorte de forme passive. Ainsi, dans le podcast La Série Documentaire : Handicap, la hiérarchie des vies, une femme exprime sa préférence pour l’expression personne handicapée à celle de personne en situation de handicap, car le handicap est une oppression de la société validiste dans laquelle nous vivons : elle est handicapée par la société qui ne lui est pas accessible et ne fait que peu d’effort pour le devenir, car le fait d’être valide (sans handicap) est perçue comme la norme à laquelle les personnes handicapées doivent s’adapter.

A l’opposé du passif, la voix active pour redonner leur agentivité aux sujets

Dans le domaine des violences sexistes et sexuelles, le terme le plus emblématique de l’usage de la voix passive est le mot violée (que je mets au féminin par usage de l’accord de majorité, car l’écrasante majorité des victimes de viol sont des femmes) : une femme est violée par un homme. Rose Lamy, dans son ouvrage que je vous recommande grandement Préparez-vous pour la bagarre : défaire le discours sexiste dans les médias revient sur le traitement médiatique des viols et sur la fréquence de l’usage, dans les médias et dans la vie de tous les jours, de l’expression : « une femme se fait violer ». Sauf que se faire violer et être violée, ce n’est pas la même chose, car la première formulation inclut un verbe d’action (faire) qui implique que la femme victime a été pour quelque chose dans ce qui lui est arrivé. Cette formulation d’apparence banale contribue à la culture du viol, c’est-à-dire l’ensemble des pratiques et des discours qui banalisent le viol, notamment en rejetant une partie de la faute sur la victime. Le fameux « elle l’a bien cherché avec cette jupe courte ». On peut même aller plus loin, comme Lucile Peytavin, autrice du génialissime Le coût de la virilité. Dans une tribune intitulée Parlons de violences machistes pour combattre ce fléau elle encourage à inverser le discours et parler de violences machistes plutôt que de violences faites aux femmes pour replacer l’agresseur (quasiment toujours un homme) comme sujet de l’action : un homme a violé une femme.

L’année vient à peine de commencer et déjà, trois féminicides ont été recensés en France. Les criminels seraient : un militaire de 21 ans dans le Maine-et-Loire, un employé de mairie en Meurthe-et-Moselle et un homme de 60 ans à Nice. Et combien de femmes ont été harcelées, violentées, insultées depuis que 2022 a pointé le bout de son nez ? Ou plutôt combien d’hommes ont harcelé, violenté, insulté des femmes ? Et si, pour combattre les « violences faites aux femmes » on commençait par parler de lutte contre la « violence machiste » ? (…) Mais qui viole, harcèle, agresse, tue les femmes ? Qui sont les auteurs à l’origine de ces violences ? Employer les termes de violences “faites aux femmes” n’apporte pas de réponse à cette question et même invisibilise les responsables. La difficulté à nommer les agresseurs est toujours bien présente !

3 JANVIER, 3 FÉMINICIDES. PARLONS DE « VIOLENCES MACHISTES » POUR COMBATTRE CE FLÉAU !, Lucile Peytavin dans Les nouvelles news

Je trouve très éclairant de prendre conscience des implications de l’utilisation de la voix passive pour rendre visible par le langage les mécanismes d’oppression. En parallèle, je trouve tout aussi pertinent de positionner, en creux, la voix active comme un moyen de réappropriation de ce qu’on appelle l’agentivité des personnes (celle sui sont opprimées comme celles qui oppriment).

En sciences sociales et en philosophie, l’agentivité, adaptation de l’anglais « agency » et utilisé notamment au Canada, est la faculté d’action d’un être, sa capacité à agir sur le monde, les choses, les êtres, à les transformer ou les influencer. En sociologie, l’agentivité est la capacité d’agir, par opposition à ce qu’impose la structure.

Wikipedia

Parler d’agentivité, notamment chez les personnes subissant des discriminations, c’est mettre l’accent sur leur capacité d’agir, sur leur capacité à être motrice de leur action et pas uniquement à les subir, dans une posture de victime qui serait nécessairement misérabiliste.

Cette manie de vouloir réduire au silence celles qui prennent la parole, un acte déjà éprouvant, est très parlante parce qu’être victime de discrimination n’est pas un ressenti : c’est un fait.
Il est humiliant d’être traité différemment et ce n’est pas se « victimiser » que de constater une réalité et la dénoncer afin qu’un réel changement s’opère.

Marina Carlos, Je vais m’arranger, Comment le validisme impacte la vue des personnes handicapées


D’ailleurs le verbe victimiser rentre aussi dans le cadre de cette réflexion : dit-on de soi-même qu’on se victimise ? Ou bien est-ce un outil pour désigner les personnes qui dénoncent leur statut factuel de victime pour détourner l’attention vers une posture de souffrance (légitime et indéniable) qui devrait inspirer la pitié ?

Un exemple pour illustrer cette idée d’agentivité : une femme voilée. Je partage le post Instagram de Miana Bayani, autrice féministe, musulmane et engagée qui explique comment l’usage de l’expression « une femme qui porte le hijab » replace les femmes concernées dans la position de sujet agissante, pas nécessairement comme la victime passive du choix d’un autre.

Sortir de sa zone de confort et de privilège

Comme je l’ai déjà expliqué, pour moi la notion de langage inclusif comprend celle de langage précis : employer les mots les plus justes possibles pour désigner les personnes. Utiliser (ou refuser) l’usage de la voix passive permet de créer des mots qui désignent des réalités concrètes, des expériences de la vie que l’on ne partage pas forcément (je rappelle que je suis une femme blanche, valide, hétérosexuelle) mais que des mots justes nous permettent de mieux appréhender pour en prendre conscience. Je vous partage ma pratique, je ne vous demande pas de l’adopter mais je vous encourage à garder un esprit ouvert et critique sur les mots qui désignent les discriminations car ils sont des outils à part entière pour les rendre visibles et les combattre.

Je finis par cette citation de la génialissime Brené Brown :

“Les gens refusent de participer à des conversations vitales sur la diversité et l’inclusion par peur de mal paraître, de dire quelque chose de faux ou d’être dans l’erreur. Choisir son propre confort plutôt que les conversations difficiles est l’illustration parfaite du privilège, et cela abime la confiance et empêche de parvenir à un changement significatif et durable1.

Brené Brown, Dare to Lead: Brave Work. Tough Conversations. Whole Hearts.



1 Traduction de “People are opting out of vital conversations about diversity and inclusivity because they fear looking wrong, saying something wrong, or being wrong. Choosing our own comfort over hard conversations is the epitome of privilege, and it corrodes trust and moves us away from meaningful and lasting change.”


Catégories
Le langage inclusif pour les nul·les Pourquoi dire et ne pas dire

Pourquoi je dis : langage inclusif

Il y a un peu plus d’un an, quand j’ai lancé re·wor·l·ding, j’ai défini ma mission ainsi : « encourager chacun·e à cultiver un regard critique sur les mots et à utiliser un langage précis et inclusif ». Dès le départ, j’ai utilisé le terme « langage inclusif » plutôt que le plus courant « écriture inclusive », notamment inspirée par l’experte incontestée Eliane Viennot dont je venais de lire « Le Langage inclusif : pourquoi, comment » (un incontournable pour qui veux comprendre les enjeux historiques et pratiques du langage inclusif en une centaine de pages). Depuis, au fil de mes lectures et rencontres, je suis tombée sur d’autres formulations comme rédaction épicène, langage démasculinisé, français inclusif ou encore écriture non-sexiste ou égalitaire. Pendant plusieurs mois, je me suis d’ailleurs interrogée : es-ce que « langage inclusif » était vraiment l’expression la plus appropriée ? Aujourd’hui, je suis convaincue que c’est celle qui me correspond le mieux et voilà pourquoi.

L’écriture inclusive, populaire mais limitante

Aujourd’hui, en France, il n’y a pas photo : l’expression qui est la plus communément adoptée est « écriture inclusive ». C’est elle qui fait régulièrement la une des journaux et c’est elle qui écrase toutes les autres formulations dans les recherches des internautes, comme on le voit dans ce graphique issu de Google Trends. Si l’expression « langage inclusif » émerge, elle reste 36 fois moins recherchée que « écriture inclusive » en France ces 12 derniers mois.


Néanmoins, le fait d’utiliser l’expression « écriture inclusive » pose deux problèmes, l’un sémantique l’autre politique.
Du point de vue du sens, parler d’écriture inclusive est très restrictif car cela implique une attention sur l’écrit uniquement. Dans l’ouvrage sus-mentionné, Eliane Viennot écrit :

Toutes les techniques et recommandations énumérées jusqu’ici [dire les métiers au féminin, ne pas utiliser le mot Homme dans un sens englobant ou utiliser l’énumération du masculin et du féminin, ndlr] sont valables pour l’oral comme pour l’écrit. Elles constituent l’essentiel du langage inclusif. Quelques autres sont propres à l’écriture, qui suppose un temps de réflexion plus long, et donc la mise en oeuvre de moyens adaptés à ce qu’on veut dire, mais aussi qui fatigue la main (les mains, à l’ordinateur), et donc donne envie de raccourcir les énoncés quand c’est possible.

Eliane Viennot, Le langage inclusif : pourquoi, comment

Eliane Viennot introduit alors les techniques comme le point médian et les néologismes, c’est-à-dire les manières d’abréger à l’écrit des mots que l’on pourrait développer à l’oral. Raphaël Haddad et Chloé Sebagh, dans la postface de ce même ouvrage, décrivent l’écriture inclusive comme un « levier d’acquisition du langage inclusif », c’est-à-dire un moyen pour les personnes d’acquérir des réflexes inclusifs à l’écrit qui influenceront ensuite leur pratique orale. Je comprends cette approche et j’ai moi-même entendu des personnes évoquer la plus grande facilité de s’exprimer en inclusif à l’écrit qu’à l’oral. Néanmoins je crois en une approche holistique qui permette à chacun·e d’avoir une expression inclusive à l’écrit comme à l’oral sans installer l’idée de progression de l’un à l’autre, et j’encourage pour se lancer une pratique plastique, c’est-à-dire qui s’adapte au contexte plus qu’au support. Mon analyse des freins à la pratique du langage inclusif m’a permis de réaliser que le contexte est souvent bien plus bloquant que les compétences (le problème n’est pas tant de savoir comment écrire ou parler en inclusif mais comment ce que je dis ou écris va être reçu par mon entourage). Or dans un sens, l’oral est encore plus un safe space (espace sûr) que l’écrit pour la pratique du langage inclusif car ce qui crispe les gens et peut susciter des réflexions désagréables, c’est avant tout le point médian, domaine réservé à l’écrit inclusif. En gros, à l’oral, on ne remarque pas nécessairement qu’une personne s’exprime en inclusif comme je l’ai très rapidement expérimenté moi-même.

C’est pourquoi, au-delà du problème sémantique autour de l’expression « écriture inclusive », je vois aussi un problème politique du fait de l’association quasi systématique dans l’opinion publique de l’écriture inclusive au point médian (qui n’en est, je le rappelle, qu’un seul des outils). Dans une étude (que j’ai co-dirigée) menée début 2022 par Mots-Clés et Google , 2500 personnes ont été sondées pour évaluer le niveau d’adhésion et de compréhension de l’écriture inclusive. Les chiffres ont clairement montré que si la majorité (58%) des internautes est défavorable à l’écriture inclusive, c’est en réalité le point médian et les néologismes qui sont rejetés (61% et 79% de défavorables), pas les autres conventions comme les termes englobants ou le féminin des noms de métiers (56% et 65% de favorables).

Les données montrent que certaines méthodes de l’écriture inclusive sont rejetées, mais que le principe d’utiliser des alternatives au masculin dit générique est approuvé.

Langage inclusif en France : observatoire de l’opinion et des interrogations, Thinkwithgoogle.fr

Au final, même si l’expression « écriture inclusive » est la plus répandue, elle offre une vision restrictive du champ des possibles pour s’exprimer de manière inclusive et contribue à se focaliser sur un des aspects les plus polémiques, le point médian, ne permettant pas de faire avancer sereinement le débat et donc la pratique.

Langage épicène ou dégenré : la neutralité fait-elle progresser l’égalité ?

A côté de l’écriture inclusive, un certain nombre d’expressions se construisent autour de l’idée de rendre la langue neutre : langage épicène, langage dégenré ou en anglais « gender neutral language ». Si dans le principe, l’idée de rendre le langage neutre est séduisante pour gommer les inégalités de genre et inclure réellement toutes les personnes, au-delà de la binarité de genre homme-femme (et c’est le sens des travaux d’Alpheratz sur le français inclusif qui sont passionnants), dans la pratique, la polémique suscitée par la simple introduction du néopronom iel dans la version en ligne du Dictionnaire le Robert laisse présager que ce n’est pas demain la veille qu’on va pouvoir avancer sereinement dans cette direction.
Aussi, dans l’état actuel des choses et considérant les stéréotypes de genre bien ancrés dans nos sociétés patriarcales, les mots épicènes sont pour moi un faux-ami de l’inclusion par le langage. Je l’ai montré récemment avec l’exemple des noms d’expositions consacrées à des femmes :

Mais comment rendre visibles les femmes dans le monde de l’art quand le mot « artiste » lui-même est en français moderne un mot épicène, c’est-à-dire qu’il « peut être employé au masculin et au féminin sans variation de forme » comme libraire ou élève qui désignent n’importe qui quel que soit son genre ? (…)

Les termes épicènes et englobants qui neutralisent dans une formulation non genrée cachent les femmes dans un ensemble là où, notamment dans les métiers où elles sont particulièrement sous-représentées, on voudrait rendre visible leur présence. (…)

Dans les cas où le mot qui convient est épicène, comme artiste ou photographe, l’explicitation du féminin est indispensable : en ajoutant le mot femme, donc, ou en jouant sur les déterminants pour faire exister le féminin (avec « un ou une » ou un·e à l’écrit). (…)

Quand le féminin peut se distinguer du masculin, je préfèrerai cette option car le féminin explicite sera toujours pour moi le meilleure gage de la visibilisation des femmes.

Par extension qualifier d’épicène un langage qui vise « à éviter toute discrimination sexiste par le langage ou l’écriture » (source wikipédia) ne me semble pas pertinent. Et toutes les expressions qui sous-tendent l’idée de neutraliser la langue pour gommer les stéréotypes passent à côté de la réalité de l’état des inégalités aujourd’hui : il ne s’agit pas simplement de représenter de manière égale les hommes et les femmes avec un neutre englobant mais de rendre encore plus visibles les femmes là où elle ne le sont pas en insistant sur leur présence (réelle ou potentielle) dans certains métiers par des formulations volontairement visibilisantes (pardonnez-moi la répétition), comme artistes femmes.

Inclusive, égalitaire, non sexiste : de la description à l’action

En ce sens, je ne parle pas non plus de langage égalitaire car même si je reconnais bien volontiers que le langage est un instrument au service de l’égalité de genre, ma tendance personnelle à toujours favoriser les formulations qui rendent visibles les femmes plutôt que les expressions neutres correspond plutôt à une volonté d’équité que d’égalité.

Ainsi, l’équité est la vertu qui permet d’appliquer la généralité de la loi à la singularité des situations concrètes et qui vise à instaurer une égalité de droit, en tenant compte des inégalités de fait.

Wikipedia

En tenant compte des inégalités de fait de la société et du langage, je choisis des formulations volontairement plus visibilisantes pour les femmes pour in fine instaurer l’égalité.

Cette idée d’être dans l’action positive est aussi au coeur de mon choix du mot inclusif qui, je le sais, peut également déplaire, comme l’explique Noémie Grunenwald dans son excellent livre Sur les bouts de la langue. Traduire en féminist/e :

Je n’aime pas dire écriture inclusive. Je préfère parler d’écriture dégenrée, démasculinisée ou féminisée. Le principe d’inclusion sous-entend qu’il existerait quelque part un propriétaire légitime de la langue qui, dans sa grande générosité, voudrait bien faire l’effort d’y intégrer les femmes en leur attribuant une petite place sur le côté. La réalité est tout autre : les femmes ont été exclues de la langue. Il s’agit donc plutôt de redresser un tort en démasculinisant une langue qui, en l’état, n’est pas du tout neutre.

Je ne crois pas non plus qu’il existe de grand propriétaire de la langue, car comme le rappellent Maria Candea et Laélia Veron, Le français est à nous ! et il n’est pas de loi de la langue décidée par l’Académie Française ou une quelconque institution qui soit plus forte que l’usage (en gros, ce sont les gens qui font la langue). En revanche, si j’ai appris quelque chose depuis ces quelques mois où je m’éduque et forme les autres au langage inclusif, c’est que quelque que soit le nom qu’on lui dit donne, il requiert de faire des efforts pour le mettre en pratique. Il requiert de passer à l’action pour sortir du mode automatique dans lequel l’enseignement du français depuis l’école nous a mis en imposant ce « masculin qui l’emporte(rait) sur le féminin ». Et les freins sont forts au premiers rang desquels la peur (de se tromper, de passer pour un·e militant·e dans un contexte professionnel, de déclencher des débats sans en maîtriser les arguments…), émotion puissante et paralysante.

Ne pas pratiquer le langage inclusif, même quand on est convaincu·e de son utilité, va bien plus loin que de simplement « ne pas connaître les règles à appliquer » : c’est une parcours de déconstruction et reconstruction qui demande engagement, confiance et entraînement.

Ici on est dans l’action, or l’inclusion c’est bien, comme la définit Le Robert, « l’action d’inclure ». Parler de langage inclusif, c’est donc pour moi avant tout parler d’un outil très concret que l’on met activement au service de l’égalité de genre et qui sert également les politiques de diversité, d’équité et d’inclusion (DEI) des entreprises et des institutions. D’ailleurs, dans mon entreprise, quand je parle des sujets DEI, je cite souvent cette phrase (dont j’ai du mal à trouver l’origine) : « diversity is a fact, inclusion is a act » (ou la variante « diversity is a fact, inclusion is a choice »). En gros, l’idée est que la diversité est un fait (il y a plus ou moins de diversité dans un groupe de personnes) mais que l’inclusion est une action, un choix. Un choix qui ne s’impose pas à toutes et à tous comme une évidence mais qui nécessite de faire des efforts substantiels pour se mettre en mouvement.

Enfin, inspirée par la conception anglo-saxonne du « inclusive language », je ne considère pas le langage inclusif uniquement comme une question de représentation des genres, mais comme un outil pour supprimer toutes les discriminations : sexistes, donc, mais aussi homophobes, transphobes, grossophobes, racistes, validistes… Et il ne s’agit pas d’adopter un langage non sexiste (ce qui est vrai mais formulé d’une manière négative peu engageante) mais activement féministe, anti-raciste, anti-validiste…
C’est pourquoi je m’interroge aussi sur des mots comme noir·e, normal·e ou transsexuel·le : je les déconstruis pour savoir précisément tous les sens qu’ils portent afin de choisir en conscience lesquels j’emploie. D’ailleurs, je parle de langage inclusif et précis, encore une fois en référence à un concept anglo-saxon que j’ai découvert dans mon entreprise, « precise language », et qui, dans le contexte d’une langue anglaise naturellement moins genrée que le français, insiste sur la précision du vocabulaire, sur l’évolution du langage et la nécessité de repenser régulièrement les termes que l’on emploie au prisme des évolutions sociétales qui s’y reflètent.

« Par exemple, alors que le terme de « minorité » est toujours utilisé aux Etats-Unis comme une manière de décrire une personne non blanche, beaucoup de personnes ne l’apprécient pas ; et dans certains cas, c’est factuellement faux. En remplaçant « minorité » par un terme plus précis comme « historiquement sous-représenté », vos mots sont plus justes et empouvoirant (empowering) pour les personnes de votre entreprise qui s’identifient comme en faisant partie. »

« Striving for a more inclusive workplace? Start by examining your language », Thinkwithgoogle.com

Dans une perspective états-unienne, le langage inclusif à la française, focalisé sur le genre, est une composante du langage précis qui s’attaque à toutes les discriminations. Je ne choisis pas et je prends les deux.

Choisir de parler de langage inclusif aujourd’hui, c’est à la fois la volonté de me placer dans un champ des possibles qui va au-delà de l’écriture, sortir d’une expression polémique qui ne permet pas un débat sain, me placer dans la perspective de l’action, de l’effort concret vers l’inclusion, en rendant volontairement les femmes plus visibles et en prêtant une attention particulière à la précision de mon vocabulaire pour lutter contre toutes les formes de discriminations.

Dernière précision : j’utilise l’outil langage inclusif au service du processus de communication, et je m’intéresse à la communication inclusive (ou non) des entreprises et des institutions, c’est-à-dire aux messages rendus publics par ces organisations et qui sont aussi potentiellement vecteurs de discriminations, comme la publicité. La communication inclusive est pour moi une extension du langage inclusif, mais le langage inclusif reste la base sans laquelle la communication ne le sera jamais.

Catégories
Pourquoi dire et ne pas dire

Pourquoi je ne dis pas : la Femme

Pour le 8 mars, Journée internationale de lutte pour les droits des femmes, je vous propose deux contenus qui vous expliqueront en détail pourquoi je ne dis pas : « La Femme ». Car si les grandes conventions du langage inclusif recommandent de ne pas employer le mot « Homme » dans un sens englobant, j’y ajoute aussi de ne pas employer le mot Femme (avec ou sans majuscule de prestige) précédé de l’article « la » pour parler de la totalité des femmes : le déterminant devant le mot femme a aussi un sens déterminant. Explications en 2 formats.

Une vidéo de 3 minutes sur Instagram

Un article sur le site de l’ADN

A lire ici.

Article sur le site de l'ADN : Mettre la femme au pluriel, une autre lutte du 8 mars
Mettre la femme au pluriel, une autre lutte du 8 mars.
Catégories
Pourquoi dire et ne pas dire

Pourquoi je ne dis pas : rendre un projet sexy

Dans le monde professionnel, c’est une expression qu’on emploie très souvent :
« Est-ce que tu peux rendre tes slides plus sexy ? »
« Le produit est bien mais il faut qu’on le rende plus sexy ! »
« La marque est en perte de vitesse : il faut lui rendre son côté sexy. »
Sexy est ici employé comme synonyme de désirable (qui suscite le désir d’acheter) ou d’excitant (qui provoque une émotion forte au point qu’on ait envie d’acheter). Moi-même j’ai souvent employé cette expression par le passé tant il y a de services qui sont mal marketés (mis en valeur), de marques dont l’image n’est pas dans l’air du temps, ou de produits ou packagings qui sont tout simplement moches (attention jugement) et qui mériteraient d’être « rendus plus sexy ».
Or, depuis quelques temps, ce mot me gêne. Au-début, je ne comprenais pas exactement pourquoi, même si je me doutais bien que le malaise avait quelque chose à voir avec l’objectification sexuelle des femmes. Mais grâce à une conversation avec quelques collègues marketeuses comme moi, j’ai démêlé les fils de l’inconfort dans lequel me mettait ce mot.

Sexy ou la convocation d’un imaginaire publicitaire sexiste

En réalité la première raison est très simple.
Aujourd’hui, les marques sont poussées par les mouvements féministes, LGBTQIA+ et de visibilisation des personnes trans, racisées, en situation de handicap… à représenter une image de sexiness bien plus diverse et inclusive que par le passé. Même si c’est plus ou moins bien fait, comme le décrypte régulièrement Léa Niang dans sa newsletter Visibles sur la communication inclusive, on ne peut pas nier un mouvement positif parmi les professionnel·les du marketing et de la communication.
Cela dit, même si la mise en mouvement est actée, dans les faits le marketing sexiste (aussi appelé marketing fainéant) reste extrêmement prégnant dans notre société. Pépite sexiste le documente quasi quotidiennement et démontre bien comment, que vous le vouliez ou non, vous êtes exposé·es à une imagerie publicitaire qui utilise la sexiness des femmes (et même d’un certain type de femme, plutôt blanche, plutôt blonde, plutôt mince) pour vendre des produits. On n’est plus nécessairement sur le stéréotype de la pin-up qui a connu son apogée pendant la Seconde Guerre Mondiale et a vu se répandre l’utilisation de l’image sexualisée des femmes dans la pub, mais pas toujours très loin.


Récemment, j’ai vu passé ce même camion promouvant du carrelage de salle de bain porté par une femme dont la nudité n’est pas visible mais complètement suggérée. Pourquoi ce choix ? Parce que notre imaginaire publicitaire s’est forgé autour de l’idée que le corps d’une femme (surtout mais d’un homme aussi) et la nudité en particulier font vendre n’importe quoi car le corps d’une femme est sexy (désirable et excitant) et que cette sexiness corporelle va rejaillir sur le produit et in fine sur le consommateur ou la consommatrice en gravant au passage le souvenir publicitaire dans la tête des personnes exposées.
Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’une étude récente à démontré qu’en réalité mettre en scène une femme-objet ne fait pas vendre, et nuirait même à la marque, comme l’a rapporté Marlène Thomas dans la Newsletter L de Libération en novembre 2020.

Cassant une maxime très ancrée dans le marketing, une nouvelle étude de chercheuses italiennes des départements de psychologie sociale des universités de Padoue et de Trieste publiée fin septembre dans la revue Sex Roles démontre que «le sexe ne fait pas vendre».
Pour parvenir à cette conclusion, quatre enquêtes ont été menées. Femmes et hommes ont été confrontés à des publicités «sexualisées» et «neutres» sur divers produits comme une cuisine, de la bière, un matelas, de la mozzarella ou des lunettes. «Les femmes ont moins d’attrait et de moindres intentions d’achat pour des produits présentés avec des modèles féminins sexualisés que lorsque les publicités sont neutres. Et les hommes ne sont pas affectés par la sexualisation des publicités», notent les chercheuses. Des données du Geena Davis Institute on Gender in Media, cité dans ces recherches, indiquent pourtant que les femmes sont six fois plus représentées dans des vêtements ou des postures sexuelles suggestives que les hommes dans des pubs datant de 2006 à 2016

Newsletter L de Libération du 18 novembre 2020


De ce fait, dire en 2022 qu’on veut rendre un produit sexy, même si c’est avec la meilleure intention du monde, continue à mon sens à convoquer ce même imaginaire stéréotypé. Et même si on montre des corps et des beautés diverses, on continue à montrer des corps (de femmes surtout) pour vendre des produits qui n’ont pas grand chose à voir avec le corps, comme du carrelage (ce que Gerflor faisait déjà dans les années 80 avec des corps d’hommes et un humour dont je vous laisse seul·es juges).

Associer sexiness et performance publicitaire, c’est associer sexe et performance

C’est la deuxième raison qui me fait rejeter le mot sexy dans le cadre du discours professionnel : suivre l’objectif de rendre une marque ou un produit plus sexy, c’est avant tout vouloir améliorer sa performance commerciale.

Performance, nom féminin

1. Résultat obtenu dans une compétition.
Les performances d’un champion.

2. Rendement, résultat le meilleur.
Les performances d’une machine.

3. Œuvre artistique conçue comme un évènement, une action en train de se faire

Dictionnaire Le Robert

Utiliser la sexiness comme un facteur voire un indicateur de performance commerciale (certaines marques mesurent leur degré de sexiness, plus souvent appelée désirabilité, à travers des études) est problématique dans le sens où cela contribue à renforcer la connexion entre sexe et performance, sexe et compétition, sexe et rendement.

La sexiness est l’objectif à atteindre.
L’objectif à atteindre est la performance.
La sexiness est la performance.

Or, depuis des années les mouvements féministes, entre autres, s’attachent aussi à déconstruire cette image du sexe comme performance qui amène à tellement de situations de détresse chez tous les individus quel que soit leur genre. Le culte de la performance sexuelle qui pousse de nombreux hommes à prendre des médicaments pour booster leur capacité ou de nombreuses femmes à se forcer à avoir des rapports sexuels même si elles n’ont pas envie. Le culte de la performance sexuelle qui sacralise l’orgasme comme unique « destination » d’un rapport sexuel. Le culte de la performance sexuelle qui impose une certaine fréquence aux rapports sexuels dans les couples (et même en dehors) et nie la multiplicité des formes de désirs (ou d’absence de désir) qui existent pourtant bel et bien.

Associer sexiness et performance, c’est maintenir un lien en réalité néfaste et qui ne fait que nourrir des attentes irréalistes, comme les déconstruisent régulièrement Mashasexplique ou Je m’en bats le clito.

De la sexiness au sexe, y a-t-il une place pour ce sujet au travail ?

Dire que je ne veux plus employer sexy pour qualifier un produit ou une marque dans le cadre du travail, ce n’est pas chercher à rendre tabou le sujet du sexe et des sexualités. Ce n’est pas non plus dire que l’intime n’a aucune place à prendre dans le monde professionnel : je pense par exemple qu’on aurait raison de parler de certains sujets intimes comme les règles (et le SPM, syndrome pré-menstruel) ou l’endométriose dans le cadre des entreprises car dans un cas comme dans l’autre l’impact au travail est réel sur les personnes qui souffrent psychologiquement et physiquement. En parler n’aurait pas pour but de stigmatiser et mettre à l’écart mais de comprendre et adapter au sein de l’entreprise.

En matière de sexe et de sexualités (et dans les entreprises qui ne vendent pas des produits ou services directement liés au sexe), je ne vois pas cette relation entre « parler de sexe » et « bien-être au travail », mais j’anticipe surtout que ce sujet ramène son lot de jugement (souvent hétéronormé par ailleurs, c’est-à-dire pensé par le prisme des relations hétérosexuelles), de malaise et ne contribue finalement qu’à créer un climat propice aux remarques sexistes, homophobes, transphobes, grossophobes… voire au harcèlement.

Je ne dirai donc plus sexy pour qualifier des slides, un produit ou une marque de carrelage, mais je reconnais qu’en marketing le désir reste un puissant moteur. Je lui préfère à la limite désirable (plus neutre et plus ouvert, car le désir peut prendre des formes multiples, pas forcément sexuelles), enviable (un peu désuet et parfois connoté péjorativement, certes) ou même attrayant·e.
Liste non exhaustive à explorer pour trouver le mot inclusif qui remplacera sexy.

Catégories
Pourquoi dire et ne pas dire

Pourquoi je ne dis pas (systématiquement) : Joyeux Noël

J’adore l’esprit de Noël : j’écoute Mariah Carey dès le 28 novembre, je fais moi-même ma couronne de porte, mon sapin de Noël est grand et décoré en rouge et doré. Il y a pas mal de mes origines allemandes là-dedans et la volonté, aussi, de créer des rituels familiaux qui viennent ponctuer chaque week-end de décembre. Même si Noël est une fête religieuse, je la célèbre sans aucune intention de religiosité n’étant moi-même pas croyante.
Cela dit, ma passion pour le langage m’a poussée à m’interroger sur l’expression qui vient ponctuer cette période de fin d’année et que je balançais auparavant fièrement et sans y penser, le coeur plein de bonnes intentions : Joyeux Noël. Car en réalité, cette expression n’est pas très inclusive. Pourquoi ?

Tout le monde ne fête pas Noël

Cela peut paraître évident, mais il est bon de le rappeler surtout dans un pays comme la France, un pays laïc mais de tradition catholique où la plupart des jours fériés sont liés à des fêtes religieuses catholiques, où la quasi totalité des édifices religieux sont des lieux de culte catholique et où il n’est pas rare de voir des croix au sommet des montagnes. En France, célébrer Noël sur un mode catholique, c’est-à-dire la naissance de Jésus le 25 décembre est le mode de penser par défaut. Si pour les les 48% de Français·es qui se déclarent lié·es à la religion catholique (ce qui est différent de pratiquant cette religion – c’est ici un rapport plus social que religieux), il y a peut-être une portée religieuse à cette célébration, la dimension commerciale de Noël en fait aujourd’hui un évènement plus culturel que cultuel que de nombreuses personnes non religieuses célèbrent (comme moi). Difficile d’y résister quand à partir de mi-novembre, que l’on soit croyant·e ou non, on est exposé·e de manière constante à l’ambiance de Noël et ses messages.

Mais le catholicisme est loin d’être la seule religion présente en France : s’il est interdit par la loi française de recenser les personnes sur la base de leur religion, l’Observatoire de la laïcité a publié en 2019 un sondage montrant qu’au moins 8% des personnes vivant en France se sentaient liées à une religion ne célébrant pas Noël (et ce chiffre sous-estime certainement la réalité).
Les orthodoxes peuvent célébrer Noël mais certain·es le fêtent en janvier car leur calendrier n’est pas le même, la religion juive ne fête pas Noël mais Hanukkah au mois de décembre (et pas le 25), et les personnes musulmanes n’ont pas d’équivalent de Noël.

La Commission européenne l’a rappelé dans son guide pour une communication inclusive destiné à donner à ses fonctionnaires des recommandations (et non des obligations, contrairement à ce que les polémistes ont voulu faire croire) pour s’adresser à toutes les Européennes et tous les Européens en tenant compte de leurs diversités, y compris la diversité de culte : partir du principe que tout le monde est chrétien en Europe (et a fortiori en France) est tout simplement faux. Il ne s’agit pas de renier les traditions et l’héritage catholique de la France ou d’empêcher qui que soit de fêter Noël mais simplement de reconnaître qu’il y a d’autres pratiques, d’autres cultes.

Evitez de partir du principe que tout le monde est chrétien. Tout le monde ne célèbre pas les fêtes chrétiennes et toutes les fêtes chrétiennes ne sont pas célébrées le même jour. Soyez sensibles au fait que les gens ont différentes traditions religieuses et différents calendriers.

European Commission Guidelines for Inclusive Communication


J’en discutais avec une collègue l’autre jour qui est musulmane et qui me disais précisément ne pas tant être gênée par l’expression « Joyeux Noël » en soi mais plutôt par le fait qu’une partie de son entourage, notamment professionnel, partait du principe qu’elle le célébrait forcément, ce qui témoigne d’un manque d’ouverture et de connaissance de sa propre culture à elle.

Noël n’est pas toujours un moment joyeux

Au-delà de l’inclusion du point de vue religieux, qui peut paraître assez évidente, il y a une autre dimension dans l’expression « Joyeux Noël » qui me gêne aussi : l’injonction à la joie.

Noël renvoie à un imaginaire de fête familiale, où tout le monde se retrouve autour d’un sapin et d’un bon repas, où l’on échange des cadeaux et où, en gros, on passe un bon moment ensemble.
C’est oublier que ce « Joyeux Noël » peut être un trigger (déclencheur) négatif pour les personnes qui se sentent mal de ne pas rentrer dans cette image parfaite du Noël familial (les célibataires, les personnes isolées, les personnes âgées…) et cela peut provoquer ou renforcer une souffrance qui va impacter la santé mentale des individus.
De même, être pauvre et ne pas pouvoir couvrir ses enfants de cadeaux, ou même simplement leur offrir le jouet désiré, c’est une souffrance pour de nombreux parents en situation de précarité. Vous me direz que, comme le Grinch le découvre dans Comment le Grinch a volé Noël, Noël est dans le coeur avant tout. Certes, c’est une jolie histoire, mais je ne crois pas qu’elle soit très opérante pour comprendre la vie des personnes qui vivent dans la précarité.
Enfin, dans les environnements précaires comme dans les privilégiés, Noël n’a pas la même saveur en fonction de son genre : la charge mentale repose en grande partie sur les femmes qui planifient des jours (voire des semaines) à l’avance les cadeaux à acheter, qui emballent, qui font les courses, qui préparent les repas, qui s’assurent que les conversations ne dérapent pas à table, qui rangent les papiers cadeaux qui traînent, qui font le SAV des jouets cassés, et j’en passe. Causette en a fait un article édifiant l’année dernière : La charge (monu)mentale de Noël.

Mais alors on dit quoi ?

Ici, pour moi, il y a deux clés : le contexte et l’intention.
Le contexte, c’est assez simple : si vous connaissez suffisamment bien une personne pour savoir qu’elle fête Noël, vous avez la réponse à la première question.
Si vous n’êtes pas sûr·e, vous pouvez opter pour des formulations moins marquées comme « bonnes fêtes » (même si cela part du principe qu’il y a quand même une célébration) ou « bonne fin d’année » (qui marche à tous les coups). « Mais je suis juive et je m’en fiche qu’on me dise Joyeux Noël ! » est un argument qu’on peut entendre : et je le comprends ! Dans ce cas, good for you ! Mais pour s’exprimer de manière inclusive, on choisit souvent l’option du dénominateur commun le plus partagé afin de s’assurer que personne ne se sente exclu car penser par défaut pour les groupes minorisés fonctionne toujours aussi pour les groupes dominants : il n’y a aucun risque à dire « bonne fin d’année » pour personne, il y a un risque à dire « Joyeux Noël » même pour quelques un·es, je choisis donc la première option, qui ne coûte pas plus chère.

L’intention, c’est le plus important pour moi : dit-on « Joyeux Noël » comme un automatisme dépourvu d’intention, comme n’importe quel bonjour ou au revoir ? Ou bien le dit-on en conscience, avec le vrai souhait de transmettre un message à son interlocuteur ou son interlocutrice ? A la réflexion, m’interroger sur ce « Joyeux Noël » m’a permis de comprendre que j’avais envie d’y mettre plus qu’un simple message de courtoisie : à ma collègue qui part pleine d’anxiété à l’idée de toutes les choses à organiser, je veux aussi dire mon empathie, à la caissière qui va travailler et n’aura pas de vacances pour se reposer, je veux aussi dire ma gratitude. A la première, un « Bonnes fêtes et prends bien soin de toi surtout », à la seconde « Bonnes fêtes et merci infiniment ». Cela n’a pas besoin d’être long ou compliqué mais juste sincère, authentique et dit avec intention.