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Pourquoi dire et ne pas dire

Féminin des noms de métiers : qu’est-ce qui bloque ?

J’ai plein d’anecdotes à raconter autour de la féminisation des noms de métier, c’est-à-dire le fait d’employer un nom de métier au féminin quand on parle d’une femme (dire autrice, cheffe, directrice, commandante…). Parmi ces anecdotes, une avocate affirmant que « dans son métier, c’était impossible » ; des associations de femmes qui préfèrent utiliser le faux féminin « entrepreneure » plutôt que « entrepreneuse » ; une femme défenseuse du langage inclusif mais refusant d’utiliser le mot mairesse pour parler d’elle et j’en passe.

Entendons-nous bien : ces femmes ne font pas ce choix parce qu’elles sont ignorantes ou forcément ultra conservatrices. Il serait malhonnête et désobligeant d’affirmer cela. Parfois d’ailleurs, ce n’est pas tant un choix qu’un automatisme, une habitude jamais vraiment questionnée.

Pourtant, pour qui connait le pouvoir et l’impact potentiel du langage inclusif, choisir en conscience d’adopter un nom de métier au féminin quand on est une femme peut être extrêmement puissant, pour soi, pour son entourage et pour la société dans son ensemble. Et en ce mois de janvier 2025, j’avais envie d’encourager cette conversation et, pourquoi pas, d’inspirer quelques femmes à réfléchir à une seule et unique résolution, facile à tenir et à l’impact démontré : féminiser son nom de métier.

Petit retour historique sur les noms de métiers

Je ne vais pas vous faire un récapitulatif de la longue histoire des noms de métiers, d’autres ont fait ça avant moi, et très bien, comme Eliane Viennot dont l’ouvrage Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! a fait date à ce sujet. Vous pouvez d’ailleurs la découvrir en podcast, c’est toujours un super moment de l’écouter parler.

Mais il y a quand même quelques repères que vous devez avoir en tête :

  • les noms de métiers ont été les premières victimes de la vague de masculinisation de la langue française, déclenchée par l’Académie Française au 17e siècle. Les mots qui désignaient jusqu’alors au féminin des métiers prestigieux sont rayés du dictionnaire et peu à peu perdus par l’usage. Le mot « autrice » est en l’emblème le plus connu et a depuis fait l’objet de nombreuses recherches visant à le réhabiliter (comme le livre d’Aurore Evain, Histoire d’autrice de l’époque latine à nos jours).
  • en France, c’est dans les années 1980, avec l’arrivée au pouvoir de femmes en politique, que la question de la féminisation des noms de métiers revient sur le devant de la scène : les premiers guides de féminisation paraissent, comme le fameux Femme, j’écris ton nom (accessible gratuitement ici), né des travaux de la commission lancée en 1984 par Yvette Roudy, alors Ministre des droits des femmes. Commence aussi la querelle des noms de métiers, très bien racontée par Bernard Cerquiglini dans Le ministre est enceinte, porté notamment par le farouche refus de l’Académie Française.
  • Aujourd’hui, la féminisation (ou même la reféminisation comme le dit Eliane Viennot) est considérée comme la base du langage inclusif en français, et les usages ont largement suivi : Elisabeth Borne n’a jamais été appelée « Madame le Premier Ministre » au moment de son arrivée à Matignon et le mot « autrice » ne choque plus tant l’oreille. Un petit tour sur Google Trends nous démontre même que depuis le début des années 2020, les recherches pour les mots « autrice » et « entrepreneuse » ont dépassé celles pour « auteure » ou « entrepreneure », des faux-féminins importés du Québec dans les années 70.
Graphique issu de Google Trends montrant les évolutions de recherches des 5 dernières années pour les mots auteure, autrice, entrepreneure et entrepreneuse.

La féminisation des noms de métier, un consensus mou.

D’ailleurs, la féminisation des noms de métiers est la plus consensuelle des 3 grandes conventions du langage inclusif quand il s’agit de rendre visibles les femmes dans la langue : un sondage mené par Google et Mots-Clés en 2021 a montré que 65% des internautes en France y étaient favorables, alors que les termes englobants ou non genrés sont acceptés à 56%, et le point médian à seulement 39%.

Graphique montrant le pourcentage de personnes favorables à la féminisation des noms de métier

Mais ce sondage révèle aussi que 21% des internautes expriment un avis défavorable. La favorabilité n’est donc pas écrasante et le consensus peut être qualifié de mou.

Plusieurs phénomènes illustrent d’ailleurs que la féminisation des noms de métiers, qui traduit la féminisation des métiers eux-mêmes, notamment les plus prestigieux, ne va pas encore de soi à l’échelle de la société. Par exemple :

  • les courriers des administrations ou services destinés à « Monsieur le Dirigeant » par défaut (on en reparlera, j’en ai quelques exemples déchirés dans un tiroir pour un prochain article)
  • des femmes au noms de métiers mal genré dans les médias, comme cet exemple édifiant d’une vidéo de France Inter où Laure Adler (féministe s’il en est !) est désignée comme « historienne, écrivain et journaliste ». Mais écrivaine, non.
Capture d'écran d'une vidéo de France Inter sur Instagram où on voit Laura Adler interviewée, avec le titre "Historienne, écrivain et journaliste"

  • des femmes qui elles-mêmes choisissent de conserver un nom de métier au masculin.

Et c’est sur ce dernier sujet que le blocage me paraît le plus étrange et que j’ai voulu investiguer.

Les raisons de la non féminisation choisie des noms de métiers

Cette année, j’ai rencontré Cécile Leprince alors qu’elle dirige une agence de pub spécialisée dans les réseaux sociaux. Plutôt sceptique au départ sur la question du langage inclusif, nous nous rencontrons par une connaissance commune. Nous échangeons sur mon approche du langage inclusif au delà de l’écriture inclusive, mes convictions sur son pouvoir dans le monde de la pub (ce que je développe dans mon ebook, en gros) et les engagements de Cécile dans une association de soutien à des femmes victimes de violences. Dans le cadre d’une conversation ouverte et bienveillante, Cécile écoute, pose des questions et progressivement commence à voir l’intérêt du sujet que je porte. L’envie d’aller plus loin est née. Et dans les dernières minutes de la conversation, Cécile me partage que sur LinkedIn, son titre est « Directeur Général ». Elle n’a pas choisi de féminiser son nom de métier.

Et Cécile n’est pas la seule femme qui occupe un poste de direction, qui est engagée en faveur des droits des femmes, et qui pourtant choisit délibérément de ne pas féminiser son nom de métier. Pourquoi ?

J’ai interrogé Cécile mais aussi mon réseau sur LinkedIn : qu’est-ce qui fait qu’une femme préfère se faire appeler président, avocat ou directeur ?

Les raisons sont différentes pour chaque femme, parfois elles se cumulent, parfois ce sont aussi des biais inconscients qui sont à l’oeuvre.

Voici une liste, certainement non exhaustive et non classée, des raisons invoquées :

  • s’affirmer comme l’égal d’un homme : « C’était une posture revendicatrice. A une époque où madame la préfète était la femme du préfet, madame la pharmacienne la femme du pharmacien, il s’agissait de s’imposer avec un titre acquis par les études et par le travail et non par le mariage. »
  • revendiquer les mêmes prestige et autorité associés à la fonction : « Feu ma maman était magistrate et elle ne voulait pas qu’on l’appelle Madame la juge ou la présidente, mais Madame LE juge ou LE président. Elle me disait que c’était parce que le titre au masculin incarnait la véritable fonction et son prestige et que le féminiser aurait été comme déformer son parcours et son autorité »
  • des institutions professionnelles qui font barrage et des pratiques métiers très conservatrices : c’est notamment le cas dans le domaine du droit (on pourrait écrire toute un article sur le nom de métier d’avocate) où certains cabinets ou barreaux découragent voire interdisent de féminiser son nom de métier.
  • la distinction entre le titre et la personne (un peu à la manière de l’artiste et l’oeuvre) : « je suis avocat avant d’être une femme » (on pourrait qualifier cela d’approche gender blind, c’état à dire qui refuse de voir le genre comme un critère de différence). « Celles qui préféraient s’identifier comme entrepreneur “neutre” ou entrepreneure disaient qu’elles ne voulaient pas se différencier par leur sexe, voulaient juste être “entrepreneur” tout simplement (sans le côté femme, féminin), et être prises aux sérieux »
  • quand le nom de métier est un féminin conjugal (le métier au féminin désigne « la femme de ») ou entaché (il a une connotation péjorative, comme entraineuse ou maîtresse), comme dans l’anecdote de la mairesse.
  • quand le nom de métier au féminin est très peu usité ou choque l’oreille (argument esthétique) : « J’ai mis du temps mais depuis 3 ans maintenant je dis agente (avant je ne trouvais pas ça beau mais maintenant mon oreille est choquée quand j’entends agent pour une femme, comme quoi on s’habitue 🙂 »
  • l’absence d’intérêt pour ce sujet ou sa dépriorisation par rapport à des sujets sujets plus importants : « moi je voulais combattre le sexisme ordinaire au travail. Le nom de métier au féminin, c’était une paillette qui allait faire plaisir aux féministes mais pas faire avancer concrètement les sujets qui nous bloquent au quotidien, comme l’égalité des salaires »
  • ne pas se fermer d’opportunités professionnelles : « Un prof de com’ conseillait aux traductrices de mettre « traducteur », aux rédactrices « rédacteur », etc…. pour être plus facilement trouvables par de potentiels clients qui les chercheraient sur des réseaux professionnels et Internet…Quand les gens cherchent un free-lance, ils le cherchent généralement au masculin !« 
  • la croyance dans la valeur neutre du masculin : « pour moi, le masculin c’est le neutre, alors garder le nom de métier au masculin, c’est neutre, comme en anglais. »

Compiler cette liste, c’est encore une fois réaliser la charge mentale qui pèse sur les femmes quand on parle d’une chose aussi simple que de choisir comment parler de son métier.

C’est aussi reconnaître l’influence générationnelle : la posture des femmes qui se sont battues pour leur droits depuis les années 70 et qui aujourd’hui revendiquent le masculin comme une victoire, obtenue de haute lutte, est tellement compréhensible.

Cela rappelle la nécessaire bienveillance que nous devons avoir entre nous, femmes : réservons notre jugement avant de critiquer une femme qui ne féminiserait pas son métier car nous ne savons pas ce qui la motive. Derrière chacune de ses raisons, qui peuvent être argumentées dans un sens et dans un autre, il y a des émotions qui sont toutes valides. Au coeur de ses émotions : la peur de ne pas être perçue à sa juste valeur dans le monde professionnel.

Pourquoi féminiser son nom de métier, alors ?

Mais pour la femme féministe de 43 ans que je suis, féminiser son nom de métier, ce n’est pas une lubie. C’est un choix conscient motivé par une raison précise : changer les représentations, pour ma génération et les générations futures.

Les études scientifiques ont démontré que les petites filles se projettent plus dans des métiers quand ils sont décrits au masculin et au féminin, déconstruisant depuis 50 ans cette idée que le masculin ferait le neutre.

Nous avons pu l’étudier chez les adolescent·es de 12 à 18 ans. L’impact du langage est primordial à un âge où l’on se construit, en particulier pour l’orientation professionnelle. Alors que les garçons n’ont aucun problème à s’imaginer travailler dans n’importe quels domaines, y compris ceux où les femmes sont majoritaires (santé…), les filles se sentent plus exclues lorsque les formations sont présentées uniquement au masculin (ingénieur, chirurgien…). Un changement s’opère dès qu’on met en valeur les deux genres. C’est donc un outil indispensable aussi bien pour les jeunes que pour les entreprises afin de diversifier les possibilités de formations et de stages.

Interview de Pascal Gygax, chercheur en psycholinguistique dans Télérama, “L’écriture inclusive fait diminuer nos stéréotypes discriminatoires”


On parle sans cesse du besoin d’avoir des role models féminins pour inspirer les petites filles en leur offrant l’image accessible d’un métier souvent représenté au masculin. Comment être ce role model si on n’assume pas un nom de métier dont le genre grammatical s’accorde avec notre identité de genre ?

C’est l’argument qui a convaincu Cécile de mettre à jour son profil LinkedIn : elle y est désormais « directrice générale ». « Si je vais au collège de ma fille et que je me présente comme directeur, quelle image est-ce que ça renvoit de ce métier ? »

Cela résonne avec cette anecdote partagée sous mon post Linkedin :

C’est marrant, j’ai une anecdote de ma nièce, qui à l’époque avait 10 ans.
Contente de nous accueillir chez elle et d’avoir préparé notre chambre, elle nous explique qu’elle est la directrice de « l’hôtel » qui nous accueille. Elle voudrait qu’on l’appelle « madame le directeur ». Je lui demande alors pourquoi pas « madame la directrice »? Et elle me répond naturellement « eh bien madame, parce que je suis une fille, et le directeur parce que ça gagne plus d’argent ! ».

Changer les représentations, c’est aussi revendiquer et diffuser les noms de métiers au féminin pour que les petites filles l’associent autant que le masculin avec le prestige, l’autorité…et l’argent.

Féminiser les noms de métiers complètement, en utilisant les formes féminines naturelles du français (comme agente, entrepreneuse ou autrice), c’est répandre l’usage, créer de nouvelles habitudes, utiliser des formes où le féminin s’entend, ne reste pas le discret e muet qui se fait oublier. Et en passant, respecter les règles d’accord basique de la langue française.

Enfin, se réapproprier les féminins entachés comme entraineuse ou maîtresse, c’est retourner le stigmate, c’est faire évoluer les stéréotypes en ancrant dans l’usage des connotations positives et valorisantes du féminin.

Cette investigation m’a donc permise de mieux comprendre les raisons qui poussent les femmes à choisir délibérément de ne pas féminiser leur nom de métier.
Je ne les juge pas parce que toutes les raisons qu’elles invoquent sont valides. Cela étant dit, elles démontrent qu’encore une fois que le langage est un lieu de lutte féministe, comme le dit Julie Abbou. Et dans un contexte où il est facile de se sentir dépossédée des moyens de se battre pour la justice sociale et l’égalité femmes-hommes, un geste aussi simple que féminiser son nom de métier peut paraître un petit pas pour une femme mais c’est en réalité un grand pas pour l’humanité.

Bonus : un article et une vidéo à partager

Vous connaissez une femme qui ne féminise pas son nom de métier ? Partagez-lui le lien de cet article ou bien la vidéo de 3 minutes qui le résume sur Instagram ou LinkedIn !

Capture d'écran d'un post Instagram de re·wor·l·ding