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Pourquoi dire et ne pas dire

Pourquoi je ne dis pas : un·e collègue hystérique

Le mot hystérique a déjà été longuement déconstruit et peut-être que pour certain·es d’entre vous, il paraîtra évident que c’est la dimension sexiste qui l’exclut d’un vocabulaire inclusif. C’est vrai, mais ça va plus loin que ça. Car le terme hystérique convoque aussi une forme de discrimination plus tardivement formalisée, la psychophobie. Et appliqué dans le monde du travail, il pousse aussi à nous interroger sur la place qu’on veut bien accorder (ou pas) aux émotions de toutes les personnes quel que soit leur genre.

Aux origines de l’hystérie, l’utérus

Un éclairage rapide sur l’origine étymologique d’hystérie nous renseigne sur la première dimension du mot : son sexisme. De nombreux ouvrages référencent ce terme pour le déconstruire. Dans L’Homme préhistorique est aussi une femme, l’autrice Marylène Patou Mathis résume bien la situation :

Durant des siècles, les femmes sont considérées non seulement comme des « éternelles malades » mais aussi qualifiées de flegmatiques ou d’hystériques. C’est à Hippocrate que l’on doit l’invention du mot hystérie, qu’il utilisa pour décrire une maladie affectant le corps entier due à la matrice, la « suffocation de la matrice » (qu’on dit en grec ustera, qui a donné utérus puis hystérie, ndlr). Dans l’Occident médiéval, l’hystérie était considérée comme une possession du corps féminin par le Diable. Au début du XIXe siècle, la plupart des médecins attribueront la maladie à une sorte d’engorgement de l’utérus ou à une surexcitation de la matrice. Les femmes, à cause de leurs émotions mal maîtrisées, seraient « plus enclines à être atteintes de maladies mentales ».

En gros, à travers l’histoire médicale et jusqu’à récemment, c’est le prétexte biologique (dont on ne connaissait pas grand chose à l’époque d’Hippocrate) qui a justifié cet état quasi perpétuel de maladie mentale chez les femmes (ou plutôt les personnes qui présentaient une forme biologique associée au genre féminin). C’est l’utérus et les désagréments qui l’accompagnent (les règles, le cycle reproductif et ses variations hormonales) qui créent ces humeurs changeantes et incontrôlables qu’on qualifie dans les cas les plus visibles d’hystérie.

C’est grâce à à cause de Freud que l’hystérie a connu un regain d’intérêt et que la théorisation de son origine et de son expression a été la plus poussée, invoquant, au-delà de la dimension biologique, des justifications sexuelles et érotiques et posant les bases de la psychanalyse freudienne.

Aujourd’hui, le terme hystérie n’est plus utilisé dans le contexte médical (sauf peut-être par les psychanalystes de filiation freudienne) et il a été supprimé des classifications officielles internationales des maladies.

Etre hystérique, l’insulte sexiste qui renvoie les femmes à leurs émotions incontrôlables.

Si les gens qui traitent d’hystérique ne le font plus tant en référence au (pseudo) diagnostic médical, la définition commune du terme se focalise sur la dimension émotionnelle et soudaine d’une crise quasi systématiquement associée à une femme, parfois à un groupe (une foule hystérique), un comportement (un rire hystérique) mais rarement à un homme individuellement.

Hystérie : Excitation violente, inattendue, spectaculaire et qui paraît exagérée.

CNRTL

Utiliser le mot hystérique est donc clairement sexiste à plus d’un titre : comme con·ne il stigmatise une partie du corps d’une femme (l’utérus) pour en faire un objet de mépris et il contribue à renforcer des stéréotypes de genre, notamment celui que les femmes ne savent pas contrôler leurs émotions.
A ce titre, il peut être rangé dans la même famille que les archétypes de la angry black woman (« la femme noire en colère », qui est en plus raciste) ou de la drama queen (on ne dira d’ailleurs pas drama king pour parler d’un homme, ici le féminin générique ne gêne personne). Exprimer ses émotions, encore pire sa colère, et si possible de manière soudaine et hors de proportions (encore faut-il savoir qui définit ces proportions), c’est bien « un truc de bonne femme ».

Hystérique, une insulte psychophobe.

Traiter d’hystérique, c’est donc insulter en stigmatisant un état mental, considéré comme hors du commun voire pathologique. Quand on dit « t’es complètement hystérique » le sous-entendu est fréquemment « tu devrais te faire soigner ». Or stigmatiser sur la base d’une maladie mentale, ça s’appelle la psychophobie et la pratiquer n’est pas compatible avec un langage inclusif.

La psychophobie, ou le sanisme (en anglais mentalism ou sanism), est une forme de discrimination et d’oppression à l’encontre de personnes qui ont ou sont censées avoir un trouble psychique ou une autre condition mentale stigmatisée. Les victimes en sont les personnes catégorisées comme souffrant de troubles psychiques.

Wikipedia

Ce terme est apparu dans les année 70, et même si aujourd’hui son usage se répand, il me semble qu’il y a encore beaucoup de travail d’éducation à faire pour que chacun·e se rende compte de la portée discriminante des insultes de type fou, folle, taré·e ou même crétin·e (dont j’ai récemment appris l’origine sur le compte Instagram C’est quoi cette insulte que je vous recommande de suivre).
Paye ta psychophobie est un autre compte qui éduque par le partage de témoignages et de ressources sur l’étendue de la psychophobie dans la société.
Puisqu’aujourd’hui, et encore plus dans le contexte actuel de crise sanitaire, on met tant l’accent sur la santé mentale, il paraît évident de remettre en question ces mots. De la même manière qu’il ne viendrait pas à l’esprit de se moquer de quelqu’un·e qui a un bras cassé ou souffre d’un cancer en raison de sa maladie, pourquoi serait-il plus légitime de se moquer d’une personne qui souffre de schizophrénie ou de dépression ?

Les émotions doivent avoir leur place au travail, comme partout.

Une des raisons pour lesquelles j’ai titré cet article « Pourquoi je ne dis pas : un·e collègue hystérique » est la prégnance dans le monde du travail de l’idée que les émotions n’y ont pas leur place. Une femme me rapportait récemment qu’elle n’avait pas été embauchée à un poste pour plusieurs raisons parmi lesquelles le fait qu’elle présentait, je cite, une « surcharge émotionnelle » et que sa voix semblait « fragile ». Il y avait (heureusement) une raison plus solide à son non recrutement mais je ne peux que m’interroger : la même remarque aurait-elle été faite par ce recruteur à un homme ?
Les discriminations sexistes dans le monde du travail s’expriment à de multiples niveaux, notamment à cause des préjugés et parfois réalités liés à des grossesses potentielles vues comme des freins à la productivité ; mais elles se doublent aussi, entre autres, de discriminations plus insidieuses sur la perception de la mauvaise gestion des émotions des femmes au premier rang desquelles colère et stress. On parle souvent de leadership féminin (expression que je désapprouve pour les raisons développées ici) pour mettre en avant un management plus empathique et bienveillant. C’est donc qu’on peut apprécier chez les femmes la prétendue douceur qu’elles manieraient plus. Mais quand on se déplace sur le spectre des émotions de la douceur à la colère (qui va souvent de pair avec la revendication de justice), alors ce n’est plus si souhaitable. N’y aurait-il pas là un paradoxe ? Si, et c’est le même paradoxe qui s’exprime dans l’incapacité des gens à mettre sur un plan d’égalité l’affirmation et la capacité de décision des hommes et des femmes quand on parle du leadership des uns (les hommes) et de l’agressivité des autres (les femmes), retranscrite dans le terme anglais bossy (autoritaire) qui désigne plus souvent les femmes (voir la campagne Ban bossy).
Dans son ouvrage le Coût de la virilité, Lucile Peytavin se lance dans une difficile mais nécessaire tentative d’estimer combien coûte à l’Etat chaque année les conséquence d’une éducation des garçons et donc des hommes prônant la virilité, dont la non expression des émotions fait partie. Elle calcule combien d’argent coutent les frais de justice, frais médicaux et l’impact sur la vie humaine (des femmes et des hommes) des comportements dits asociaux en très grande majorité perpétués par des hommes (violences, sexuelles ou non, comportements à risque sur la route, etc.) en raison de cette éducation à la virilité. Elle parvient au résultat de 95 millards d’euros par an.

En entreprise, dans nos relations professionnelles, l’impératif au camouflage des émotions et donc la stigmatisation des personnes qui les expriment qu’on traite de collègues hystériques conduit à des cultures toxiques, dont le burn out est un des symptômes les plus visibles.
Je peux déjà vous entendre rétorquer que l’hystérie dénote une expression exagérée des émotions et que celle-ci n’a pas sa place dans l’entreprise où les relations doivent rester cordiales. Ce n’est pas pour rien si on parle de « relation strictement professionnelle » pour parler d’une relation dénuée d’émotions fortes (amoureuse ou amicale). Mais la prochaine fois que vous vous trouverez dans une situation où vous auriez envie de dire d’une collègue qu’elle est hystérique, je vous encourage à vous demander si c’est l’expression de l’émotion qui est exagérée (elle insulte et se roule par terre) ou si c’est l’émotion elle-même que vous trouvez déplacée (comme la colère). Et si on est dans le second cas, et que la colère est légitime, comment faire si on ne peut pas l’exprimer ?
Et si c’était un homme qui avait exprimé la même émotion, quelle serait votre réaction ?

Et si on parlait justement de la santé mentale des femmes ?

Dans les années 70 et 80 certaines féministes ont voulu se réapproprier le terme hystérie en l’assimilant à la manifestation physique de la résistance à l’oppression patriarcale. Est-ce que cette idée est absurde ?
Pas forcément quand on observe les chiffres de la santé mentale par genre qui montrent une claire disparité : les femmes consultent plus pour des troubles psychiques, prennent plus de psychotropes, souffrent plus de certaines maladies mentales.
Je vous recommande l’écoute de cet épisode du podcast Quoi de Meuf ? pour mieux comprendre ce qui de la nature mais surtout de la culture explique ces disparités. Quelques indices : le poids des injonctions sur le corps des femmes, la charge mentale, la manière dont le système de santé traite les femmes, les attentes autour de la maternité, etc…

Pour conclure, je dirais donc que si les fondements biologiques de l’hystérie sont clairement nuls et non avenus, il reste vrai que l’on prend mal en compte et en charge la santé mentale des femmes.
Les femmes sont sociabilisées en tant que femme à plus exprimer leurs émotions et cela se retourne contre elles dans toutes les sphères de la vie, et notamment au travail. Utiliser le terme hystérique pour parler d’une femme, d’une collègue, d’une foule, d’un rire contribue à renforcer ce stéréotype de genre mais également à stigmatiser la santé mentale, quel que soit le genre (c’est pourquoi je ne l’emploierais pas non plus pour parler d’un homme).

Sexiste, psychophobe et toxique, je n’emploie donc pas le terme hystérique.

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Pourquoi dire et ne pas dire

Faut-il remplacer con·ne par couillon·ne ?

Peut-on insulter en pratiquant un langage inclusif ?
N’y allons pas par quatre chemins : oui, mais ça va demander de faire quelques efforts, et non des moindres.

Insulter, c’est :

Proférer des paroles, avoir un comportement (interprétables comme) offensant quelqu’un par une attitude de dédain, de défi, de mépris. 

CNRTL

Je peux penser à de nombreuses manières de montrer du dédain ou du mépris par l’insulte, que je profère allègrement, mais toujours loin des oreilles de ma progéniture.
L’insulte n’est pas seulement un mode d’expression, c’est aussi un moyen de soulagement, et on a par exemple montré qu’il est plus facile de résister à la douleur quand on profère des insultes que quand on s’en abstient.
Dans la pop culture, les films, séries, livres regorgent du cliché de la femme accouchant qui insulte la terre entière : ce portait ne véhicule donc pas uniquement le stéréotype de la femme hystérique, submergée par ses émotions et sa douleur, ici bien légitimes (et nous reviendrons sur le terme hystérique dans un prochain article), mais décrit une véritable technique pour essayer de les gérer au mieux.

Mais revenons au sujet du jour : « quelle conne », « connard de merde », « connasse » ont toujours été dans mon top 10. Mais aujourd’hui, j’essaie de changer et des les supprimer de mon vocabulaire. Pourquoi ?

Est-ce que ça vous viendrait à l’idée de traiter une personne de vulve ?

C’est pourtant ce que l’on fait quand on emploie le mot con ou conne comme une insulte. Car le mot con, à l’origine, désigne la vulve, c’est-à-dire la partie externe de l’appareil génital féminin. Et donc en réalité, à chaque fois qu’on traite quelqu’un·e de con·ne ou d’un de ses dérivés comme connasse ou connard, c’est par assimilation de la vulve à quelque chose de dégradant, méprisable, dédaignable. Même si cette insulte est très ancienne et que la plupart des gens qui la profèrent ont oublié ou n’ont même jamais su d’où elle vient, dans notre perspective de déconstruction des expressions sexistes, celle-ci est en bonne place.
Car traiter de con·ne, c’est donc vouloir offenser ou blesser en assimilant le corps d’une femme (par une de ses parties les plus distinctives) à quelque chose de méprisable. On va ici au-delà du sexisme (la discrimination par le sexe) pour rentrer en territoire clairement misogyne (le mépris des femmes).

D’ailleurs, je ne résiste pas à citer de nouveau un Académicien qui s’est beaucoup fait entendre sur la question de la féminisation des noms de métiers, et qui a eu cette sortie dont je vous laisse apprécier le niveau de misogynie de compétition.

Dans les vingt ou vingt-cinq dernières années, j’ai vu naître, devançant la commission, un petit nombre de féminins auxquels on ne pensait pas et dont on ne peut plus se passer. Ainsi, l’admirable substantif “conne”.

George Dumézil, Académicien, 1984

Mais alors, couillon·ne, c’est mieux ?

Remplacer l’un par l’autre ne me satisfait pas pour trois raisons : la première est que le sens n’est pas tout à fait le même. Là où con parle de bêtise, de stupidité, de sottise, bref de connerie, couillon porte une autre dimension, liée elle à l’assimilation des couilles au courage, car on sait bien que le coeur de la témérité se loge dans les bourses d’un homme. On ajoute donc à la dimension de bêtise celle de lâcheté. Le sens n’est pas le même, le remplacement de l’un par l’autre n’en a donc pas vraiment.

Ensuite, je trouve qu’il y a une certaine forme de mignonnerie à couillon, comme si on parlait d’une petite couille, qu’on peut dire avec une forme de tendresse. Dire « mais quelle con·ne » et « mais quelle couillon·ne », ça ne renvoie pas la même force insultante à mon oreille (et il en sera peut-être différemment pour vous).

Enfin, et c’est sans doute l’argument le plus important : ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’autrui te fasse à toi-même. Si je souhaite éviter l’usage du mot con·ne parce que je cherche à déconstruire cette expression en réalité misogyne, ça ne devrait pas être pour encourager à stigmatiser un organe masculin en le tournant en ridicule.

En alternative à con·ne ou couillon·ne, je vais personnellement tenter d’utiliser d’avantage bouffon·ne, raclure de merde ou de bidet (qui a l’avantage d’être épicène, c’est-à-dire non marqué en genre) ou même crétin·e que je trouve joliment désuet (correction : la crétinerie ayant été assimilée à une maladie, utiliser ce mot comme une insulte est validiste, je le retire donc de ma liste) . Quelques idées idées supplémentaires pour vous sur le génial compte Instagram C’est quoi cette insulte ?

Et si on se réappropriait le mot con·ne ?

Si le sujet des insultes vous intéresse, je devriez aimer la courte série Netflix The History of swear words dans laquelle j’ai appris le fun fact scientifique mentionné plus haut sur le pouvoir analgésique des insultes.
Si tous les épisodes ne se valent pas, je recommande tout de même ceux dédiés aux mots pussy (chatte) et bitch (chienne, salope), car on y aborde une notion intéressante : celle de la réappropriation ou récupération des insultes (reclaiming, en anglais) par les femmes qui s’appellent bitch ou pussy entre elles pour reprendre le pouvoir sur ces mots en théorie dégradants. Le contexte et surtout la situation de la personne qui emploie ces termes sont alors déterminants : un homme appelant une femme bitch est a priori toujours insultant, une femme appelant une autre femme bitch peut être de la réappropriation, notamment pratiquée par des chanteuses comme Cardi B ou Nicki Minaj.

Est-ce que con·ne pourrait être objet de réappropriation ? J’en doute, car contrairement à bitch ou pussy dont les significations originelles restent présentes à l’esprit et dans les mots, l’association con/vulve est très éloignée dans l’esprit de la plupart des gens, de la même manière que dire merde ne fait plus vraiment penser à des excréments. La banalité du mot con·ne et son caractère relativement inoffensif (par rapport à pute par exemple, déjà discuté ici) n’en font pas un bon candidat car il n’est même plus suffisamment offensant pour mériter d’être récupéré.

Voilà pourquoi je vais tenter de m’abstenir autant que possible de dire con ou conne. Et je vous le dis, c’est pas gagné.

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Pourquoi dire et ne pas dire

Pourquoi je ne dis (presque) pas : bonjour à tous !

Il me semblait évident qu’un des premiers articles de re·wor·l·ding devait être consacré à « bonjour à tous ».
Rentrer dans une salle de classe et saluer ses élèves ou ses camarades, rentrer dans une salle de réunion et saluer ses collaborateurs et collaboratrices, monter sur une scène et saluer son audience : ces moments que l’on vit régulièrement sont autant d’opportunités malheureusement souvent manquées de pratiquer un langage inclusif.

Est-ce que vous vous adressez si souvent que ça à des assemblées exclusivement masculines ?


Ce tous marque bien en langue française que l’on s’adresse à des hommes exclusivement, alors pourquoi continuer à l’employer quand on s’adresse à des assemblées mixtes en genre ?
Vous me rétorquerez que dans ce cas, le masculin (grammatical) prend la forme d’un neutre qui représente tout le monde, en vertu de cette règle bien répandue du masculin qui l’emporte sur le féminin, que l’on apprend dès notre plus jeune âge sur les bancs de l’école.

Sauf que moi je vous répondrai 3 choses :

D’ABORD, si cette règle s’est imposée, ça a été par volonté de modeler la langue française à l’image de ceux (et non pas de celles) qui souhaitaient la masculiniser, à l’encontre même des usages de l’époque et pour imposer la prétendue supériorité masculine («Le masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle», Beauzée, Grammaire générale… 1767). Je vous renvoie encore une fois à Eliane Viennot pour une perspective historique sur cette entreprise de masculinisation du français.

ENSUITE, le corps professoral commencent à se mobiliser pour refuser d’enseigner cette règle en employant cette formulation et 314 enseignant·es ont lancé en 2017 un appel en ce sens.

La répétition de cette formule (le masculin l’emporte sur le féminin, ndlr) aux enfants, dans les lieux mêmes qui dispensent le savoir et symbolisent l’émancipation par la connaissance, induit des représentations mentales qui conduisent femmes et hommes à accepter la domination d’un sexe sur l’autre, de même que toutes les formes de minorisation sociale et politique des femmes.

Appel des 314

Je vous invite à regarder cette vidéo récemment ressortie par l’INA montrant une institutrice enseignant cette fameuse règle à ses élèves, et disant très clairement : « ça veut dire qu’il n’y a pas de petites filles, tout est devenu garçon, le masculin l’a emporté sur le féminin ».

ENFIN, l’emploi systématisé de « tous » pour s’adresser à des groupes mixtes en vertu de ce principe du masculin qui l’emporterait sur le féminin contribue à invisibiliser les femmes. D’ailleurs, cela ne viendrait pas à l’idée de rentrer dans une salle où se trouvent des hommes et des femmes et de dire : Bonjour Messieurs.

Une autre règle qu’on pourrait appliquer ici serait celle de la majorité : on choisirait le genre grammaticale en fonction de la composition majoritaire du groupe. Dans ce cas, on pourrait dire « Bonjour à toutes » si on s’adresse par exemple à un groupe d’enseignant·es ou infirmier·es où les femmes sont généralement majoritaires
Cependant sa mise en pratique n’est pas aisée (on ne peut pas toujours compter avec précision) et encore une fois, dans une perspective d’inclusion, chacun·e doit se sentir représenté·e, et même s’il n’y a qu’une femme ou qu’un homme, on doit aussi s’adresser à elle ou à lui quand on salue.

Voilà pourquoi je ne dis pas bonjour à tous (sauf si je m’adresse à un groupe exclusivement masculin) mais que je préfère un simple bonjour ou bien bonjour à toutes et à tous !

Je précise qu’il existe aussi des pistes de réflexions sur l’invention de mots inclusifs comme toustes ou touxtes (où le x inclus les personnes non-binaires) dont l’usage reste pour le moment marginal. Nous reviendrons sur la question du besoin de l’invention de nouveaux mots inclusifs, mais par souci d’accessibilité, je préfère pour ma part ne pas l’employer pour le moment au profit de l’énumération tous et toutes (dans l’ordre alphabétique, recommandé par les conventions que je préconise) ou toutes et tous (si l’envie m’en prend, je ne suis pas non plus une machine).

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Pourquoi dire et ne pas dire

Pourquoi je ne dis pas : leadership féminin

Le mot féminin est un de ces termes qui devrait faire sonner une alarme dans le cerveau à chaque fois qu’on l’entend, qu’on le lit ou même qu’on le dit.
Rechercher la définition du mot féminin nous met déjà sur la voie de ce qui est problématique dans certains de ses emplois.

Qui est propre à la femme : Le charme féminin.

Se dit d’un groupe composé de femmes : Équipe féminine.

Qui a rapport aux femmes : Vêtements féminins.

Qui est destiné, réservé aux femmes : Épreuve féminine d’athlétisme.

Qui a les caractères reconnus traditionnellement à la femme : Il a une sensibilité féminine.

Dictionnaire Larousse

Féminin est opposé à masculin mais aussi à viril (dans le Robert notamment), et s’accole à charme, vêtements et sensibilité. On parle aussi de ce qui est traditionnel.
Le dictionnaire du CNRTL, beaucoup plus détaillé, fournit une définition plus explicite :

Être féminine. Correspondre à l’image physique, sexuelle, psychologique… que l’homme ou la société se fait de la femme et de la féminité.

CNRTL

Le problème est posé : au-delà d’une définition descriptive de l’appartenance au sexe féminin (un groupe composé de femmes ou une épreuve réservée aux femmes*), la notion de féminin renvoie à des représentations (ce qui est traditionnellement reconnu), des injonctions (comment correspondre à l’image qu’on se fait d’une femme) et in fine des stéréotypes de genre (les émotions incontrôlables des femmes, ces êtres très sensibles).

Le paradoxe des qualités dites féminines

Quand on entend le mot féminin, c’est très souvent pour rapporter des qualités ou des défauts qu’on prête aux femmes, dans une tradition qu’on appelle essentialiste, c’est-à-dire une conception d’après laquelle les femmes seraient naturellement, par essence, pourvues de certaines caractéristiques (comme la douceur, la délicatesse, la sensibilité). Cette conception s’oppose à la notion de genre, sexe social qui est culturellement construit et qui postule que ce qui nous définit en tant qu’homme ou femme ne dépend pas de nos organes génitaux mais des conditions dans lesquelles on grandit et se développe (qu’affirmait déjà le fameux « on ne naît pas femme, on le devient » de Simone de Beauvoir).

En grande fan de TopChef, je suis exaspérée à chaque fois qu’un·e chef·fe encourage les membres de sa brigade à faire une cuisine plus féminine, c’est-à-dire « raffinée, qui propose des émotions, en finesse » d’après les mots mêmes d’un des chef·fes Parce que cela contribue à perpétuer les clichés sur ce qui est attendu des femmes (et non pas des hommes).

Peut-on nier que les femmes sont plus délicates, plus sensibles, moins confiantes en elles-mêmes que les hommes ? Dans leur ensemble, les femmes présentent certainement ces attributs, mais ce n’est pas parce qu’elles sont nées femmes, mais parce qu’on les a conditionnées en tant que petite fille puis femme à être plus délicates (« ne tâche pas ta robe dans l’herbe » versus « va dépenser ton énergie en jouant au ballon »), plus sensibles (« tu peux bien pleurer si tu as de la peine » versus « sèche ces larmes, tu es un petit garçon courageux), moins confiantes (« tu peux le faire, mais attention, très peu d’autres femmes l’ont fait avant toi »). Ce sont des clichés éducatifs et heureusement la manière d’élever les enfants évolue, mais les marques profondes laissées par des siècles de conditionnement ne s’effacent pas facilement.

Quand on parle de leadership féminin, c’est en général de manière positive, pour saluer une forme de management bienveillante, empathique mais aussi de meilleurs résultats financiers.
Pourquoi donc ne pas recommander un leadership féminin s’il est positif ? Je recommande sur ce point le TED Talk de Tomas Chamorro-Premuzic intitulée Why do so many incompetent men become leaders ?
Il y montre que pour avoir plus de femmes leaders, plutôt que de favoriser l’embauche de femmes qui dirigent « comme des hommes », (avec confiance, charisme et narcissisme), on devrait favoriser les attributs sur lesquels les femmes présentent de meilleurs scores : compétence, intégrité, humilité. Il recommande aussi d’encourager les femmes à se comporter, sur certains points seulement, comme des hommes, notamment à renforcer leur confiance en elles-mêmes.
La question n’est donc pas d’opposer un leadership masculin à un leadership féminin mais de définir les attributs d’un bon leadership, qui se trouvent représentés dans les deux genres.


Parler d’une cuisine féminine ou de leadership féminin, comme dans les conférences organisées avec une intention bienveillante de promotion des femmes dans les fonctions dirigeantes, contribue donc à perpétuer des stéréotypes de genre, même si cela décrit certainement la réalité d’un style de cuisine ou de leadership perpétué par des femmes.

En cela, parler de leadership féminin est à mon sens contre-productif pour faire reculer le sexisme dans le monde de l’entreprise, et c’est pourquoi je ne dis pas leadership féminin.

* Quand j’emploie le mot femme ici, je parle de toutes les personnes qui s’identifient comme femme, indépendamment du sexe qui leur a été assigné à la naissance. Il existe par ailleurs aussi de personnes non binaires (qui ne s’identifient pas à un genre en particulier).



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Pourquoi dire et ne pas dire

Pourquoi je ne dis pas : putaclic

Naviguer sur Internet, c’est être quotidiennement exposé·e à des contenus, notamment des articles, dont les titres sensationnalistes provoquent une envie irrépressible de cliquer : c’est ce qu’on appelle en anglais le clickbait, ou appât à cliques dans sa traduction littérale.
Le français propose de traduire ce terme par piège à clics ou attrape clics, mais un usage courant consiste à le traduire en pute à clics ou putaclic, ce que Wikipedia indique être un usage vulgaire.

Ce terme a connu son apogée en 2017, année de La chanson putalic (renommée Clickbait song depuis) et d’une foultitude d’articles de marketing digital censés aider les créateurs et créatrices de contenu à maîtriser l’art d’attirer les clics. A tel point que même Slate.fr en avait fait un décryptage dans Le «putaclic» ou l’art de faire du mauvais teasing.

Ce qui est problématique dans l’usage de putaclic n’est pas tant sa vulgarité que ses dimensions sexiste et putophobe.

Si l’on fait le parallèle avec une personne qui se prostitue, c’est parce qu’on associe prostitution et racolage. Un titre est donc racoleur parce qu’il cherche à attirer à soi par des moyens peu recommandables (source : Larousse), par des moyens plus ou moins honnêtes ou par la ruse ou la force (source : CNRTL). Putaclic est donc un terme clairement péjoratif qui se véhicule d’autant mieux qu’il emploie cette même méthode de racolage par la dimension sensationnaliste du parallèle avec la prostitution. La boucle est bouclée.

Ce terme est en premier lieu putophobe, c’est-à-dire qu’il traduit du mépris ou de l’hostilité à l’égard des personnes qui se prostituent.
Mon objectif n’est pas ici de trancher un débat qui a lieu à l’intérieur mêmes des courants féministes entre les partisan·es d’une abolition de la prostitution vue uniquement comme une des formes de la domination masculine et les partisan·es d’un encadrement juste du travail du sexe qui reconnaît la possibilité de faire le choix libre est consenti d’exercer cette activité.
Que l’on soit d’un avis ou d’un autre, ces personnes sont vues soit comme des victimes soit comme des travailleurs ou travailleuses du sexe, et utiliser ce mot comme une insulte n’a donc aucun sens (sauf à trouver légitime d’insulter des victimes ou des personnes qui travaillent pour l’unique raison qu’elles travaillent).

Le mot pute (et donc en toute logique le mot putain) ne devrait jamais être employé de manière péjorative. Il ne s’agit pas de l’interdire car il peut être valide, par exemple quand c’est une personne qui se prostitue qui l’emploie comme une description ou une revendication, à l’image de Grisélidis Réal, écrivaine et peintre suisse qui a été une des premières travailleuses du sexe militantes dans les années 1970 et dont je recommande la lecture de l’autobiographie Le noir est une couleur. Elle utilisait le terme pute et putain pour parler d’elle-même et revendiquait par ailleurs péripatéticienne comme profession officielle (pour en savoir plus sur ce sujet, je recommande la série de podcasts La politique des putes d’Océan, produite par Nouvelles Ecoutes).

Utiliser putaclic véhicule également une charge sexiste car le mot pute est aussi plus largement employé pour parler de femmes. Des femmes qui auraient un comportement racoleur, provoquant, des femmes sursexualisées qui cherchent à attiser le regard des hommes (ou des autres femmes).
Cette rhétorique de la femme habillée comme une pute (qui porte une jupe), maquillée comme un camion volé (qui a du rouge à lèvres), et qui a bien cherché les ennuis qui lui arrivent (qui a été harcelée, agressée ou violée) n’est pas acceptable. Tout d’abord parce qu’elle témoigne de la volonté de maintenir une injonction sur la manière dont s’habillent les femmes (il y aurait des tenues acceptables, d’autres non). Ensuite, parce qu’elle participe de la culture du viol, c’est-à-dire d’un ensemble de croyances et de pratiques qui banalisent le viol, dont celle de faire porter tout ou partie de la responsabilité à la victime (comment se contrôler face à une personne si racoleuse ?).

Putophobe et sexiste, putaclic n’est donc pas un mot compatible avec un langage inclusif, car il contribue à perpétuer des stéréotypes de genre, et tire profit d’une vision tout aussi sensationnaliste de la prostitution que la pratique qu’il décrit.

Et voilà pourquoi je ne dis pas putaclic.