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Est-ce que ce monde est sérieux ? Le langage inclusif pour les nul·les

Masculin générique ou spécifique : le mystère de la pub Monoprix

Il y a quelques jours, une PLV (publicité sur le lieu de vente) a été photographiée dans un magasin Monoprix et épinglée par Pépite sexiste, association de sensibilisation aux stéréotypes diffusés par le marketing. Située dans le rayon des protections périodiques, cette affiche indique aux personnes trop gênées pour acheter ces produits en magasin de passer par le site internet de Monoprix pour plus de discrétion. Cette affiche (retirée depuis) est avant tout problématique parce qu’elle contribue à renforcer le tabou autour des règles qui ne devraient en aucun cas susciter la gêne ou la honte, mais elle est aussi très intéressante parce qu’elle contient un mystère : à qui s’adresse Monoprix ?

Publicité pour le service de vente en ligne de Monoprix, au rayon des protections périodiques.

A qui parle Monoprix ?

Les commentaires sous le post de Pépite Sexiste sont très clairs sur une chose : cette affiche n’est pas claire du tout.

Après l’avoir postée sur Facebook et Twitter on a eu plusieurs types de commentaires : certaines personnes pensent que l’affiche concerne les produits pour fuites urinaires, d’autres qu’elle est à destination des maris/petits copains qui vont acheter des serviettes pour leur partenaire…

Vous en pensez quoi ?

Pépite Sexiste sur Instagram

Ce qui m’intéresse dans cette affiche, c’est l’utilisation du masculin dans la phrase « Trop gêné ? » : s’adresse-t-on aux hommes qui achètent des protections périodiques (pour eux-mêmes dans le cas d’hommes trans ou pour une femme de leur entourage) ? Emploie-t-on le masculin qui « l’emporte(rait) sur le féminin » comme la règle largement répandue dans la langue française l’exige(rait) ? A-t-on simplement fait une erreur en employant le masculin au lieu du féminin car on sait que l’écrasante majorité des personnes qui en achètent sont des consommatrices ?

Toutes ces hypothèses ont été soulevées dans les commentaires et je n’ai pas pour ambition de trancher car je ne sais pas quelle était l’intention de la personne qui a rédigé cette annonce. Justement, ce qui m’intéresse, c’est l’ambiguïté même de cette phrase qui est une parfaite illustration de ce que le langage inclusif cherche à changer : l’emploi systématique du masculin dit générique ou neutre dans la langue.

Masculin générique ou spécifique ?

Vous avez certainement déjà entendu cette règle de la grammaire française, « le masculin l’emporte sur le féminin » qui justifierait que lorsqu’on parle d’un groupe mixte, composé d’hommes et de femmes, on devrait choisir le genre grammatical masculin pour désigner tout le monde (règle qui a été imposée par l’Académie Française et les grammairiens du 17e siècle et a contribué à masculiniser la langue française qui était beaucoup plus égalitaire auparavant, mais je vous renvoie aux travaux de la géniale Eliane Viennot pour une perspective historique sur ce sujet dont elle est l’experte incontournable).

C’est pourquoi en français lorsqu’on parle d’un groupe de garçons et filles qui étudient on peut dire « les étudiants » pour théoriquement représenter tout le monde. C’est ce qu’on appelle l’emploie d’un masculin dit générique qui a vocation à être neutre.
L’emploi du genre grammatical masculin peut donc être à la fois générique (représenter tout le monde, tous les genres) ou spécifique (quand il désigne une personne identifiée comme un homme). Par exemple, si je dis : « Le directeur a pris la parole », l’emploi du singulier dans ce contexte me laisse penser que le directeur est un homme, on est donc dans un emploi spécifique du masculin.
A contrario, le genre grammatical féminin, lui, est toujours spécifique : si je dis « les étudiantes » ou « les musiciennes », je sais que je parle forcément d’un groupe uniquement composé de femmes (sauf chez Typhaine D qui pratique, dans une démarche artistique et militante, la féminine universelle et dont je vous recommande le Tedx « Elle était une fois, une langue émancipéé »).

Si l’on revient à notre affiche Monoprix, la question est donc de savoir si on utilise ici un masculin générique (pour parler de toutes les personnes susceptibles d’acheter des protections périodiques) ou spécifique (pour les hommes seulement) ? A lire cette affiche, il n’y a strictement aucun moyen de savoir à qui on parle. En quoi est-ce à la fois révélateur et problématique ?

Le masculin pose un problème d’interprétation

Premier problème : quand notre cerveau lit ou entend un masculin, il ne sait pas gérer l’ambiguïté d’interprétation que je viens d’énoncer (s’agit-il d’un générique pour parler d’un groupe mixte ou d’un spécifique pour parler d’un groupe d’hommes) et va la plupart du temps associer le masculin comme genre grammatical au masculin comme identité de genre. En gros, quand je lis « les étudiants », même si j’ai appris à l’école que ce masculin peut aussi représenter des femmes, mon cerveau va avoir tendance à se représenter plutôt des hommes, à penser spécifique plutôt que générique.
C’est ce qu’ont montré 40 ans d’expérimentations et d’études dans le champ de la psycholinguistique, résumées dans le livre « Le cerveau pense-t-il au masculin ? » de Pascal Gygax, Ute Gabriel et Sandrine Zufferey (vous pouvez écouter le résumé par Pascal Gygax dans cette table-ronde que j’ai animée « Démystifier le langage inclusif : 1h pour comprendre et se faire un avis », à la 20e minute).
La pseudo neutralité du masculin n’existe donc pas réellement pour notre cerveau qui associe le masculin dans la langue aux hommes. Dans la pub Monoprix, je vois un masculin et moi, en tant que femme, je ne me sens pas concernée.

Deuxième problème : le masculin n’est pas précis car il laisse possible l’interprétation de son sens.
Prenons un autre exemple : « Le directeur s’est adressé aux étudiants sur un ton amical ». Ici, « le directeur » est un masculin spécifique mais qu’en est-il des « étudiants » ? Dans cette phrase, il n’y aucun moyen de savoir si on parle en réalité d’un groupe composé de garçons uniquement (spécifique) ou d’un groupe mixte (générique). Et ceci est très problématique lorsqu’on veut se faire comprendre, et a fortiori dans le champ publicitaire où on veut faire passer des messages explicites auprès de sa cible : ici, la cible est floue et imprécise. Dans la pub Monoprix, je vois un masculin et moi, en tant que femme, je ne sais pas si on s’adresse à moi ou pas.

Le langage inclusif, c’est aussi lever l’ambiguïté d’un masculin pseudo neutre

Je ne vais pas proposer de réécritures inclusives de cette affiche car à mon sens, elle ne devrait pas exister #ChangeonsLesRègles.
Mais je trouve que la décrypter est intéressant parce que cela permet de placer le langage inclusif, qui a pour objectif de représenter toutes les personnes quel que soit leur genre dans la langue, sur un autre terrain : pas uniquement celui de l’égalité de genre, mais aussi celui de la précision et de la clarté du langage. Parler de manière inclusive, en pratiquant les 3 grandes conventions que sont notamment la féminisation des noms de métiers et le refus de l’emploi du masculin générique (au profit des mots épicènes, englobants, de l’énumération masculin/féminin ou du point médian), c’est aussi s’assurer qu’on s’exprime de manière précise, claire et sans ambiguïté.
Et dans les métiers de la communication, qu’elle soit commerciale ou politique, c’est un langage clair qu’on cherche à pratiquer. Les outils du langage inclusif sont donc indispensables aujourd’hui à quiconque cherche à se faire bien comprendre à une époque où le masculin ne peut plus se faire passer pour neutre.

Pour aller plus loin, je vous recommande l’écoute de cet épisode du podcast Ecrire sans exclure d’Isabelle Meurville, Stratégies inclusives et langage clair.