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Est-ce que ce monde est sérieux ?

Le salon de l’agriculture cache-t-il les agricultrices ?

En ce moment se tient à la Porte de Versailles le Salon de l’agriculture dans un contexte politiquement très tendu, après plusieurs semaines de manifestations des agriculteurs. Et des agricultrices.
Aujourd’hui, j’analyse la manière dont le langage courant contribue à invisibiliser les femmes dans le monde agricole et je propose une alternative qui pourrait, dans certains cas, contribuer à les rendre plus visibles et audibles dans le champ médiatique et politique : le néologisme “agriculteurices” (ne vous en faites pas, tout va bien se passer).

Dans les médias, les agricultrices n’ont pas le droit d’être en colère

Une expression qui revient sans cesse pour parler de la mobilisation du monde agricole est “la colère des agriculteurs”. Une recherche dans l’onglet actualité de Google renvoie plus de 40 000 résultats de titres d’articles de presse divers et variés qui contiennent cette expression. En revanche, aucun titre ne parle jamais de la colère des agricultrices, même quand c’est une femme qui l’incarne comme par exemple Karine Duc, coprésidente de la Coordination rurale de Lot-et-Garonne (CR 47), qui prend la parole fréquemment dans les médias. On les met en couverture, mais on ne les nomme pas.

Couverture du magazine Paris Match où l'on voit une agricultrice devant un tracteur, titré "Avec nos paysans, au coeur de la révolte"

Ce qui ce joue ici est un grand classique de la langue française : l’emploi dit générique du masculin grammatical qui est censé représenter tout le monde, autrement dit, qui aurait valeur de neutre comme l’a soutenu Emmanuel Macron encore récemment. Le problème de cette conception, c’est qu’elle est fausse (comme nous le rappelions dans cette tribune parue dans Le Monde que j’ai eu l’honneur de co-signer) car elle ne rend pas compte des données scientifiques qui sont unanimes : depuis 1975, près de 400 études ont été publiées dans des revues scientifiques à comité de lecture par plus de 500 universitaires sur au moins une dizaine de langues (dont le français). Le consensus scientifique est clair : le masculin dans la langue a tendance à déclencher des représentations d’hommes, et non pas de groupes mixtes.
Parler des agriculteurs, même au pluriel, déclenchera plutôt dans nos esprits la vision d’hommes sur des tracteurs que de femmes.

Or, les femmes sont loin d’être ultra minoritaires dans le monde agricole puisque 29% des exploitations sont dirigées par des femmes (seules ou avec un ou plusieurs hommes). Avec près d’un tiers de femmes, on n’est pas dans le cas d’une profession très majoritairement genrée comme les assistantes maternelles où l’emploi d’un genre grammatical majoritaire peut faire sens.
Au-delà de leur proportion dans les exploitations, il est aussi intéressant de mesurer leur rôle politique, comme le fait cet article de The conversation France, Mobilisations agricoles : où (en) sont les femmes ? qui démontre que la part des femmes tend à croître considérablement dans les instances politiques agricoles (comme les syndicats) mais que leurs fonctions dans les mobilisations sont aussi marquées par des stéréotypes de genre.

Elles se présentent comme celles qui « prennent la relève » des hommes mobilisés, comme dans le cas du barrage gersois de Dému le 28 janvier dernier où est organisé, à l’initiative des agricultrices du département, une journée dédiée aux femmes et aux familles. Elles se représentent aussi comme celles qui « prennent le relais » sur les exploitations, en apportant leur soutien à l’arrière, incarnant ainsi les « épouses honorables et les gardiennes indéfectibles » de la communauté familiale.

Mobilisations agricoles : où (en) sont les femmes ?, Clémentine Comer

Pour contribuer à rendre visibles les femmes dans l’agriculture, il y a pourtant un outil simple, gratuit et accessible : je vous le donne en mille, le langage inclusif.

Le salon de l’agriculture, un terme englobant mais invisibilisant

Parler de Salon de l’agriculture plutôt que Salon des agriculteurs est une manière tout à fait inclusive de nommer cet évènement. L’agriculture est ici un terme englobant (comme “monde agricole” qu’on voit beaucoup) qui neutralise et ne marque pas un genre. Alors de quoi je me plains ?

D’abord, l’agriculture renvoie à un secteur d’activité très large, loin d’être composé uniquement d’agriculteurs et d’agricultrices. Au salon, on voit aussi des marques, des institutions, des prestataires de services et j’en passe. Il aurait été imprécis de personnaliser le nom du salon autour de la seule figure des agriculteurs ou agricultrices.

Ensuite, parce qu’un évènement, ce n’est pas uniquement un nom mais aussi un ensemble de supports de communication qui sont autant d’opportunités de nommer et de rendre visibles les hommes et les femmes qui font l’agriculture. Prenons l’exemple du site web du Salon : j’ai demandé à Gemini, l’intelligence artificielle de Google, d’y compter le nombre d’occurrences des mots “agriculteur” et “agricultrice”, au singulier et au pluriel. Ô surprise, 51 occurrences au masculin contre 10 au féminin, qui sont presque toutes des descriptions accolées à des noms de participantes au salon (on parle donc de femmes spécifiques, pas des agricultrices comme groupe à part entière). Ce n’est pas pire que sur le site de la Chambre des métiers de l’artisanat, mais ce n’est pas glorieux non plus.

Cette perspective est d’ailleurs très binaire car en agriculture comme dans la population générale, les identités de genres et orientations sexuelles vont au-delà de la binarité femmes/hommes. En Bourgogne se trouve par exemple la Ferme aux Cailloux où Laurent et Christophe se mobilisent pour soutenir les “agricultRICES Trans’ Pédés Gouines BiEs de l’Yonne” en fournissant l’AMAP transpédégouine.

Récemment, je parlais de la confusion souvent opérée entre inclusif et exhaustif : non, on ne peut pas toujours représenter tout le monde dans un slogan ou encore moins un nom qui doit être court. Mais quand ce sont toujours les mêmes personnes qu’on ne nomme pas, qu’on ne visibilise pas, qui souffrent des discriminations systémiques comme une moindre rémunération ou moins d’accès aux prêts pour les agricultrices, peut-on se satisfaire de termes englobants ou du masculin générique, comme dans cette pub du Crédit Mutuel qui parle de prêt “aux agriculteurs” ?

Photo d'un kiosque à journaux où o voit une publicité du Crédit Mutuel qui dit "Pour les agriculteurs qui se lance, on lance un prêt bonifié au taux de 2%"

Si l’on reste sur le terrain de la communication, un exemple intéressant est celui des marques qui se positionnent justement sur la question de la juste rémunération : “La marque du consommateur” ou “Les agriculteurs vous disent Merci !”, deux noms (tragiquement) au masculin qui mettent pourtant aussi en avant des visages de femmes.

Un photo d'une brique de jus de pomme de la marque "Les agriculteurs vous disent merci !" où l'on voit le portrait d'une agricultrice, et d'une brique de lait "C"est qui le patron ?!" où il est écrit "Ce lait rémunère au juste prix son producteur"

Il y a deux choses qui me chafouinent sur ces packagings :

la dissonance linguistique que je ressens entre le portrait de Mélissa, présentée comme agricultrice, et le “0,58€ pour l’agriculteur” juste à côté de sa tête. Ici on aurait au moins pu mettre un féminin sur les packagings où on met une femme en avant (ok, il aurait fallu une légère adaptation du visuel, mais elle a de toute façon lieu puisque les portraits sont divers sur ces emballages, et c’est d’autant moins insurmontable à l’ère de l’intelligence artificielle générative)

– producteur, patron, consommateur, commerçant, agriculteur : masculin partout, femmes nulle part. Et “La marque du consommateur” ? Quand on sait que dans 71% des cas ce sont les femmes qui font les courses alimentaires, je trouve ça un mauvais reflet de la réalité.

En toute transparence, je suis cliente de ces types de marques parce que je suis sensible à l’argument de la juste rémunération : mais j’aimerais que ce qui est revendiqué comme un positionnement politique de marque engagée se traduise aussi par une réflexion sur l’opportunité d’utiliser ces packagings, certainement écoulés à des millions d’exemplaires chaque année, pour rendre visible par les mots celles qui souffrent le plus économiquement dans le secteur agricole. Il est temps d’accorder de l’importance à cet impensé de la communication qu’est le genre des mots et à mobiliser le langage inclusif sur tous les supports (pub, packagings, PLV…), d’autant que ça ne coûte pas plus cher.

Osons parler des agriculteurices

Vous allez me dire : minute papillon, c’est bien gentil cette intention mais concrètement on fait comment ?
Et vous auriez raison, parce que le mot agriculteur est typiquement plus compliqué que d’autres à gérer avec la boîte à outil du langage inclusif.

Pour éviter le masculin générique, on a en gros 4 techniques principales :
utiliser les doublets (ou double-flexion), c’est-à-dire énumérer les deux genres comme “éleveurs et éleveuses”. Marche à tous les coups mais parfois trop long, surtout avec des mots de plus de 3 syllabes comme “agriculteurs et agricultrices”.
remplacer par un terme englobant, comme le monde agricole, par exemple, mais on perd en précision.
remplacer par un terme épicène (par exemple artiste au lieu de musicien), mais ici, je n’en vois pas.
utiliser le point médian : j’en ai personnellement un usage dit raisonné, ce qui veut dire que je ne l’utilise que quand le mot au masculin et féminin sont proches comme étudiant·e ou paysan·nes (mot plus facile à rendre inclusif mais qui est aussi positionné politiquement et pas forcément revendiqué par tout le monde de l’agriculture). Je n’utiliserais pas le point médian sur un mot comme agriculteur·ice ou une autre forme de graphie comme agriculTRICE, ou agriculteur\trice car la coupure du mot paraît moins naturelle et suscite potentiellement plus de résistance (rappelons que le point médian était rejeté par 61% des internautes en 2021, d’après une étude Google x Mots-clés).

Ces pistes sont donc assez peu satisfaisantes. Mais il y en a d’autres comme la reformulation : plutôt que “Ce lait rémunère au juste prix son producteur”, on peut dire “Acheter ce lait rémunère sa production au juste prix”.
Le problème ici est qu’on perd l’incarnation (ce sont les gens qui produisent qui sont importants et qu’on veut mettre en avant), et l’accroche est donc moins impactante.

Et c’est dans des cas comme ça qu’on peut laisser libre cours à sa créativité et opter pour une autre approche : le néologisme, c’est-à-dire l’invention d’un nouveau mot. Et si on parlait des agriculteurices ? Sans point médian ou autre forme de ponctuation, mais en un mot.

La langue française est une langue vivante qui, comme le disent Laélia Véron et Maria Candea, “est à nous”. Chaque année de nouveaux mots font leur apparition dans les dictionnaires pour nommer de nouvelles réalités ou ancrer de nouveaux usages. Si vous écoutez des podcasts (surtout féministes, certes), vous avez peut-être entendu le mot “auditeurices” ou “lecteurices” qui se répandent.

Moi je dis que parler des agriculteurices est une manière de rendre audible et visible la mixité de cette profession tout en attirant l’attention sur celles dont on ne parle pas assez, par une formulation provocante qui ne manquera pas de susciter des résistances (79% des internautes étaient défavorables aux néologismes de ce type en 2021) mais témoigne aussi d’un engagement authentique pour l’égalité de genre dans le monde agricole.
Je dis que quand on est une marque engagée ou qu’on travaille avec des marques engagées, on passe à côté d’une opportunité concrète et gratuite de signaler cet engagement.
Parler des agriculteurices, c’est convoquer la représentation mentale de femmes et d’hommes sur des tracteurs, dans des exploitations, dans des bergeries. Et je trouve ça plus juste, plus précis et plus engagé que toutes ces affiches au masculin générique qui s’accumulent sur les stands du Salon de l’agriculture.

Photos d'affiches prises au Salon de l'Agriculture où l'on voit l'omniprésence de mots masculins comme producteurs, artisans, agriculteur ou paysan.

Oui, cela signifie faire preuve d’une forme de courage, de courir le risque de la polémique, mais dans un cas comme celui-là, l’adage selon lequel “il n’y a pas de mauvaise publicité” prend un sens juste et pertinent.