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Est-ce que ce monde est sérieux ?

La romance pour les lectrices, les polars pour les lecteurs : marketing genré et édition

Le marketing genré, vous connaissez. Si vous n’en avez pas la définition précise en tête, vous en avez forcément fait l’expérience, sans peut-être même le savoir. Parce que vous le croisez tous les jours, des rayons du supermarché à ceux de la librairie.

Marketing genré, rien de nouveau sous le soleil

Un des exemples les plus emblématiques est celui des rasoirs au packaging “rose pour les filles” et “bleu pour les garçons” : le même rasoir, ou presque, dans un emballage différent, vendu un peu plus cher aux femmes en vertu de la taxe rose. Mais le marketing genré va plus loin qu’une histoire de couleurs : c’est le fait de penser l’intégralité des dimensions d’un produit (de la conception à la distribution en passant par la communication) en les adaptant aux comportements et attentes distinctes des femmes et des hommes. Cette pratique s’appuie sur les nombreuses études qui montrent qu’en effet, femmes et hommes peuvent avoir des comportements d’achat différents : par exemple, les femmes et les hommes ne vont pas forcément s’intéresser aux mêmes caractéristiques d’un produit (facilité d’utilisation vs puissance d’une perceuse par exemple). En soi, le marketing genré est une réponse pragmatique à l’observation réelle de différences entre les genres (dans une perspective d’ailleurs très binaire qui considère les femmes d’un côté et les hommes de l’autre en ignorant le reste du spectre du genre).

Sauf qu’évidemment, cela pose plusieurs problèmes majeurs : d’abord, cela contribue à essentialiser les femmes et les hommes, c’est-à-dire renforcer l’idée que les femmes sont par essence, par nature intéressées par certains sujets (au hasard, l’hygiène, la douceur, les bougies parfumées). Or c’est ce que s’attache à déconstruire la notion même de genre qui tend à montrer que nos goûts, nos préférences, nos comportements sont construits socialement (acquis) et non définis par notre sexe biologique (inné).
Ensuite, le marketing genré contribue à renforcer les stéréotypes de genre en étant un des leviers les plus puissants de la construction sociale de l’identité de genre : à force de voir certaines couleurs, certains attributs, certains mots associés à un genre plutôt qu’un autre, on oublie qu’on peut faire différemment. C’est un cercle vicieux.

Alors si vous lisez cette newsletter, il y a fort à parier que vous avez déjà entendu parler de ce sujet et que jusque là vous n’avez rien appris de nouveau. Mais si je commence par ce laïus sur la marketing genré, c’est parce qu’il y a un endroit où vous n’aviez peut-être pas identifié qu’il se cachait aussi : sur la jaquette des livres dans votre librairie de quartier.

Ce qui m’a frappé récemment alors que je prenais comme d’habitude des photos de publicités dans le métro et dans la rue, c’est d’observer comment les mots “lecteurs” et “lectrices ” sont eux-mêmes mobilisés dans le marketing genré des livres. Avoir une réflexion critique sur l’utilisation de ces mots permet d’illustrer 3 principes et stratégies du langage inclusif que les maisons d’éditions devraient considérer.

New romance : quand le féminin de majorité se justifie mais se discute

Qu’il y ait des livres markétés pour les femmes, ce n’est pas un scoop. La collection de livres à “l’eau de rose” Harlequin a clairement été pensée pour un lectorat féminin. D’ailleurs, sur le site web de la maison d’édition, on parle explicitement (à) des “lectrices”.

Capture d'écran du site Harlequin, page des meilleurs ventes où on lit "Découvrez ce que nos lectrices ont choisi de lire"

Le succès colossal de la new romance (version réactualisée des romans Harlequin, abordant des problématiques contemporaines comme le désir féminin, le consentement ou l’infidélité avec une pointe d’érotisme par moment) est porté aujourd’hui par un lectorat à 94,9% féminin. Il est donc tout à fait logique ici d’utiliser le féminin pour parler du lectorat d’Elena Armas avec la formulation “les lectrices du monde entier ont déjà craqué” car on accorde le genre grammatical du mot en suivant le principe de la majorité.


Ce choix n’est pas sans interroger, comme je le développais dans l’article sur “la dictatrice et les assistants maternels”, mais il est compréhensible et légitime.
Cela étant dit, même si ce féminin reflète la réalité du lectorat, je pense qu’il serait intéressant d’explorer des formulations inclusives qui déconstruisent l’association systématique de la littérature qui parle d’amour (et plus généralement des émotions, de la vulnérabilité, des sentiments) avec un lectorat féminin.
Par exemple, cette publicité pour le dernier Goncourt, Veiller sur elle de Jean-Baptiste Andrea est un exemple parfait : “Lui aussi, il a déjà transporté plus de 700 000 personnes”.

Publicité sur un bus pour le livre "Veiller sur elle" où on lit "Lui aussi, il a déjà transporté plus de 700 000 personnes"

D’après la formule consacrée par Victoire Tuaillon, les hommes aussi devraient mettre “leur coeur sur la table”. D’ailleurs, j’ai envie de lire le premier volet du Bromance Club de Lyssa Kay Adams, intitulé en français Les hommes virils lisent de la romance : déconstruction de la virilité clairement au programme. Mais les “hommes virils” en auront-ils envie, eux ?

Livres engagés : quand le féminin peut repousser les lecteurs

Prenons maintenant l’exemple du livre de Léa Salamé, Femmes puissantes qui “a inspiré 200 000 lectrices” selon son bandeau promotionnel.

Livre de Léa Salamé, femmes puissantes, photographié dans une librairie, avec un bandeau jaune où il est écrit : "Le livre qui a inspiré 200 000 lectrices"

Dans un cas comme celui-là, je ne nie pas que la majorité du lectorat est certainement féminin mais je trouve dommage qu’on enferme le lectorat potentiel dans un genre. En utilisant la formulation spécifique “qui a inspiré” j’ai le sentiment qu’on positionne le livre comme une inspiration par les femmes pour les femmes : vous savez, c’est comme quand on organise des conférences en entreprise où on invite des “femmes inspirantes” (expression que j’utilise personnellement avec parcimonie et qu’on voit d’ailleurs plus rarement dans sa version masculine, des “hommes inspirants”) et que l’audience est composée en très grande majorité de femmes (comme dans la plupart des ateliers liés à l’égalité de genre où les femmes sont toujours surreprésentées dans les groupes).
Ce sont les femmes qui lisent les femmes (les hommes ne lisent que très peu de livres écrits par des autrices). Ce sont les femmes qui écoutent les femmes. Mais moi, j’aimerais bien que des hommes se sentent aussi inspirés par ces parcours de femmes puissantes.

Si vous me lisez et que vous êtes un homme, à quel point ce bandeau vous parle-t-il ? Vous sentez-vous autorisé à prendre ce livre sur la table de la librairie ? A l’acheter ? Avez-vous simplement envie de le lire ? Ou identifiez-vous ce livre comme “fait pour les femmes” ? Et votre frère ou votre pote un peu moins déconstruit que vous ?

On sait que les métiers très féminisés attirent moins les hommes parce qu’ils ont une résistance, consciente ou inconsciente, à la mixité. Je n’ai pas de chiffres concernant le lectorat de Léa Salamé mais en tant que journaliste elle a une audience globale certainement très mixte. Une formulation inclusive, dans ce cas précis, permettrait d’inclure dans le lectorat potentiel les hommes qui pourraient tirer un bénéfice à lire des histoires de femmes puissantes pour déconstruire leurs propres stéréotypes sexistes.

Dans un cas comme celui là, je trouverais intéressant d’utiliser plutôt le doublet (ou double flexion), une des stratégies du langage inclusif qui rend visible à la fois le masculin et le féminin, pour signaler explicitement que ce livre s’adresse à tout le monde : en écrivant “Le livre qui a inspiré 200 000 lectrices et lecteurs” (si, ça passe, ne me dites pas que c’est trop long, on n’a qu’à agrandir le bandeau, c’est un faux problème la place ici, merci), on n’invisibilise pas le genre majoritaire du lectorat tout en invitant les lecteurs à se sentir inclus dans ce groupe.

Polars : quand le masculin enferme dans un genre (littéraire)

Dernier exemple, représentatif de ce qu’on voit le plus souvent : l’emploi du masculin dit générique avec le mot “lecteurs”, comme ici pour le roman policier de Karine Giebel, Et chaque fois, mourir un peu aux “plus de 2 millions de lecteurs conquis”.

Double affichage pour le livre de Karine Giebel "Et à, chaque fois mourir un peu", dans les couleurs rouge et noir, avec la couverture du livre sur laquel on voit un oeil orange d'animal mençant. On lit "Plus de 2 millions de lecteurs conquis"

C’est intéressant parce que j’ai pris cette photo dans la même gare et au même moment que celle promouvant les livres d’Elena Armas qui illustre le paragraphe sur la new romance ci-dessus. On voit bien qu’au-delà des mots “lectrices” et “lecteurs” on est aussi dans des univers graphiques très genrés : les couleurs pop et le jaune lumineux pour les lectrices, du rouge et noir et l’oeil menaçant d’un loup pour les lecteurs.
Or le lectorat des romans policiers est en majorité composé de femmes, 80% d’après une étude de 2015 par Babélio. Certes ça date un peu, mais avec la féminisation de l’autorat de polars, le genre sort progressivement du cliché (infondé dans la réalité) d’un genre écrit et lu par des hommes.
Ici, le mot lecteur est révélateur de l’ambiguïté inhérente à l’utilisation du masculin dans une forme dite générique : ici, est-ce la version “neutre” qui engloberait tout le monde ou la version spécifique qui ne parle que (et à) des humains de sexe masculin ?
Evidemment, j’imagine qu’ici le masculin est pensé comme générique pourtant il reste problématique parce qu’il ne rend pas justice à la mixité du lectorat et qu’il contribue, même inconsciemment, à renforcer l’association d’un genre littéraire à un genre tout court.

Contre-exemple : ce livre de cuisine n’a pas conquis 145 000 lectrices (parce que les femmes et la cuisine, tout ça), mais “145 000 exemplaires (ont été) vendus”. Cette formulation est totalement inclusive puisqu’elle se focalise plus sur l’objet que sur son lectorat.

Publicité dans le métro pour un livre de cuisine, Mieux manger sans se ruiner" où on lit "145 000 exemplaires vendus".

Evidemment, c’est une formulation moins personnelle et engageante que le fait d’inspirer ou de conquérir, mais il y a des dizaines de manières de dire la même chose que ces jaquettes sans tomber dans le marketing genré : on pourrait dire “le livre qui a conquis 500 000 coeurs” ou encore “250 000 personnes inspirées par ce livre “. Et allez, pour les plus téméraires d’entre vous, vous pouvez même oser le néologisme : “le livre au milliers de lecteurices”.

Dans tous les cas, le choix des mots utilisés pour promouvoir les livres est loin d’être anodin : choisir en conscience de parler de “lecteurs” et/ou de “lectrices” pourra soit enfermer les personnes dans un univers littéraire spécifique ou inviter le plus grand nombre à s’ouvrir à des ouvrages qui nous permettent de voir le monde avec un autre regard que le sien. Qu’allez-vous choisir ?