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Est-ce que ce monde est sérieux ?

Le genre des slogans, impensé de la publicité

Je suis tombée dans la rue l’autre jour sur une des affiches de la campagne de Danone pour les Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024 : on y voit une jeune femme handicapée, Typhaine Soldé, qui porte une prothèse faire du saut en longueur. En surimpression, le slogan “Champions à tous les âges de la vie”. Cette affiche fait partie d’une campagne comportant 3 créations publicitaires différentes : celle que je viens de décrire, une autre où un vieil homme fait du skateboard et une dernière où une petite fille fait de l’escalade. Je trouve cette campagne très intéressante parce qu’elle est emblématique d’un impensé en publicité : le genre des mots employés dans les slogans.

Le masculin dit générique est une croyance limitante

Le premier problème que me pose ce slogan est qu’il crée chez moi une forme de dissonance de genre image / texte : on me montre une image de femme et un texte qui parle d’hommes. Le désalignement des genres représentés à l’image et dans les mots me heurte. Je sais bien qu’en tant que partisane du langage inclusif, j’ai un regard particulièrement critique et sensible et que pour la plupart des gens, c’est tout simplement invisible. Car nous baignons, depuis notre enfance, dans le masculin dit générique, ce masculin grammatical qui est censé représenter tout le monde. Ce masculin qui aurait une double valeur : le masculin spécifique des humains de genre masculin (comme dans “Le président s’est approché de l’estrade”) et le masculin dit générique ou neutre des groupes mixtes (comme pour parler du “groupe de musiciens” censé représenter aussi bien One Direction composé de 4 hommes, que The White Stripes, 1 femme et 1 homme). Sauf que l’idée même de l’existence de la valeur générique du masculin est une forme de croyance limitante, c’est-à-dire de pensée que nous avons, dont nous nous sommes convaincu·es et qui nous freine, nous limite. J’emprunte cette expression à l’univers du coaching car elle me semble pertinente pour qualifier les dommages opérés par l’utilisation systématique du masculin pour parler des groupes mixtes, dommages qui ont été documentés par des décennies d’études scientifiques dans le champ de la psycholinguistique, qui ont démontré que le genre grammatical masculin convoque, dans l’esprit des gens, des représentations masculines. Un chiffre le prouve (issu de l’étude Google x Mots-Clés “Observatoire de l’opinion et des interrogations des internautes sur l’écriture inclusive en France en 2021”) : demandez à deux groupes de personnes de citer “2 écrivains célèbres” et vous aurez 3 fois moins de noms de femmes citées que si vous utilisez une formulation de question inclusive : “Citez 2 noms d’écrivains ou écrivaines célèbres”. CQFD.

Donc oui, le masculin dit générique est une forme de croyance limitante parce qu’il limite une chose très simple, rendre visible les femmes, parce qu’on croit que le masculin le permet.
Et quand Danone fait l’effort manifeste de mettre des femmes en avant dans une campagne, c’est vraiment dommage de ne pas aller au bout de la démarche.

L’écrit, bastion prestigieux du masculin

Ces affiches s’inscrivent dans le cadre d’une campagne qui comporte aussi un volet vidéo. Quelle n’a pas été ma surprise quand j’ai constaté que contrairement à l’affiche, la voix off de la vidéo de la campagne n’utilisait pas ce fameux masculin générique mais le logique féminin pour la jeune femme handicapée et la petite fille qui fait de l’escalade. On y entend bien “Pour permettre à toutes de devenir une championne”.

Mais le slogan de l’écran de fin et tout le texte qui entoure la vidéo (ce qu’on appelle les métadonnées : titre, description, etc.) restent désespérément au masculin.
Pourquoi cette incohérence ? Je ne connais pas les dessous de cette campagne (et je serais contente d’en savoir plus) mais je peux faire une hypothèse : le temps d’attention accordée par l’audience pour une vidéo est plus long et laisse l’espace disponible pour raconter l’histoire de la protagoniste, et donc accorder le genre grammatical avec le genre de la personne représentée, pour faire coller texte et image. Cela paraît d’autant plus naturel dans un format vidéo où la voix off décrit ce qu’on voit à l’écran (une jeune fille en train de s’entraîner pour devenir championne).
Dans le format affichage, les gens passent quelques secondes devant la publicité et on veut que le plus important soit retenu : le slogan et sa thématique, associé si possible à la marque. Pas la distinction de genre ou l’histoire de la personne mise en avant.

Cette prévalence du masculin à l’écrit qui semble aller de pair avec une autorisation qu’on se donne d’utiliser le féminin à l’oral me fait penser à la différence de prestige qui est accordé aux deux formes de communication : au masculin l’écrit qui reste, qui ancre une réalité dans un temps long de manière immuable, au féminin l’oral qui passe et qui est cantonné à un contexte spécifique. J’ai bien conscience que c’est plus compliqué que ça, et je ne pense pas du tout que ce raisonnement soit celui de Danone ni de son ou ses agences. C’est ma post-rationalisation à moi, et elle vaut ce qu’elle vaut.

Ce qui m’intéresse surtout, en réalité, c’est d’envisager les alternatives possibles et leurs conséquences : et si on avait féminisé le slogan pour les affiches qui représentent des femmes, “Championnes à tous les âges de la vie”, que ce serait-il passé ? Le slogan aurait-il été moins impactant ? La cible masculine se serait-elle sentie moins concernée ?

Et si on avait opté pour une formulation avec des doublets, “Championnes et champions à tous les âges de la vie” ? Aurait-on payer plus cher la régie publicitaire ?

Et si on avait utilisé un point médian (comme d’autres le font déjà en publicité) “Champion·nes à tous les âges de la vie” (qui fonctionne bien dans ce mot pour un usage dit raisonné et convient parfaitement à la forme écrite en affichage) ? Aurait-on énervé celles et ceux qui détestent le point médian et y voient un péril mortel pour la langue française ? Ou aurait-on signalé concrètement qu’on a activement pensé à la question de l’égalité de genre dans le sport et la santé ?

Le slogan au masculin générique est l’emblème des rivières de pensées créatives

Cet exemple n’est pas le seul que j’ai rencontré de slogans étonnamment au masculin. Il y a plusieurs mois, j’avais fait une capture d’écran d’une publicité pour un club de yoga. On y voit un groupe de femmes plutôt divers en terme de morphologies et couleurs de peau. Le slogan : “Yoga pour tous”. Mais pourquoi, enfin ? Pourquoi, comme Danone, prendre la peine de représenter visuellement une diversité de profils pour s’arrêter à l’image sans penser au mot ?
Tout simplement, parce que le genre des mots est un impensé en publicité, c’est-à-dire une question à laquelle on ne réfléchit simplement pas (jusqu’à maintenant, mic drop).

C’est un impensé d’autant plus puissant qu’il oblige précisément à sortir de ses rivières de pensées en matière de création publicitaire.
Imaginez que vos pensées sont des gouttes qui tombent au sommet d’une montage. Ces gouttes vont progressivement former des rivières de pensées. Et chaque goutte qui tombera par la suite, plutôt que de créer un nouveau cours d’eau, va venir rejoindre celui qui existe déjà. Face à un problème ou une question, on a tendance à réagir comme on l’a fait par le passé, par habitude, par automatisme, parce qu’on sait que ça marche, et qu’il est plus facile de suivre le cours de la rivière que de nager à contre-courant. Pour le langage c’est la même chose : on a toujours parlé et écrit au masculin dit générique, ça fonctionne, on arrive à se comprendre, alors on ne pense tout simplement pas au fait qu’on pourrait faire autrement. D’autant plus quand la tentation est grande d’utiliser des formulations toutes faites dont la publicité est friande : “galette pour tous” ou “à tous ceux qui rêvent”

Je ne dis pas qu’il est facile de sortir de ces rivières de pensées. Je ne dis pas que la campagne de Danone est mauvaise : elle présente plein de points positifs qu’il faut reconnaître et notamment la représentation à l’image d’une personne portant une prothèse, très rare en publicité puisque selon le dernier baromètre Kantar Inclusion & Diversité dans les campagnes publicitaires françaises, seules 6% des personnes interrogées ont vu récemment une publicité montrant une personne handicapée. Je ne dis pas que personne n’y a pensé, car il est tout à fait probable que pendant la conception de la campagne, quelqu’un aura fait la remarque (puisqu’on a dit du féminin dans la vidéo) mais n’aura pas réussi à convaincre qu’une des alternatives que j’ai proposées plus haut était tout aussi efficace en affichage.

Je dis en revanche qu’on doit commencer à entamer une réflexion sur le genre des mots utilisés dans les slogans ; qu’on peut faire le choix d’utiliser du féminin, en alternance, en complément ou à la place du masculin, sans que la marque ne s’écroule ou que le backlash ne se répande sur les réseaux sociaux. Je dis en revanche qu’on peut commencer à entamer une réflexion sur le genre des mots utilisés dans les slogans ; qu’on peut faire le choix d’utiliser du féminin, en alternance, en complément ou à la place du masculin, sans que la marque ne s’écroule ou que le backlash ne se répande sur les réseaux sociaux. Je dis que penser le genre des mots est non seulement une manière de booster sa créativité, mais aussi plus généralement l’efficacité publicitaire en créant des slogans plus justes, d’un point de vue sémantique (le sens des phrases) et moral (leur impact sur les gens), qui signalent de manière concrète et visible qu’on pense l’égalité de genre de manière holistique, complète, dans les images comme dans les mots. En bref, je dis qu’il est temps de penser le genre des slogans.

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Expérimentations inclusives : quand l’exception fait sensation

Nous sommes depuis quelques jours dans un nouveau cycle médiatique autour de l’écriture inclusive : ce qui a mis le feu aux poudres cette fois-ci est un sujet d’examen de droit de la famille proposé aux étudiant·es de l’université Lumières Lyon 2 en mai dernier.

Les universités de la discorde

Le cas à traiter pour l’examen concerne un couple de personnes non-binaires qui devient parent d’un enfant mais se sépare et se dispute la garde. L’attention des médias, alertés par le syndicat étudiant (de droite) UNI qui a partagé le texte de l’examen sur Twitter, s’est portée non pas tant sur le fond (la reconnaissance de parentalité de personnes non-binaires et la question de la filiation) que sur la forme : les professeurs, en plus de laisser le choix aux étudiant·es de rédiger leur réponse en utilisant un français inclusif, ont également rédigé le cas en employant des formulations inclusives neutres, extrêmement peu fréquentes mais alignées avec l’identité de genre des personnes concernées et le thème du sujet.

On peut par exemple lire les phrases suivantes :

“Touz deux sont de nationalité allemande”.
“Als vivent en France”
“Les professionnæls de santé” ont accepté de les prendre en charge.
“Maki a été reconnux à l’état civil comme mère.”

Texte de l’examen publié par le syndicat Uni sur Twitter

La polémique qui a suivi a permis aux réfractaires de l’écriture inclusive de remettre en avant les arguments habituels sur l’illisibilité de textes écrits en inclusif et le fameux paradoxe de l’exclusion d’une langue prétendument inclusive : les étudiant·es se verraient en effet pénalisé·es parce que le sujet est incompréhensible et qu’ils doivent maîtriser le français inclusif pour y répondre.

La polémique a été telle que l’université a du se fendre d’un communiqué de presse pour justifier sa démarche :

La mission de l’Université consiste aussi à développer le sens critique des étudiants et étudiantes. Si la rédaction du sujet 2 peut surprendre de prime abord, elle invite également, dans le cadre d’un enseignement sur la famille, à réfléchir aux normes linguistiques et à la manière dont elles façonnent les représentations sociales des liens d’alliance et de parenté. C’est là aussi un choix pédagogique qui ne remet en cause ni la qualité de l’enseignement, ni l’égalité de traitement entre les étudiants et étudiantes.

Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que les étudiant·es avaient le choix de rédiger leur réponse en français inclusif ou non et avaient le choix d’un deuxième sujet. Par ailleurs le texte – que très peu de personnes ont du lire en entier – n’est pas moins compréhensible que n’importe quel sujet dans lequel se seraient glissées quelques fautes de frappe. Cet épisode polémique contribue à nourrir le narratif qui grandit depuis plusieurs années selon lequel certaines universités sont en train d’embrigader leurs étudiant·es dans des “idéologiques woke” dont l’écriture inclusive porte haut les couleurs.

Le 12 juin 2023, Le Figaro en fait même sa couverture avec l’article Université: la grande offensive des militants de l’écriture inclusive. Il revient sur l’examen de droit de Lyon et cite deux études sur l’utilisation de l’écriture inclusive dans les universités françaises :

Statisticien, Cyrille Godonou a relevé la présence du point médian et ses variantes typographiques sur les pages d’accueil des universités françaises. Menée pour l’Observatoire du décolonialisme, son étude, publiée en février 2023, montre qu’un étudiant sur quatre y est «exposé» à cette écriture inclusive. (…) De leur côté, Heather Burnett, chercheuse en linguistique au CNRS et Céline Pozniak, maître de conférences à Paris-VIII, ont fait, en 2019-2020, une étude sur l’utilisation de l’écriture inclusive (des doublets au point médian) dans les universités parisiennes, en relevant dans les brochures de licence les formes du mot «étudiant». Verdict ? L’écriture inclusive est présente à 30 % à Sorbonne-Nouvelle, 29 % à Paris-XIII (Villetaneuse, en Seine-Saint-Denis), 23 % à Paris-VIII-Saint-Denis. Quand elle est absente à Paris-Saclay, Panthéon-Assas ou Dauphine. Sans surprise, son utilisation est «associée à des universités réputées plus à gauche», constatent les chercheuses.

Le positionnement politique des partisan·es de l’écriture inclusive n’est pas surprenant. Je l’observais dans les tracts de campagne des dernières élections présidentielles et il a été confirmé récemment par une étude IFOP par FLASHS et le site Otypo.com qui a clairement montré que plus on vote à gauche, plus on est susceptible d’être favorable au point médian.

Il n’est pas donc surprenant non plus de trouver cet article en Une du Figaro, tribune médiatique de l’Académie Française et coutumière des articles sensationnalistes sur le déclin de la langue française, que le linguiste Monté de la chaîne YouTube Linguisticae déconstruit régulièrement dans ses vidéos, comme celle publiée récemment Le Figaro en roue libre.

CNews s’est ensuite emparé du sujet en invitant le délégué national de l’Uni : c’est alors qu’est arrivée dans mes messages cette capture d’écran prise par un ami, assortie de la question : “C’est une blague ?”

Une capture d'écran du direct de CNews, le 14 juin 2023
Une capture d’écran de direct du CNews, le 14 juin 2023

Quand les expérimentations deviennent désinformation

Est-ce que ces formes d’écriture inclusive existent, ont déjà été documentées et répertoriées ? Oui.
Est-ce que ce sont des formes d’écriture inclusive courantes ? Non. Elles le sont encore moins que le “iel” défini comme “rare” dans le Robert.
Est-ce que les partisan·es de l’écriture inclusive promeuvent ces formulations ? Dans leur immense majorité, non.

Ce que vous voyez sur cet écran ou dans le texte de l’examen de droit, ce sont tout simplement des expérimentations. Des essais. Des propositions.
Ces expérimentations sont menées par des personnes qui, avant toute chose, cherchent à proposer une version de la langue française qui soit démasculinisée, c’est-à-dire qui laisse une place égale à tous les individus, quel que soit leur genre, car l’emploi systématique du genre grammatical masculin dans la langue contribue à renforcer la prédominance de représentations masculines dans nos têtes (et c’est scientifiquement prouvé par 50 années d’études en psycholinguistique).

Les expérimentations peuvent être purement grammaticales, comme celles d’Alpheratz (qui travaille sur le genre neutre utilisé dans le texte de l’examen de droit de la famille) dont on peut lire sur le site Internet :

Alpheratz est doctoranx et chargæ d’enseignement en linguistique, sémiotique et communication à Sorbonne Université associæ au laboratoire STIH. Al poursuit des recherches sur le français inclusif et le genre neutre sous la direction du linguiste Philippe Monneret.

En 2015, al publie « Requiem », roman qui (ré)introduit en littérature française le genre grammatical neutre et le développe par un système dit « système al ».

Ses recherches lui permettent de développer un lexique de genre neutre et de conceptualiser le français inclusif dans la « Grammaire du français inclusif », parue aux Editions Vent Solars en 2018.

Apheratz.fr

Les expérimentations peuvent être artistiques comme celles de Typhaine D qui a mis au point la féminine universelle, cette langue qui ressemble à peu de chose près au français que vous entendez tous les jours, mais entièrement au féminin.

Ces expérimentations peuvent aussi être graphiques, à l’image de ce que propose la collective ByeBye Binary avec des typographies inclusives.

Une affiche pour une exposition organisée par la collective ByeBye Binary à Sète en mai 2023.

Ces expérimentations sont aussi militantes : comme l’explique la linguiste Julie Abbou, autrice de Tenir sa langue, le langage lieu de lutte féministe, ce sont les milieux militants, et notamment les milieux féministes, libertaires ou queer qui sont les premiers à produire et à utiliser ces nouvelles graphies (comme le point médian, le slash, la majuscule, etc) dans leurs tracts. Et c’est aujourd’hui dans ces mêmes milieux qu’on observe l’utilisation la plus poussée et audacieuse de ce qu’elle nomme les pratiques féministes du langage.

D’ailleurs, certaines de ces expérimentations commencent à faire leur chemin dans des espaces plus mainstream. Je me suis inscrite l’autre jour au salon Vivatech et la page d’inscription en anglais me permettait de choisir entre 3 civilités : Mr (Monsieur), Ms (Madame), Mx (Misix), “un néologisme de langue anglaise servant à indiquer un titre de civilité sans indiquer de genre” (Wikipedia). Je trouve ça audacieux de la part de Vivatech de proposer cette version inclusive des civilités car au-delà du choix laissé aux participant·es, cela expose un grand nombre de personnes à l’existence même de la possibilité d’une civilité neutre. Et rien que pour le questionnement critique que cela devrait provoquer, c’est intéressant. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que c’est vraiment innovant.

Capture d’écran de la page d’inscription au Salon Vivatech

Ce qui est malhonnête intellectuellement et que j’assimile à de la désinformation, c’est d’instrumentaliser ces expérimentations en prétendant qu’elles sont ce que veut la majorité des personnes qui promeuvent l’écriture inclusive, et plus largement le langage inclusif (qui rappelons-le, ne se limite pas au point médian dont on peut très bien se passer). Ces expérimentations sont radicales, oui. Mais leur radicalité est avant tout une invitation à réfléchir, à cultiver notre esprit critique et à se demander : mais pourquoi des gens prennent la peine de repenser la langue française, de proposer des alternatives aux outils dont nous disposons déjà ? Qu’est-ce qui ne va pas avec la grammaire telle qu’on la pratique aujourd’hui ? Pourquoi remettre en cause ce “masculin qui l’emporterait sur le féminin” ?

Le dénigrement par l’absurde est une technique classique des réfractaires du langage inclusif : d‘Isabelle Huppert aux César à Sami Biasoni, essayiste qui a dirigé l’ouvrage collectif Malaise dans la langue française dans cette vidéo (du Figaro), la méthode est la même : montrer que suivre la logique de l’écriture inclusive conduit à des difficultés linguistiques qui deviennent des aberrations, parce que l’écriture inclusive est proprement monstrueuse. Et qui dit monstre dit panique, comme dans le péril mortel craint par l’Académie Française qui, à l’époque n’avait encore que le point médian dans le radar.

3615 esprit critique

Il est assez frustrant pour une personne comme moi, qui fait quotidiennement de la pédagogie sur le langage inclusif en promouvant la bienveillance et la nuance, d’assister à cette instrumentalisation des expérimentations autour de l’écriture inclusive. Parce que cela contribue à nous détourner du vrai enjeu : l’égalité de genre dans la langue et dans le monde.

Mais heureusement, je ne suis pas toute seule à promouvoir le langage inclusif et à lutter contre les fake news de l’inclusif. Il y a quelques semaines, un groupe de linguistes s’est formé autour d’un tract, Les linguistes atterré·es.

Nous, linguistes, sommes proprement atterré·es par l’ampleur de la diffusion d’idées fausses sur la langue française, par l’absence trop courante, dans les programmes scolaires comme dans l’espace médiatique, de référence aux acquis les plus élémentaires de notre discipline. L’accumulation de déclarations catastrophistes sur l’état actuel de notre langue a fini par empêcher de comprendre son immense vitalité, sa fascinante et perpétuelle faculté à s’adapter au changement, et même par empêcher de croire à son avenir ! Il y a urgence à y répondre.

Leur slogan : le français va très bien, merci !
J’aime cette phrase parce qu’elle est l’inverse de ce que ces polémiques stériles proposent : de la positivité, de la réassurance, de la joie. Parce que ce sont ces émotions-là dont on a besoin pour répandre l’usage du français inclusif, pas la peur qui nous freine et nous paralyse. Et avec une dose d’esprit critique, on devrait s’en sortir, promis.

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Égalité professionnelle : cette méthode simple et gratuite pour recruter plus de femmes

C’est le 8 mars, Journée internationale de lutte pour les droits des femmes et on sait qu’on va voir de nombreuses entreprises mettre avec fierté en avant leurs engagements pour l’égalité professionnelle. Certaines seront authentiques, d’autres moins. Certaines seront ambitieuses et mettront des millions sur la table. D’autres auront des actions symboliques pour ne pas dire anecdotiques. Sans parler de celles qui pratiquent le marketing fainéant (sexualiser le corps des femmes pour vendre, au hasard, du carrelage) et le féminisme washing (prétendre être une entreprise qui promeut l’égalité mais exploiter des femmes pour fabriquer ses produits, par exemple) qui vivent leur heure de gloire tous les ans à cette même période ou se font rappeler à l’ordre sur les réseaux sociaux (coucou la Journée de la femme).

Pourtant, il y a une chose extrêmement simple et accessible que toutes les entreprises pourraient faire et qui contribueraient concrètement (et gratuitement) à renforcer l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes : écrire leurs offres d’emploi de manière inclusive.

Offre d’emploi : et si on faisait un première impression inclusive ?

Quand Maud Grenier, experte RH et CEO de PeoplePro, m’a contactée pour parler langage inclusif et recrutement, j’ai tout de suite accepté. Pourquoi ? D’abord parce que les offres d’emploi sont un terrain de jeu hyper complet et concret pour mettre en pratique la boîte à outils du langage inclusif, mais aussi parce qu’au-delà du texte, les offres d’emploi sont souvent la première étape par laquelle des candidat·es vont découvrir une entreprise. Et cette première impression est, comme toujours, cruciale.

J’avais déjà partagé sur Instagram quelques exemples d’utilisation de l’écriture inclusive dans les offres d’emploi de la RATP mais aussi de la SNCF dont la Présidente du réseau Mixité, Anne-Sophie Nomblot, avait d’ailleurs expliqué la démarche au salon VivaTech en 2021. L’objectif est simple : recruter plus de femmes.

10 choses à retenir

1. La diversité et la mixité en entreprise ne sont pas qu’une question morale mais aussi une question d’efficacité économique : McKinsey démontre depuis 2015 dans ses études l’impact positif sur les organisations d’une vraie diversité parmi les équipes et la direction ainsi que les meilleurs résultats financiers des entreprises où des femmes font partie de l’équipe dirigeante.

2. Il est important de changer de paradigme de recrutement et de privilégier le culture add au culture fit, c’est-à-dire de recruter des personnes qui pourront apporter une perspective différente à l’entreprise en ajoutant (add en anglais) à la diversité des profiles plutôt qu’en se conformant (fit en anglais) à l’homogénéité des personnes (comme expliqué par Adam Grant dans cette conférence donnée à Stanford)

3. Le langage inclusif est une boîte à outils et il existe de nombreuses méthodes pour écrire un texte de manière inclusive (le point médian étant une de ces méthodes mais dont on peut très bien se passer). Cela dit toutes ces méthodes ne se valent pas : certaines sont plus ou moins discrètes et donc plus ou moins efficaces pour rendre les femmes visibles.

4. Rendre une offre d’emploi inclusive ne se résume pas à écrire H/F dans le titre et on peut opter pour des stratégies de féminisation plus visible (ou féminisation ostentatoire) pour contrecarrer les stéréotypes de genre liés aux métiers (notamment dans le cas des fonctions en anglais ou des mots épicènes). Par ailleurs, le texte de l’annonce est un espace dans lequel l’entreprise qui recrute peut mettre en avant ses engagements concrets en faveur de la diversité, de l’équité et de l’inclusion comme autant de signaux explicites pour rendre l’entreprise accueillante pour toutes et tous.

5. Le principal frein à la pratique du langage inclusif est la peur : il est très important de faire preuve de bienveillance envers soi-même et de commencer quelque part. Peu importe qu’une offre ne soit pas 100% écrite de manière inclusive ou si la stratégie employée n’est pas la plus efficace pour visibiliser les femmes (voir point 3), l’important est de se lancer.

6. L’argument selon lequel l’écriture inclusive rendrait la lecture difficile pour les personnes dyslexiques est infondé car il se concentre uniquement sur le point médian (dont on peut toujours se passer) et qu’on manque par ailleurs d’études scientifiques mesurant l’impact de ce point pour les dyslexiques. En revanche, il est crucial de pratiquer un langage clair et accessible dans les offres d’emploi, en évitant autant que possible le jargon ou les termes trop techniques qui peuvent décourager les candidatures.

7. Même s’il est vrai que la langue française est mal équipée pour désigner la pluralité des identités de genre (au-delà de la binarité femme-homme), certaines des méthodes du langage inclusif sont plus inclusives que d’autres (épicènes, englobants) et les entreprises engagées sur les questions LGBTQIA+ peuvent le rendre explicite dans le paragraphe de l’offre décrivant leurs engagements, ce qui est un signal fort envoyé aux personnes concernées.

8. Utiliser le langage inclusif dans les offres d’emploi peut avoir un impact positif pour les femmes mais aussi pour les hommes, de la même manière que les petites filles comme les petits garçons se projettent plus dans des métiers quand ils sont décrits de manière inclusive, ce qui suggère des environnements de travail plus ouverts (même si une récente étude a montré que les hommes ont en revanche tendance à se désintéresser des milieux professionnels qui se féminisent largement).

9. Il est temps de sortir de ce que la linguiste Julie Neveux appelle la “mythologie esthétisante du français” et s’intéresser au contexte historique du développement des normes de la langue : le français n’a pas toujours été aussi sexiste et a été masculinisé pour remettre les femmes “à leur place d’inférieure” dans la langue (comme l’a démontré Eliane Viennot) ; le français n’a pas toujours été aussi complexe et la question de l’orthographe ou du respect des règles de grammaire est aussi une manière de distinguer les gens éduqués des autres (comme l’ont montré Arnaud Hoedt et Jérôme Piron dans leur génialissime Ted Talk La faute de l’orthographe). Avoir un recrutement inclusif c’est aussi retenir son jugement sur ce qui serait le “bon usage” du français et s’interroger sur la place que doit avoir (ou pas) l’orthographe dans les critères de sélection.

10. Pour rendre une offre inclusive, on peut aussi réduire le nombre de critère de sélection et prioriser leur ordre de manière à encourager les candidatures de toutes les personnes qui ont le potentiel même si elles n’ont pas forcément toute l’expérience. D’ailleurs, l’idée selon laquelle les femmes postuleraient seulement quand elles remplissent 90% des critères là où les hommes se contenteraient de moins est en réalité une légende urbaine, comme l’explique Marie Donzel dans cet article. Limiter les critères à ce qui est essentiel est donc une bonne manière de maximiser ses chances d’avoir des candidatures diverses.

Je vous invite à regarder le replay du Live LinkedIn : Langage inclusif ou comment trouver les bons mots pour recruter ? où nous avons également analysé 3 offres d’emploi pour donner des exemples concrets d’améliorations inclusives.

Live LinkedIn : Langage inclusif ou comment trouver les bons mots pour recruter

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Rétrospective 2022 : 17 livres pour parler en féministe

J’aime bien l’exercice des rétrospectives, surtout celles qui permettent de se replonger dans les lectures faites dans l’année écoulée et de prendre conscience de tous ces livres lus (et, il faut être franche, de tout ce qu’on n’en a pas retenu).

L’année dernière, j’avais déjà partagé une liste des 10 livres sur le langage inclusif en 2021 : cette liste est pour moi le socle fondateur. Cette année, j’ai élargi le champ des possibles avec des livres de différents registres (essais bien sûr mais aussi BD ou romans) qui parlent de plus ou moins près du langage inclusif mais qui ont tous, d’une manière ou d’une autre, nourri mes réflexions, et pour certains inspiré des articles écrits ici.

Je vous propose donc cette année une rétrospective sur le mode listicle des livres que j’ai aimés et qui m’on appris quelque chose pour parler en féministe.

5 livres sur les pensées féministes

Futur·es, Comment le féminisme peut sauver le monde, Lauren Bastide, Allary Editions : le nouvel essai de Lauren Bastide est un condensé très accessible, souvent drôle et justement énervé, de l’état des théories féministes, notamment les plus récentes et radicales (dans le sens bon du terme) autour des identités de genre, des relations amoureuses, des violences subies par les corps, de la question du care et de l’écoféminisme. Elle mentionne rapidement le débat sur l’écriture inclusive (et coucou le point médian sur la couverture, certainement le premier que je vois en librairie et que certain·es n’auront peut-être même pas identifié tant il est gros !) mais ce n’est pas le coeur de cet essai qui propose, dans la même veine qu’une Titiou Lecoq avec ses livres sur Les grands oubliées ou Le couple et l’argent (que je recommande aussi d’ailleurs), un ouvrage à la fois de synthèse hyper documentée mais aussi de réflexion personnelle sur les sujets qui nous mobilisent aujourd’hui.

Sortir de l’hétérosexualité, Juliet Drouar, Binge Audio Editions : “et si nous étions des personnes plutôt que des femmes ou des hommes ? “ Ce qui m’a le plus éclairé à la lecture de ce livre est la proposition d’arrêter de considérer le sexisme uniquement comme une domination subie par les femmes mais par toutes les personnes sexisées, c’est-à-dire aussi les personnes intersexes, trans, bi, gay, lesbiennes. Le mot sexisé·e a d’ailleurs fortement résonner avec une réflexion que j’avais par ailleurs sur la voix passive et je cite Juliet Drouar dans l’article Pourquoi je dis : une personne racisée, ou de l’usage du passif dans le vocabulaire des discriminations. Un livre parfois théorique qui s’adresse, pour moi, à des personnes déjà familières du vocabulaire politique des militant·es féministes.

Tout le monde peut être féministe, bell hooks, éditions divergences : première lecture de bell hooks pour moi avec ce livre qui se veut une “introduction courte et accessible à la théorie féministe” répondant “sans jargon idéologique à la question : qu’est-ce que le féminisme ?”. En effet, un livre à mettre en toutes les mains de personnes souhaitant une première lecture sur les enjeux du féminisme. J’ai été particulièrement sensible au chapitre “L’éducation féministe de la conscience critique” qui plaide notamment pour le développement de ressources accessibles pour que chacun·e, quelque soit son âge ou son expérience, puisse éveiller sa conscience féministe. Ecrit en 2000 (et traduit en 2020 en français), ce livre précède l’explosion du contenu pédagogique féministe, notamment sur les réseaux sociaux, mais pour moi cet enjeu est toujours d’actualité.

Pour enseigner la pensée et la théorie féministes à tout le monde, nous devons aller au-delà du monde universitaire et même au-delà de l’écrit. Beaucoup de gens n’ont pas les compétences nécessaires pour lire la plupart des livres féministes. Les livres audio, les chansons, la radio et la télévision sont autant de moyens de diffuser le savoir féministe. Et bien sûr, nous avons besoin d’un réseau de télévision féministe, ce qui n’est pas la même chose qu’un réseau de télévision adressé au public féminin. Mobiliser des fonds pour créer un réseau de télévision féministe nous aiderait à répandre la pensée féministe dans le monde entier.


Le corps des femmes, la bataille de l’intime, Camille Froideveaux-Metterie, Points : je suis rentrée par ce livre dans l’oeuvre de cette philosophesse passionnante. Lire ce livre m’a fait réfléchir au mot féminin, un terme que je préfère ne pas trop utiliser car il renvoie souvent à une vision essentialiste où les femmes seraient par nature comme ci ou comme ça (raison pour laquelle je ne dis pas : leadership féminin, par exemple). Mais l’autrice développe dans cet ouvrage et d’autres l’idée “d’un féminisme incarné”, c’est -à-dire un féminisme qui reconnaît l’importance de l’expérience vécue d’un corps de femme (cisgenre ou non) comme fondamentalement différente de celle vécue dans un corps d’homme ; le mot féminin pour renvoyer à cette expérience a donc du sens.

Cette approche permet de dépasser l’opposition entre différentialisme biologisant et universalisme constructiviste en proposant de réfléchir le féminin et le masculin non pas comme deux concepts éternels disant ce que sont ou doivent être les femmes et les hommes, mais comme deux types de subjectivité corporelle historiquement et socialement construits qui englobent d’innombrables variations individuelles.

Un féminisme décolonial, François Vergès, La fabrique : un livre que je peux pas dire avoir pris du plaisir à lire car il bouscule, à raison, mon statut de femme blanche hétérosexuelle économiquement privilégiée, mais un livre nécessaire qui questionne les dimensions intersectionnelle et anticapitaliste du féminisme : qu’y a-t-il de féministe pour des femmes comme moi à se libérer des contraintes du foyer en précarisant d’autres femmes, souvent racisées, pour prendre soin de leur maison ou de leurs enfants ?

2 livres sur le militantisme contemporain

Féminisme et réseaux sociaux, une histoire d’amour et de haine, Elvire Duvelle-Charles, éditions Hors d’atteinte
Qui annule quoi ?, Laure Murat, Seuil Libelle

Elvire Duvelle-Charles, militante féministe passée par les Femen et créatrice de @ClitRevolution, démontre dans cet essai le potentiel libérateur des réseaux sociaux dans la lutte féministe aussi bien que leur impact néfaste sur la fatigue militante ou la sécurité des féministes en ligne, harcelées et menacées. Elle y parle, notamment dans le chapitre “quand les call out et les dogpiles se retournent contre nous” de l’importance d’employer un langage précis pour lutter contre les discriminations et de la pression exercée sur toutes celles et tous ceux qui s’expriment à le faire “parfaitement”.

Alors que les call-out nous servaient à dénoncer des personnes ayant du pouvoir dont les comportements étaient problématiques, les mauvaises pratiques des entreprises ou des publicités sexistes, cette pratique s’est progressivement retournée contre les militantes elles-mêmes. Scrutées par leurs semblables, elles se retrouvent de plus en plus pointées du doigt pour des mots maladroits ou des actes qui ne sont pas en totale cohérence avec leur combat (…). L’essor que le féminisme a pris ses dernières années s’est accompagné d’une intransigeance sur les discours féministes et d’une course à la pureté militante vertigineuse.

A la pratique du call out (interpellation publique, souvent agressive), elle préfère celle du call in, un genre de call out bienveillant, fait en privé, de manière constructive. J’ai retrouvé cette expression dans un article du New York Time : What if Instead of Calling People Out, We Called Them In? On y décrit la pratique de Loretta J. Ross, professeuse au Smith college qui “challenge la call out culture” :

“Les femmes sont des étudiantes dans une classe enseignée par Loretta J. Ross, professeuse invitée à Smith College, qui les met au défi d’identifier les caractéristiques et les limites de la culture du call out : l’acte de mettre en cause publiquement une autre personne pour un comportement considéré comme inacceptable. On peut décrire le call out comme une sœur de la dénonciation, plutôt problématique, et une des nombreuses choses qui peuvent conduire à l’annulation (“cancelling”). “Je mets en question la culture du call out “, a déclaré la professeuse Ross de chez elle à Atlanta, où elle donnait récemment une conférence en direct par Zoom à ses étudiant·es, vêtue d’une muumuu bleue du Ghana. “Je pense que vous pouvez comprendre à quel point le call out peut être toxique. Il éloigne vraiment les gens et les rend craintifs de s’exprimer.”1

What if Instead of Calling People Out, We Called Them In? New York Times, Novembrer 2020

Laure Murat, dans Qui annule quoi ? propose d’expliquer par l’exemple (en l’occurrence celui des déboulonnages des statues dans une pespective décoloniale) les enjeux de la cancel culture, et propose d’ailleurs “un autre nom, plus proche de la réalité quelle produit : accountability culture (culture de la responsabilité) ou encore pensée woke (éveillée)”. Je recommande ce livre très court (moins de 40 pages) qui permet de cultiver son esprit critique sur un sujet où les débats actuels manquent souvent de nuance.

6 livres sur la représentation des femmes dans l’art, l’histoire, les médias et la culture

Une place, Réflexion sur la présence des femmes dans l’histoire de l’art, écrit par Eva Kirilof et dessiné par Mathilde Lemiesle, Les insolentes
Vieille fille, Marie Kock, Cahiers libres La Découverte
Féminismes et pop culture, Jennifer Padjemi, Stock
Mythes & meufs, Blanche Sabbah, Mâtin Dargaud
La revanche des autrices, Julien Marsay, Payot
Défaire le discours sexiste dans les médias, Rose Lamy, JC Lattès

Parler en féministe, c’est aussi pour moi être capable de féminiser son discours pas seulement dans son vocabulaire mais aussi dans les noms que l’on cite, et nous savons bien que le nom des femmes qui auraient du rester célèbres pour leurs écrits, leurs recherches ou leur art, ne sont pas toujours arrivés jusqu’à nous. Ce que font des livres comme La revanche des autrices ou Une place c’est non seulement redonner de l’espace à des noms de femmes oubliées (chacun contient des notices biographiques sur des autrices ou des femmes peintres) mais aussi (et surtout) expliquer les mécanismes qui ont conduit à leur effacement de l’histoire (également le sujet du livre de Titiou Lecoq cité plus haut, Les grandes oubliées). Ce qui fait dire à Eva Kirilof dans Une place :

J’ai beaucoup de mal avec le terme “oubliées” quand on parle de femmes artistes, car il y a quelques chose de l’ordre de la passivité. Il ne s’agit pas (…) d’une défaillance de notre mémoire collective, mais d’un système bien huilé qui a longtemps refusé aux femmes les possibilités matérielles mais également symboliques d’accéder au monde de l’art.

Pour sortir de la passivité et mettre en avant le système d’oppression, je préfère donc le terme invisibilisées (sur le modèle de tous les mots en -iser utilisés pour parler des discriminations dont je parle ici). Un livre que j’aurais aussi pu référencer dans mon article consacré aux épicènes : Femmes artistes, artistes femmes : les épicènes, faux amis du langage inclusif ?

Et puis parfois on se souvient de leurs noms, mais l’histoire qu’on se raconte est une interprétation discutable : dans Mythes et Meufs, Blanche Sabbah passe ainsi au crible une vingtaine de mythes tournant autour de personnages féminins, comme Jeanne d’Arc, Méduse, La Petite Sirène ou Pocahontas. Nombreuses sont ces femmes qui ont inspiré des productions culturelles modernes (notamment beaucoup de dessins animés). Dans ce livre alternent pour chaque mythe quelques planches de BD puis une page de texte revenant plus en détail sur leur interprétation. Un livre qu’on peut donc mettre aussi dans les mains de plus jeunes lecteurs et lectrices grâce à ce double niveau et aux nombreuses références actuelles qu’il contient.

Parmi les mythes modernes, celui de la Vieille Fille, détricoté par Marie Kock dans un essai très personnel où elle revient sur ce qui fait qu’une femme célibataire et indépendante est nécessairement reléguée au statut de fillette immature, d’adulte incomplète ou de vieille inutile.
J’ai relu plusieurs fois ce passage où l’autrice explique ne pas refuser le principe de l’amour romantique mais ne pas être prête à tout accepter, en redéfinissant au passage la notion de “besoin” :

Moi, je n’ai pas envie de demander moins. De renier mes standards élevés, presque impossibles à atteindre. Parce que sinon, à quoi ça sert ? En vivant seule longtemps, j’ai appris à être ma meilleure compagne. A être indépendante, à me respecter, à m’aimer. Je ne suis plus dans l’attente d’être complétée. Je suis déjà entière. C’est donc ça mon standard : quelqu’un dont je n’aurais pas besoin.

Mais au-delà des mythes et des figures, la représentation des femmes n’est pas uniquement une question de place, mais aussi une question de traitement : je suis allée voir du côté de la pop culture avec Jennifer Padjemi et de celui des médias avec Rose Lamy. Cette dernière, aussi créatrice du compte @Préparez-vous pour la bagarre, dresse le tableau des modes d’écriture journalistique qui contribuent à maintenir ou renforcer des discours sexistes dans les médias avec un focus sur le traitement des violences sexistes et sexuelles (à l’image du malheureusement fameux “une femme se fait violer” dont je parle ici). On y parle donc beaucoup de vocabulaire et de précision du langage, avec de nombreux exemples très concrets à l’appui : un travail inédit et nécessaire que je recommande vivement. Jennifer Padjemi démontre quant à elle comment la pop culture et ses objets (surtout les séries et la musique) offrent des terrains de jeu presque infinis pour donner à voir d’autres représentations des femmes, de leurs corps, de leur santé mentale, mais aussi des hommes et avec un accent sur les personnes LGBTQIA+. C’est un livre qui démontre aussi le chemin qu’il reste à parcourir, à grands coups d’examples décortiqués et analysés de contenus culturels qui sont autant d’idées de séries à regarder, de livres à lire ou de chansons à écouter.

2 romans bouleversants

Cavales, Aude Walker, Fayard
S’adapter, Clara Dupont-Monod, Le livre de poche

Il est rare que des livres parviennent à me faire pleurer mais ces deux-là on réussi. J’ai acheté le premier, Cavales, en écoutant une chronique de France Inter qui mentionnait ce livre rédigé en écriture inclusive. Sans savoir quel était le sujet du livre, je l’ai acheté par curiosité car en littérature, les auteurs et autrices qui écrivent en inclusif sont encore rares (on peut citer l’exemple de Martin Winckler). Je dois avouer que ce n’est pas l’écriture inclusive qui m’a séduite dans ce texte (elle concerne surtout des accords de verbes et ne suit pas la convention d’un usage raisonné du point médian que je pratique) même si évidemment ça m’a fait plaisir. Non, c’est simplement l’histoire, celle de trajectoires de vies un peu (ou très) cassées, qu’on croit comprendre au départ et qui se dévoilent à nous au fil des pages, sur un fond de paysage californien, qui m’a franchement transportée.
Pour S’adapter, c’est en cherchant à lire sur le handicap que je suis tombée sur ce livre, également Goncourt des lycéens (et des lycéennes, s’il vous plaît) où Clara Dupont-Monod retrace, à quelques choses près et en personne concernée, l’histoire de sa famille où est né un enfant handicapé, dans ses mots à elle, inadapté. C’est par le récit fait par les pierres du jardin de la maison cévenol où se déroule l’histoire que l’on apprend à connaître cet enfant par le regard de ses frères et soeur, et c’est tout simplement magnifique. C’est de la beauté et de l’amour que j’ai retenu de ce roman que j’ai envie de faire lire à tout le monde autour de moi. Voici les premiers mots du livre :

Un jour, dans une famille, est né un enfant inadapté. Malgré sa laideur un peu dégradante, ce mot dirait pourtant la réalité d’un corps mou, d’un regard mobile et vide. “Abîmé” serait déplacé, “inachevé” également, tant ces catégories évoquent un objet hors d’usage, bon pour la casse. “Inadapté” suppose précisément que l’enfant existait hors du cadre fonctionnel (une main sert à saisir, des jambes à avancer) et qu’il se tenait, néanmoins, au bord des autres vies, pas complètement intégré à elles mais y prenant part malgré tout, telle l’ombre au coin d’un tableau, à la fois intruse et pourtant volonté du peintre.

2 livres sur la puissance du langage

Tenir sa langue, Le langage, lieu de lutte féministe, Julie Abbou
Tenir sa langue, Polina Panassenko, L’Olivier

C’est en cherchant le livre de la linguiste Julie Abbou que je suis tombée sur le roman du même titre de Polina Panassenko. Le roman (Prix Femina des lycéens 2022, et des lycéennes aussi s’il vous plaît !) retrace l’histoire de Pauline, russe naturalisée française qui s’est installée avec sa famille en France dans les années 90 et cherche à se réapproprier, par voie de justice, un élément constitutif de son identité qui lui a été enlevé : son prénom russe, Polina. En racontant son parcours d’immigrée, elle montre comment tenir sa langue est devenue sa stratégie d’intégration : perdre l’accent russe en France, ne pas parler français en Russie. C’est cette idée que notre langue est un puissant vecteur de revendication d’identité et d’une place dans le monde qui unit ses deux livres.
Celui de Julie Abbou est le livre d’une linguiste qui travaille depuis des années sur la question du langage inclusif, ou plus exactement comme elle préfère l’écrire, des pratiques féministes du langage. C’est un essai parfois plus technique mais qui m’a appris beaucoup, notamment sur les origines de l’expression langage inclusif, née aux Etats-Unis alors que certaines Eglises cherchaient à rendre les traductions de la Bible inclusives. J’avoue que je ne l’avais pas vu venir. L’essai est aussi une réflexion critique féroce sur la marchandisation du langage inclusif (aujourd’hui objet de formation dispensées par des agences ou de récupération commerciale dans la publicité) et sur la notion même d’inclusion, qui est, pour l’autrice, “une arnaque” universaliste et pas un outil pertinent pour penser la nécessaire radicalité politique que l’égalité entre les individus requiert. Je ne suis pas d’accord avec certaines des idées qu’elle défend (et je fais partie des personnes qui vendent des formations au langage inclusif) mais j’ai pris beaucoup de plaisir à lire cet ouvrage d’experte qui remet aussi sur le devant de la scène une émotion fondamentale à ses pratiques du langage en féministe : la joie. Celle de créer de nouveaux mots, de jouer avec les conventions (à la manière d’une Noëmie Grunenwald dans Traduire en féministe/s), de bifurquer avec les mots, de créer, de provoquer, de politiser nos mots. Mais elle reconnaît aussi une émotion que j’ai observée chez de nombreuses personnes hésitantes face au langage inclusif et que j’analyse dans 3 freins à la pratique du langage inclusif : la peur.

L’exploration joyeuse et irrégulière qui consiste à pousser la grammaire à ses confins, la dimension ludique des pratiques féministes sont primordiales. Mais peur linguistique et hygiène verbale font obstacle à ces expérimentations. (…) J’ai moqué tout à l’heure la profusion de guides pour la féminisation et le langage non sexiste. Mais cette profusion répond à un besoin, celui des personnes amené·es à manipuler ces formes et qui, en l’absence de standard fourni par les autorités linguistiques habituelles (Etat, Académie, école, grammaire, etc.) se trouvent perdu·es, se sentent incompétent·es. C’est donc chaque institution, chaque organisme, qui doit bricoler une ligne de conduite, pour ne pas laisser ses locuteur·trices dans le désarroi.

Bonnes lectures !


1 Traduction libre de : The women are students in a class taught by Loretta J. Ross, a visiting professor at Smith College who is challenging them to identify the characteristics, and limits, of call-out culture: the act of publicly shaming another person for behavior deemed unacceptable. Calling out may be described as a sister to dragging, cousin to problematic, and one of the many things that can add up to cancellation.
“I am challenging the call-out culture,” Professor Ross said from her home in Atlanta, where she was lecturing on Zoom to students on a recent evening, in a blue muumuu from Ghana. “I think you can understand how calling out is toxic. It really does alienate people, and makes them fearful of speaking up.”

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Est-ce que ce monde est sérieux ?

J’ai testé ChatGPT, le robot qui n’apprend pas – encore – le langage inclusif

C’est la dernière innovation qui fait le buzz en ce moment dans le champ de l’intelligence artificielle : ChatGPT. Si vous n’en avez pas entendu parler, c’est un robot conversationnel (de la famille des “chat bots” comme on dit en anglais) qui répond à toutes les questions que vous lui posez d’une manière étonnamment efficace et naturelle pour quiconque a déjà essayé d’interagir avec un·e assistant·e virtuel·le sur n’importe quel site web (et reconnaissons-le, c’est souvent très peu satisfaisant).

Voilà comment ChatGPT se définit quand on lui pose la question :

“Je suis un modèle de langage informatique conçu par OpenAI. Mon but est de pouvoir répondre aux questions et fournir de l’aide aux utilisateurs en utilisant mon apprentissage automatique et mes connaissances en langage naturel. J’essaie de fournir des réponses précises et utiles aux utilisateurs. Je suis un outil de traitement de langage naturel et je n’ai pas d’opinions personnelles ni de préférences”

ChatGPT a été créé par OpenAI, une association à but non lucratif fondée en 2015 par Elon Musk et Sam Altman spécialisée dans le développement d’intelligences artificielles, aujourd’hui devenue une entreprise à « but lucratif plafonné » dont Microsoft est un actionnaire principal . C’est également OpenAI qui est à l’origine de DALL-E, un outil qui peut créer n’importe quelle image à partir d’une description que vous lui donnez, comme celle qui illustre cet article (et sur laquelle je reviendrai).

Comme toutes celles et ceux qui travaillent dans la tech, ou qui ont tout simplement de la curiosité pour l’intelligence artificielle et toutes ses ramifications, j’ai eu envie de tester chatGPT. Et de quoi ai-je discuté avec ce robot ? Je vous le donne en mille : de langage inclusif.

Et disclaimer important à ce stade : je travaille chez Google mais cet article ne reflète que mon opinion personnelle, pas celle de mon employeur.

ChatGPT, un robot éduqué mais pas encore converti

Première chose : l’expérience de conversation avec ChatGPT est en effet bluffante de naturel et je ne suis pas étonnée le moins du monde que cela enthousiasme les foules. Les réponses sont censées, bien formulées et je comprends tout à fait qu’on oublie rapidement qu’on est face à un robot, car j’ai moi-même fini par ressentir une forme d’empathie à son égard, à mesure qu’il s’enfonçait dans des réponses insatisfaisantes en tentant de se justifier. J’avais envie de lui dire : “ce n’est pas grave, tout va bien se passer”.

J’ai commencé par interroger ChatGPT sur sa définition du langage inclusif :

La définition du langage inclusif par ChatGPT

Puis sur son identité de genre (puisqu’il utilise le masculin grammatical pour parler de lui-même), sur ses connaissances en grammaire française, sur la psycholinguistique. Voici ses réponses :

A ce stade, je constate que ChatGPT fournit des réponses plutôt justes et est attentif à ne pas vouloir m’offenser (ce qui est plutôt un bon point de départ).

C’est en l’interrogeant sur sa pratique du langage inclusif que le bât commence à blesser. Si le robot a bien expliqué que le langage contribue à renforcer les stéréotypes de genre, surtout dans les langues grammaticalement genrées comme le français, le mettre en application en ce qui le concerne ne semble pas à l’ordre du jour. Pourquoi ? Parce que ce robot a appris la langue française en analysant un “corpus de textes figés” tout comme il a appris à suivre les règles de la grammaire française, pas à les discuter.

J’ai donc fini cette conversation avec un double étonnement : l’agréable surprise de la qualité factuelle des réponses et la plus frustrante surprise que de l’aveu même du robot, c’est une intelligence basée sur le machine learning (l’apprentissage automatique) qui paradoxalement ne peut pas “apprendre de nouvelles règles grammaticales ou adopter des pratiques de langage inclusif”.

Machine learning, stéréotypes & intelligence artificielle responsable

Je vais un peu vite en besogne, car en réalité, ce que dit ChatGPT n’est pas tant qu’il ne peut pas dans l’absolu apprendre de nouvelles règles grammaticales, mais qu’il ne peut pas le faire “comme un humain”. Pourquoi ? Parce que ChatGPT est une intelligence artificielle qui apprend sur la base d’un ensemble de données qu’il analyse : c’est ce qu’on appelle le machine learning (qui lui-même contient des sous disciplines dans le détail desquelles je ne vais pas rentrer ici). La machine apprend toute seule, sans suivre d’instructions codées par des humains, sur la base d’informations qu’on lui fournit et qu’on appelle les données d’entraînement. La machine est donc tributaire des textes et des images qu’on lui donne à analyser pour apprendre. Et c’est là que les stéréotypes viennent contaminer l’apprentissage, car les données d’entraînement fournies sont souvent à l’image de notre société : bourrées de stéréotypes.

Cette courte vidéo explique comment les biais humains sont transférés dans les intelligences artificielles.


Pour essayer de réduire les biais et les stéréotypes dans les intelligences artificielles, les entreprises de la tech ont commencé à développer des principes de responsabilité dans l’IA (responsible AI), à l’image de Google ou du Responsible Artificial Intelligence Institute, proposant des grands principes mais aussi des protocoles spécifiques pour limiter autant que possible la perpétuation des biais humains.

Parmi ces principes, une étape clé est de s’assurer que les données d’entraînement sont représentatives et inclusives et parfois forcer l’algorithme à voir certains groupes sous-représentés pour éviter de retomber dans les stéréotypes, comme ceux du monde professionnel : par exemple, l’image qui illustre cet article a été générée en demandant à Dall-e de créer des peintures représentant différents métiers. J’ai utilisé l’outil en anglais, langue qui dispose d’un neutre où le genre n’est théoriquement pas marqué et devrait donc déclencher des représentations aussi bien féminines que masculines. Comme on pouvait s’y attendre, les stéréotypes de genres sont bien apparus puisque 4 images de “painter” (peintre) sur 4 étaient des images d’hommes, 3/4 des “writer” (écrivain·e) des images d’hommes, 4/4 des “thinker” (penseur ou penseuse) des images d’hommes et 4/4 des “nurse” (infirmier·e) des images de femmes.

De la même manière, j’ai reproduit avec Chat GPT l’expérience qui consiste à demander à des gens de citer des personnes célèbres en utilisant différentes formulations – masculin dit générique (des écrivains), énumération du masculin et du féminin (des écrivains et écrivaines) ou épicène (des personnes célèbres pour leurs écrits) – puis à compter les occurrences de noms de femmes et d’hommes cités. ChatGPT répond peu ou prou de la même manière que les humains, en donnant plus de noms masculins quand la question est posée au masculin et quelques noms féminins quand la formulation est inclusive (énumération ou épicène). Là où le cerveau humain à spontanément tendance à interpréter le masculin grammatical en se représentant des hommes (ce que démontrent toutes les études de psycholinguistique), ChatGPT reproduit ce mécanisme. En plus, on peut raisonnablement penser que pour ce robot il y a aussi moins de biais de disponibilité de l’information : on cite aussi moins d’écrivaines parce qu’on en connaît moins, mais lui peut chercher en ligne autant de noms d’écrivaines qu’il veut pour fournir une réponse paritaire.

Le langage inclusif, la prochaine frontière du machine learning ?

En menant mes recherches pour cet article, j’ai découvert l’existence d’un projet mêlant intelligence artificielle et écriture inclusive : E-MIMIC, “une application qui vise à éliminer les préjugés et la non-inclusion dans les textes administratifs rédigés dans les pays européens, à commencer par ceux qui sont rédigés dans les langues romanes”, en gros une application qui automatiserait le passage de textes administratifs (bourrés de mots au masculin dit générique comme “citoyen”, “utilisateur”, “usager”) en inclusif de manière naturelle et compréhensible (sans que ça soit la fête du point médian partout).

Les autrices et auteurs précisent notamment pourquoi les noms d’agents (qui caractérisent des personnes qui font une action, comme les noms de métiers) sont particulièrement touchés par les biais de compréhension par les machines “apprenantes”:

“Il est avant tout fondamental d’intervenir en amont sur l’apprentissage (des algorithmes, NDLR) pour éviter que le dispositif apprenne de manière erronée, par exemple, en abstrayant des règles grammaticales erronées. C’est, par exemple le cas de l’élimination de la forme féminine des noms et des adjectifs dans les langues romanes et cela pour deux raisons essentiellement :
1) le fait que souvent les algorithmes s’entraînent sur des corpus internationaux, notamment des organisations internationales, qui privilégient l’utilisation du masculin « neutre ».
2) Le dispositif utilise l’anglais comme langue pivot et, comme souvent l’anglais utilise des mots épicènes pour les acteurs ou ne présente pas de formes binaires des adjectifs, la retraduction vers la langue d’arrivée finit par privilégier le masculin, faute de pouvoir attribuer un genre précis.

L’analyse du discours et l’intelligence artificielle pour réaliser une écriture inclusive : le projet EMIMIC, Rachele Raus, Michela Tonti, Tania Cerquitelli, Luca Cagliero, Giuseppe Attanasio, Moreno La Quatra et Salvatore Greco.


Les biais de langage des intelligences artificielles s’expriment aussi par les choix de vocabulaire et les tournures de phrases : les intelligences artificielles vont avoir tendance à reproduire les tournures de phrases ou les associations de mots qu’elles rencontrent le plus fréquemment dans les textes des données d’entraînement. Dans le guide Responsible Language in Artificial Intelligence & Machine Learning du Center for Equity, Gender & Leadership (EGAL) at the Haas School of Business of the University of California, Berkeley, on lit cet exemple qui résonne parfaitement avec l’article sur la voie passive que j’ai écrit récemment :

Par exemple : la voie passive est fréquemment utilisée dans les articles de presse traitant de harcèlement sexuel ; cet usage masque la personne qui a commis l’action et rejette la responsabilité perçue sur la victime plutôt que l’auteur du crime. Par conséquent, si un système de machine learning de journalisme automatisé était entraîné sur des données incluant des articles de presse et des articles académiques, il est fort probable que les textes automatiquement générés reproduiraient des tournures similaires aux données d’entraînement, dans ce cas la sur-utilisation de la voie passive dans les articles sur le harcèlement sexuel.1

Responsible Language in Artificial Intelligence & Machine Learning

Comment faire alors pour réduire les biais et stéréotypes de langage dans les intelligences artificielles ?
Ce guide contient 9 recommandations très concrètes : on peut évidemment penser à intégrer plus de textes écrits avec des techniques du langage inclusif dans les données d’entraînement mais, même si le langage inclusif est de plus en plus répandu, il reste très minoritaire dans les textes et les discours produits aujourd’hui. Une autre manière de faire, complémentaire à la première mais qui pourrait accélérer l’apprentissage des algorithmes, serait un travail d’étiquetage ou d’annotation des données (data labeling) fournies à l’intelligence artificielle, c’est-à-dire qu’il faut que des humains prennent des textes écrits de manière non inclusives et d’autres en inclusif et mettent une étiquette qui indique à la machine apprenante ce qu’elle est en train de lire et comment elle peut le rendre inclusif.

ChatGPT, le verdict

Je n’en veux pas à ChatGPT de ne pas pratiquer un langage inclusif car il ne fait que représenter l’état du monde à cet égard, et il y a encore un énorme travail d’éducation à faire. Mais il est intéressant d’observer dans ses réponses une apparente conscience de soi (self awareness) de ses propres biais potentiels, qui sont en réalité le reflet l’apprentissage par l’algorithme de ce qu’il est souhaitable ou non souhaitable de répondre à certaines questions, mais qui traduit bien l’état de précaution actuel sur l’expression de l’intelligence artificielle, consciente de sa marge de progrès en matière d’inclusion.

Je pense aussi qu’un usage intéressant à creuser dans le futur pour ChatGPT est son utilisation comme outil de conseil à la reformulation. Car si ChatGPT ne s’exprime pas spontanément de manière inclusive et est loin d’être dénué de biais, comme on l’a vu, il maîtrise le concept et certains des outils du langage inclusif et peut les restituer.
Par exemple, on peut simplement lui demander de nous aider à trouver des formulations inclusives : les réponses, même si incomplètes et parfois imparfaites, sont loin d’être mauvaises. Même si je ne suis pas fan de l’idée de l’automatisation de l’écriture inclusive qui n’est pas la démarche la plus efficace pour créer des textes bien écrits et agréables (je préfère la démarche d’intention inclusive plutôt que la méthode qui consiste à passer un texte tout au masculin en inclusif en cherchant à reformuler des morceaux de phrases individuellement), je reconnais que cela peut aider dans certains contextes.


Au final, la croisée de l’intelligence artificielle et du langage inclusif n’est pas un champ d’investigation simple car les conventions du langage (surtout inclusif) sont en perpétuelle évolution et la connotation péjorative ou non de certains mots est ultra dépendante du contexte spatio-temporelle dans lequel on se place, aussi bien que du point de vue duquel on se situe. Un mot n’est pas perçu ou compris de la même manière par des personnes ayant des expériences différentes et il n’y a pas nécessairement de bonne ou de mauvaise réponse à la question de savoir si un mot est inclusif ou pas.
Et n’oublions pas non plus que l’intelligence artificielle, bien que largement commentée et présente dans de nombreuses applications  de notre quotidien, de notre assistant vocal à notre appareil photo, reste encore aujourd’hui un champ de recherches et d’expérimentations, pas une technologie infaillible éprouvée depuis des décennies. C’est de feedbacks constructifs et bienveillants qu’on besoin celles et ceux qui travaillent sur ce type de projets. 
Après tout, ChatGPT est un robot spécialisé dans le langage naturel, or le langage inclusif, pour la plupart d’entre nous, n’a rien de naturel tant l’habitude de s’exprimer au masculin est profondément ancrée : pour nous aussi, humains, la clé de la réussite pour s’exprimer en inclusif, c’est l’entrainement, alors ne soyons pas trop dur avec un jeune robot qui n’est qu’au tout début de son parcours.


En tout cas, je fais l’hypothèse que l’examen minutieux auquel sera soumis ChatGPT (et les autres technologies basées sur une intelligence artificielle) dans les prochaines années ouvrira encore un autre champ pour faire résonner les réflexions autour du langage inclusif. Un champ qui ne manquera pas de faire débat.


1 Traduction libre de “For example: passive language is common in news stories about sexual harassment; this obscures who committed the action and puts perceived blame on the victim instead of the perpetrator.21 So, if an automated journalism ML system were trained on data including published newspaper and academic articles, we would expect auto-written text in the news articles to show similar issues as appear in the training data, including overuse of passive voice in an article about sexual assault.”

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Est-ce que ce monde est sérieux ? Le langage inclusif pour les nul·les

Masculin générique ou spécifique : le mystère de la pub Monoprix

Il y a quelques jours, une PLV (publicité sur le lieu de vente) a été photographiée dans un magasin Monoprix et épinglée par Pépite sexiste, association de sensibilisation aux stéréotypes diffusés par le marketing. Située dans le rayon des protections périodiques, cette affiche indique aux personnes trop gênées pour acheter ces produits en magasin de passer par le site internet de Monoprix pour plus de discrétion. Cette affiche (retirée depuis) est avant tout problématique parce qu’elle contribue à renforcer le tabou autour des règles qui ne devraient en aucun cas susciter la gêne ou la honte, mais elle est aussi très intéressante parce qu’elle contient un mystère : à qui s’adresse Monoprix ?

Publicité pour le service de vente en ligne de Monoprix, au rayon des protections périodiques.

A qui parle Monoprix ?

Les commentaires sous le post de Pépite Sexiste sont très clairs sur une chose : cette affiche n’est pas claire du tout.

Après l’avoir postée sur Facebook et Twitter on a eu plusieurs types de commentaires : certaines personnes pensent que l’affiche concerne les produits pour fuites urinaires, d’autres qu’elle est à destination des maris/petits copains qui vont acheter des serviettes pour leur partenaire…

Vous en pensez quoi ?

Pépite Sexiste sur Instagram

Ce qui m’intéresse dans cette affiche, c’est l’utilisation du masculin dans la phrase “Trop gêné ?” : s’adresse-t-on aux hommes qui achètent des protections périodiques (pour eux-mêmes dans le cas d’hommes trans ou pour une femme de leur entourage) ? Emploie-t-on le masculin qui “l’emporte(rait) sur le féminin” comme la règle largement répandue dans la langue française l’exige(rait) ? A-t-on simplement fait une erreur en employant le masculin au lieu du féminin car on sait que l’écrasante majorité des personnes qui en achètent sont des consommatrices ?

Toutes ces hypothèses ont été soulevées dans les commentaires et je n’ai pas pour ambition de trancher car je ne sais pas quelle était l’intention de la personne qui a rédigé cette annonce. Justement, ce qui m’intéresse, c’est l’ambiguïté même de cette phrase qui est une parfaite illustration de ce que le langage inclusif cherche à changer : l’emploi systématique du masculin dit générique ou neutre dans la langue.

Masculin générique ou spécifique ?

Vous avez certainement déjà entendu cette règle de la grammaire française, “le masculin l’emporte sur le féminin” qui justifierait que lorsqu’on parle d’un groupe mixte, composé d’hommes et de femmes, on devrait choisir le genre grammatical masculin pour désigner tout le monde (règle qui a été imposée par l’Académie Française et les grammairiens du 17e siècle et a contribué à masculiniser la langue française qui était beaucoup plus égalitaire auparavant, mais je vous renvoie aux travaux de la géniale Eliane Viennot pour une perspective historique sur ce sujet dont elle est l’experte incontournable).

C’est pourquoi en français lorsqu’on parle d’un groupe de garçons et filles qui étudient on peut dire “les étudiants” pour théoriquement représenter tout le monde. C’est ce qu’on appelle l’emploie d’un masculin dit générique qui a vocation à être neutre.
L’emploi du genre grammatical masculin peut donc être à la fois générique (représenter tout le monde, tous les genres) ou spécifique (quand il désigne une personne identifiée comme un homme). Par exemple, si je dis : “Le directeur a pris la parole”, l’emploi du singulier dans ce contexte me laisse penser que le directeur est un homme, on est donc dans un emploi spécifique du masculin.
A contrario, le genre grammatical féminin, lui, est toujours spécifique : si je dis “les étudiantes” ou “les musiciennes”, je sais que je parle forcément d’un groupe uniquement composé de femmes (sauf chez Typhaine D qui pratique, dans une démarche artistique et militante, la féminine universelle et dont je vous recommande le Tedx Elle était une fois, une langue émancipéé”).

Si l’on revient à notre affiche Monoprix, la question est donc de savoir si on utilise ici un masculin générique (pour parler de toutes les personnes susceptibles d’acheter des protections périodiques) ou spécifique (pour les hommes seulement) ? A lire cette affiche, il n’y a strictement aucun moyen de savoir à qui on parle. En quoi est-ce à la fois révélateur et problématique ?

Le masculin pose un problème d’interprétation

Premier problème : quand notre cerveau lit ou entend un masculin, il ne sait pas gérer l’ambiguïté d’interprétation que je viens d’énoncer (s’agit-il d’un générique pour parler d’un groupe mixte ou d’un spécifique pour parler d’un groupe d’hommes) et va la plupart du temps associer le masculin comme genre grammatical au masculin comme identité de genre. En gros, quand je lis “les étudiants”, même si j’ai appris à l’école que ce masculin peut aussi représenter des femmes, mon cerveau va avoir tendance à se représenter plutôt des hommes, à penser spécifique plutôt que générique.
C’est ce qu’ont montré 40 ans d’expérimentations et d’études dans le champ de la psycholinguistique, résumées dans le livre “Le cerveau pense-t-il au masculin ?” de Pascal Gygax, Ute Gabriel et Sandrine Zufferey (vous pouvez écouter le résumé par Pascal Gygax dans cette table-ronde que j’ai animée “Démystifier le langage inclusif : 1h pour comprendre et se faire un avis”, à la 20e minute).
La pseudo neutralité du masculin n’existe donc pas réellement pour notre cerveau qui associe le masculin dans la langue aux hommes. Dans la pub Monoprix, je vois un masculin et moi, en tant que femme, je ne me sens pas concernée.

Deuxième problème : le masculin n’est pas précis car il laisse possible l’interprétation de son sens.
Prenons un autre exemple : “Le directeur s’est adressé aux étudiants sur un ton amical”. Ici, “le directeur” est un masculin spécifique mais qu’en est-il des “étudiants” ? Dans cette phrase, il n’y aucun moyen de savoir si on parle en réalité d’un groupe composé de garçons uniquement (spécifique) ou d’un groupe mixte (générique). Et ceci est très problématique lorsqu’on veut se faire comprendre, et a fortiori dans le champ publicitaire où on veut faire passer des messages explicites auprès de sa cible : ici, la cible est floue et imprécise. Dans la pub Monoprix, je vois un masculin et moi, en tant que femme, je ne sais pas si on s’adresse à moi ou pas.

Le langage inclusif, c’est aussi lever l’ambiguïté d’un masculin pseudo neutre

Je ne vais pas proposer de réécritures inclusives de cette affiche car à mon sens, elle ne devrait pas exister #ChangeonsLesRègles.
Mais je trouve que la décrypter est intéressant parce que cela permet de placer le langage inclusif, qui a pour objectif de représenter toutes les personnes quel que soit leur genre dans la langue, sur un autre terrain : pas uniquement celui de l’égalité de genre, mais aussi celui de la précision et de la clarté du langage. Parler de manière inclusive, en pratiquant les 3 grandes conventions que sont notamment la féminisation des noms de métiers et le refus de l’emploi du masculin générique (au profit des mots épicènes, englobants, de l’énumération masculin/féminin ou du point médian), c’est aussi s’assurer qu’on s’exprime de manière précise, claire et sans ambiguïté.
Et dans les métiers de la communication, qu’elle soit commerciale ou politique, c’est un langage clair qu’on cherche à pratiquer. Les outils du langage inclusif sont donc indispensables aujourd’hui à quiconque cherche à se faire bien comprendre à une époque où le masculin ne peut plus se faire passer pour neutre.

Pour aller plus loin, je vous recommande l’écoute de cet épisode du podcast Ecrire sans exclure d’Isabelle Meurville, Stratégies inclusives et langage clair.


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5 signes que le langage inclusif progresse en 2022

Récemment, nous avons connu une nouvelle vague(lette) d’opposition au langage inclusif qui a suscité chez moi un énervement certain. Mais au détour d’un déjeuner avec une traductrice militante du français inclusif et d’une conversation avec le fondateur d’une agence de communication engagée en faveur de l’écriture inclusive, j’ai relativisé. Et j’ai décidé de me concentrer sur le positif : or, des signes de progression du langage inclusif, j’en ai vus au moins 5 ces dernières semaines.

Dans la bouche du Président

Le Président de la République a pris la parole dans une vidéo mise en ligne sur la chaîne YouTube de l’Elysée le 3 octobre intitulée Une méthode nouvelle où il revient sur la mission du Conseil National de la Refondation.
Dans cette vidéo d’un peu plus de 13 minutes, il utilise à de très nombreuses reprises la double flexion, c’est-à-dire un des outils du langage inclusif qui consiste à dire le masculin et le féminin des mots comme dans “infirmiers et infirmières”.

Il l’utilise dès son entrée en matière pour parler à “chacune et chacun d’entre nous” (formulation aussi reprise dans la description de la vidéo) et à “celles et ceux”, formulation dont il a l’habitude et qui lui avait déjà valu lors de son élection en 2017 les foudres de journalistes qui y dénonçaient un “celzécisme” opportuniste (voir l’article de Capital “Parlez-vous le Macron ?”).

Mais Emmanuel Macron ne s’arrête pas là et on note un effort particulier à dire, pour les noms de métiers, le masculin et le féminin : “présidentes et présidents des chambres”, “enseignants et enseignantes”, “pharmaciens et pharmaciennes”, “infirmiers et infirmières”

L’utilisation des doublets n’est pas nouvelle chez Emmanuel Macron et, déjà lors du débat de la présidentielle face à Marine Le Pen, il les a utilisés plus d’une fois. Cela me laisse penser que lui-même comprend bien l’intérêt de dire les deux genres grammaticaux pour mieux représenter femmes et hommes, ou en tout cas pour s’adresser à eux et à elles, sinon il ne s’embarrasserait pas de ces formulations plus longues.
Ce nouveau mandat, qui a vu son précédent ministre de l’Education, Jean-Michel Blanquer, farouchement opposé à l’écriture inclusive, remplacé par Pap Ndiaye qui pourrait y être plus favorable, va donc peut-être marquer un contexte politique plus propice au développement du langage inclusif.

D’ailleurs, on notera que vient tout juste d’être remis à jour et publié le Guide pour une communication publique sans stéréotype de sexe du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, qui contribue à normaliser le langage inclusif comme une pratique souhaitable dans tous les domaines de la sphère publique.

En tout cas, cela me fait dire que si Emmanuel Macron avait lui-même écrit son tract de campagne, il n’aurait peut-être pas fini dernier du classement de la propagande électorale de la présidentielle par le prisme du langage inclusif.

Dans la pub

Ces derniers mois, je n’ai vu que ça (ou presque) : des campagnes publicitaires en affichage avec des points médians dedans.

Campagne publicitaire Klarna, juillet 2022

A tel point que j’en ai écrit un article paru dans l’ADN, Le point médian s’affiche dans la rue : de l’engagement de marque à la distinction publicitaire ?
J’y développe l’idée suivante :

Que ces publicités soient le fruit d’une initiative individuelle passée inaperçue ou le résultat d’une réflexion profonde sur l’impact des mots sur le recrutement, la visibilité et l’inclusion des femmes, le point médian ajoute ici une dimension supplémentaire à ces pubs. Ce signe dont on pourrait se passer (on peut toujours écrire en inclusif même sans point médian) reste le plus polémique et le plus remarquable de l’écriture inclusive. Il est le témoin d’un certain courage en communication par une prise de risque dans l’affichage de valeurs, certes largement consensuelles aujourd’hui (l’égalité de genre), mais sous une forme largement rejetée (le point médian). Et cette prise de risque, qui se montre aujourd’hui dans l’espace public et pas uniquement dans les profondeurs d’une page web ou d’une appli, peut être aussi une manière d’interpeller et de marquer plus efficacement les personnes exposées, qu’elles soient réfractaires ou favorables à l’écriture inclusive, car la rareté du point médian en publicité en fait un outil de distinction et de mémorabilité. Et n’est-ce pas cela le Graal des publicitaires à l’âge de la bataille pour l’attention ?

Le point médian s’affiche dans la rue : de l’engagement de marque à la distinction publicitaire ?

Mais au-delà de la publicité, c’est le nom des marques lui-même qui commence à se penser en inclusif : une nouvelle marque de vêtements de seconde main vient de naître sous le nom de Sapé·e.

Le site de la marque Sapé·e

Dans les médias

De nombreuses rédactions ont déjà adopté le langage inclusif depuis longtemps : Slate, Métro, Madmoizelle, France TV Slash. On voit régulièrement des médias s’ajouter à cette liste et l’assumer ainsi que des médias nouveaux se lancer d’emblée en inclusif, comme la revue féministe La Déferlante qui a même partagé sa propre charte d’écriture inclusive en ligne.

Mais au-delà des rédactions qui l’encouragent, je commence à lire de plus en plus d’articles où les journalistes pratiquent manifestement l’écriture inclusive mais de la manière la plus transparente (et la plus intégrée) qui soit, sans point médian, discrètement, mais sûrement là. Car oui, il faut le rappeler, l’écriture inclusive ne se limitant pas au point médian, on peut très bien écrire en inclusif sans jamais l’utiliser (et donc sans jamais se faire remarquer). C’est d’ailleurs ce que rappelait Mathilde Serrell le 6 octobre dans sa chronique Un Monde Nouveau sur France Inter intitulée : “#MeToo l’écriture inclusive, la fin d’un malentendu” ? Elle y cite par ailleurs l’étude que j’ai co-réalisée pour Google avec Mots-Clés sur la perception du langage inclusif par les internautes et qui le montre bien : les gens n’aiment pas le point médian mais acceptent volontiers les autres techniques du langage inclusif.

Autre exemple : France Football, magazine qui décerne le ballon d’or, vient de lancer un nouveau prix, le Prix Socrates, pour les “joueuses et joueurs engagés”, obligeant même le Figaro (la plateforme des opposant·es au langage inclusif), qui en a repris le communiqué de presse, à jouer de la double flexion.

Autre fait marquant dans l’univers des médias, le magazine Paulette est devenu Paul.e, pour une version non genrée du titre déjà féministe.

Dans les librairies

Je suis heureuse car je ne pense pas que le dernier livre à charge contre l’écriture inclusive sera un succès de librairies : Malaise dans la langue française, ouvrage collectif dirigé par Sami Biasoni, est aujourd’hui 189e meilleure vente sur amazon loin derrière Virginie Despentes, Lola Lafon, Annie Ernaux ou même le Petit Grévisse (Grammaire française). Et alors que, à des fins purement scientifiques, je voulais me le procurer pour en faire la lecture, j’ai réalisé qu’il était en stock seulement dans 18 librairies indépendantes parisiennes d’après le site parislibrairies.fr (au 9 octobre 2022).

Vous trouverez en revanche dans plus de 50 librairies le dernier roman d’Aude Walker, Cavales, écrit en écriture inclusive qui est, lui, sur ma table de chevet. Et je ne parle même pas du nouveau livre de Lauren Bastide, Futur·es, qui va, à n’en pas douter, et c’est tant mieux, se vendre comme des petits pains féministes.

Dans notre quotidien

Finalement, il trace sa route un peu partout, le langage inclusif : dans des versions très diverses et identifiables, du point médian au point final en passant par la barre oblique, mais aussi plus subtilement, dans une répétition du masculin et du féminin qui ne choque pas notre oreille mais marque celles et ceux (sic), qui comme moi, y prêtent une attention particulière. Alors je vous encourage, vous aussi, à prêter attention : dans le train, sur certains sites de l’administration, dans vos applis de livraison de repas, dans la rue, sur les bus, dans un cahier de correspondance…

Notez ces occurrences du langage inclusif et n’hésitez pas à me partager celles que vous trouvez les plus significatives dans les commentaires ou par email : alicia@reworlding.fr.

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Propagande électorale et langage inclusif

Demain aura lieu le premier tour des élections présidentielles. Cette semaine, j’ai donc reçu la propagande électorale, c’est-à-dire l’ensemble des tracts des candidat•es à l’élection qui présentent leurs professions de foi et les principales propositions de leurs programmes.

J’ai analysé ces tracts par le prisme du langage inclusif pour mesurer comment les candidates et les candidats se sont emparés (ou pas) de cet outil pour représenter à la fois les électeurs et les électrices dans la formulation de leurs propositions.

La méthodologie

J’ai attribué à chaque tract un score sur 6 points :
– 1 point pour le langage employé dans le slogan, qui est vraiment la vitrine du tract
– 3 points pour le texte de l’adresse et de la profession de foi : comment le ou la candidat·e s’adressent à l’électorat (“Françaises, Français” en inclusif ou “Chers compatriotes” au masculin générique par exemple) et les mots employés dans la “lettre” qui introduit en général les propositions
– 3 points pour le texte des propositions elles-mêmes

J’ai pénalisé les occurrences du masculin générique, particulièrement dans les noms de métiers très présents dans les propositions, ou l’utilisation du mot Homme dans un sens englobant ; et j’ai valorisé les formulations inclusives, notamment l’énumération (“celles et ceux”, “toutes et tous”) et la préférence du mot humain.

Je me suis ici uniquement attachée aux mots employés, et pas au contenu des propositions elles-mêmes : je ne cherche pas à mesurer l’importance des sujets de diversité, d’équité et d’inclusion dans les programmes mais seulement à mesurer l’utilisation d’un langage inclusif.

Le classement

Le trio de tête : Poutou en tête (qui utilise énormément les points médians), puis Roussel et Jadot. Les 3 font des efforts visibles d’inclusion par le langage.

Poutou, gagnant du classement devant Roussel et Jadot


Le groupe des ratages : Mélenchon, Lassalle, Hidalgo, Arthaud.
Un “Madame, Monsieur” par ici, un “celles et ceux” par là mais en gros du masculin générique partout.
Surprise pour Hidalgo, mairesse de Paris, ville dont la communication est en général très inclusive avec l’utilisation quasi systématique de points médians.
Et étonnement devant le tract de Lassalle qui conjugue 4 points médians, signe en général d’une conviction forte pour le langage inclusif, et l’utilisation quasi exclusive du masculin générique et de l’expression “Droits de l’Homme” à laquelle on préfère en inclusif “droits humains”.

Mélenchon, Lassalle, Hidalgo et Arthaud dans le groupe des ratages.


Le groupe des je m’en foutistes : Pécresse, Le Pen, Zemmour, Dupont-Aignan.
Ici, uniquement du masculin générique ou presque.

Pécresse, Le Pen, Zemmour, Dupont-Aignan dans le groupe des je m’en foutistes.

Et le dernier du classement : Macron.
Ce qui le distingue du précédent groupe et pénalise son score est son slogan “Nous tous”. Avec Nathalie Arthaud et “le camp des travailleurs”, c’est le seul à avoir un slogan au langage non inclusif.

Macron, en queue du classement

Pourquoi c’est important ?

Je me suis lancée dans cet exercice parce que le langage formate nos représentations du monde. 40 ans d’études de psycholinguistique le montrent : quand on parle d’un métier au masculin, les femmes se sentent moins concernées. Quand des candidat•es formulent toutes leurs propositions au masculin ou ne s’adressent qu’aux électeurs en écrivant “Chers compatriotes”, les femmes ne sont ni représentées ni mêmes adressées.
Rendre visibles les femmes par le langage, c’est aussi les faire exister dans l’espace public, médiatique et politique.

Il n’y a pas de grosses surprises dans ce classement où l’on observe en gros que plus on se déplace vers la droite moins le langage inclusif est utilisé : à l’exception de Nathalie Arthaud, Anne Hidalgo et Emmanuel Macron, le placement sur le spectre politique est quasi respecté. Cependant, dans quasiment tous les programmes, il est fait mention de propositions pour renforcer l’égalité entre les femmes et les hommes : cela montre qu’il y a encore beaucoup de travail d’éducation à faire pour que la classe politique dans son ensemble se range du côté des arguments scientifiques qui démontrent que le langage inclusif est un outil efficace en faveur de l’égalité (et évidemment pas le seul à mettre en oeuvre). Et il a un bénéfice qui devrait plaire à tous les candidats et les candidates : il est gratuit.

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De l’anglais au français : traduction & inclusion

On m’avait recommandé il y a déjà plusieurs mois de lire Invisible Women (Femmes invisibles) de Caroline Criado Perez, un livre qui démontre « comment l’absence de données sur les femmes dessine un monde fait pour les hommes ». Aussi, quand je suis tombée dessus dans sa traduction française dans ma librairie de quartier, je l’ai acheté avec plaisir et enthousiasme.

J’ai une connaissance de l’anglais qui me permet de le lire sans difficulté (sauf pour les textes les plus scientifiques) et j’ai tendance à privilégier les ouvrages dans leur langue originale, mais parfois par flemme ou par opportunité, comme ici, je les lis en français. Et dans ce cas précis, ça a gâché tout mon plaisir. Et je dirais même que ça m’a mise en colère.

Un livre important et riche sur l’invisibilisation des femmes dans les données

Que les choses soient très claires : le contenu de Femmes invisibles est non seulement intéressant mais très riche et essentiel. Je recommande vivement sa lecture car l’autrice y démontre avec un nombre impressionnant de preuves ancrées dans la donnée à quel point nous vivons dans un monde pensé par et pour les hommes : des horaires de déneigement en Suède qui pénalisent plus les femmes que les hommes qui se trouvent sur les trottoirs avec leur poussette à la mauvaise heure, aux essais cliniques où l’on ne prend pas la peine d’inclure des femmes pour tester l’efficacité des médicaments menant à une bien moindre prise en charge de nos maladies, les exemples pleuvent. C’est étourdissant et accablant mais nécessaire.
Le point principal de l’autrice n’est pas tellement de blâmer la malveillance ou les mauvaises intentions des services de déneigement ou des compagnies pharmaceutiques mais de démontrer que les données utilisées pour prendre des décisions concernant la production de biens, l’organisation de services ou des choix de planification politique (pour le logement par exemple) devraient toujours être collectées et analysées avec un prisme genré, c’est-à-dire en étant capable de distinguer les données pour les femmes et les hommes.
Saviez-vous par exemple que les femmes ont 47% de risques en plus que les hommes d’être gravement blessées ou de mourir dans un accident de voiture car les crash-test réalisés pour mesurer l’efficacité des systèmes de sécurité dans l’automobile sont quasiment tous réalisés avec des mannequins (crash test dummies) à la corpulence d’un « homme moyen » ?

Quand le langage inclusif est vanté mais pas utilisé

Le fond du livre est donc essentiel mais sa forme laisse très clairement à désirer dans sa traduction française (je ne peux évidemment pas me prononcer pour les nombreuses traductions dans d’autres langues). Pourquoi ?
Dès l’introduction du livre, intitulée Le masculin par défaut, l’autrice évoque sur plusieurs pages la question du langage et affirme l’impact des mots sur les stéréotypes de genre. Elle explique le concept du masculin générique (utiliser le masculin pour parler de groupes mixtes) et ses effets néfastes dans les langues grammaticalement genrées (comme le français) mais pas que.

Toutes ces querelles au sujet de simples mots ont-elles réellement le moindre effet sur le monde réel ? On peut soutenir que oui. En 2012, une analyse du Forum économique mondial a montré que les pays où l’on parle des langues flexionnelles (comme le français, l’italien ou l’allemand, ndlr), qui ont des idées bien arrêtées quant au masculin et au féminin présents dans pratiquement chaque énoncé, sont les plus inéquitables sur le plan du genre. Mais voici une bizarrerie intéressante : les pays dans lesquels on parle des langues sans genre (comme le hongrois et le finlandais) ne sont pas les plus équitables. En fait, cet honneur revient à un troisième groupe de pays, ceux où l’on parle des « langues avec genre naturel », comme l’anglais. Ces langues permettent de marquer le genre (female teacher, male nurse), mais, la plupart du temps, le genre n’est pas inscrit dans les mots eux-mêmes. Les auteurs (sic) de cette étude suggèrent que s’il n’y aucune possibilité de marquer le genre, on ne peut pas « corriger » les préjugés cachés dans une langue en accentuant la « présence des femmes dans le monde ». En bref, puisque l’homme va de soi, cela fait une grande différence quand, littéralement, on ne peut pas du tout exprimer le féminin.

L’autrice a écrit cet ouvrage en anglais, donc dans une des ces langues « avec genre naturel » mais avec la conscience et la volonté de visibiliser les femmes dans le choix de ses mots. Elle donne des arguments en faveur du langage inclusif dont elle défend très clairement les principes. Il n’y a pas de doute possible. Pourtant, la traduction française de cet ouvrage n’est pas faite de manière inclusive. Et c’est très problématique.

La lecture de Femmes invisibles a donc été un aller-retour plutôt douloureux entre l’énervement suscité par le fond du livre qui a de quoi scandaliser et l’énervement provoqué par sa mauvaise traduction.


Mais qu’est-ce qui cloche dans cette traduction ?


C’est malheureusement simple : aucune des 3 principales conventions du langage inclusif n’est appliquée.

– une utilisation quasi systématique du masculin générique : on ne parle que d’auteurs, de chercheurs, d’inventeurs, de développeurs, d’électeurs pour désigner des groupes pourtant mixtes
– des noms de métier dont le féminin est maltraité et incohérent au fil du livre : des « législateurs de sexe féminin » au lieu des « législatrices », « les entrepreneurs de sexe féminin » au lieu des entrepreneuses (ou à la rigueur des « entrepreneures », allez), en gros des traductions littérales de  « female entrepreneur » qui ne font pas confiance au féminin du mot en français pour traduire le fait qu’on parle de femmes ou n’assument pas le pléonasme pour accentuer le propos qu’on aurait pu imaginer avec « des femmes entrepreneuses » par exemple.
le mot Homme utilisé de manière englobante : un des derniers chapitres s’intitule « les droits des femmes sont des droits de l’Homme » avec une majuscule dont on sait qu’elle ne change rien au problème d’utiliser « homme » pour parler de l’humanité. Allez, on dira que c’est peut-être dans ce cas une référence ironique.

On en arrive d’ailleurs à des aberrations qui dépassent la traduction inclusive pour basculer dans le non-sens : comme des « participants de sexe féminins » au lieu de  « participantes » ou des phrases où on parle explicitement d’une population féminine exclusivement et qui sont tout de même au masculin, comme cette perle :

Les Etats-Unis ont le taux de mortalité maternelle le plus élevé des pays développés, mais ce problème est particulièrement aigu pour les Afro-Américains. L’OMS estime que, chez les Afro-Américains, le taux de mortalité des femmes enceintes et des mères qui viennent d’accoucher correspond à celui des femmes de pays à revenu bien plus faible, comme le Mexique ou l’Ouzbékistan.

Je ne pense pas qu’ici « le masculin l’emporte sur le féminin » car le traducteur (et sa correctrice) aurait voulu inclure les hommes trans afro-américains qui auraient donné naissance. Non, c’est simplement un bon vieux masculin générique complètement absurde dans contexte.

L’ouvrage est paru aux Éditions First contre qui je n’ai absolument rien et qui publient par ailleurs des ouvrages positionnés comme féministes. Je suis en revanche très déçue qu’à aucun moment, de la traduction à la correction, personne n’ait réalisé l’incohérence entre le texte original et sa version traduite, problématique du point de vue de la langue et du sens mais surtout en contradiction pure et simple avec les convictions de l’autrice. Ou alors cela a été vu et ignoré, et là c’est un problème autrement plus grave.

Traduire en féministe/s, c’est possible

Heureusement, cette lecture douloureuse a été compensée par une découverte enthousiasmante, Sur les bouts de la langue de Noémie Grunenwald aux éditions de La Contre allée.
Dans cet ouvrage, l’autrice, traductrice et militante, partage sa perpective sur ce qu’est une traduction en féministe/s.

Traduire en féministe/s, c’est se décentrer soi-même pour construire la solidarité. Traduire en féministe/s, c’est tortiller la langue, l’étirer et l’affiner pour en faire le meilleur usage possible : lui permettre de dire vraiment ce qu’on veut exprimer en évitant les filtres limités et dégradants de l’androlecte1.

Première traductrice (de l’anglais au français) de nombreux textes féministes qu’elle a souhaité diffuser auprès de publics francophones, elle partage notamment quelques exemples de cas complexes de traduction, soit pour des néologismes, c’est-à-dire des mots nouveaux ou qui n’ont pas de traduction évidente (comme whiteness chez bell hooks aujourd’hui largement traduit en blanchité), soit pour des nuances qui ne sont pas toujours aisées à transcrire (comme la distinction entre womanhood, femininity et femaleness), soit parce qu’il n’est pas toujours évident d’être certain·e de l’intention d’un auteur ou d’une autrice derrière un masculin anglais censément neutre.

Je pense à Vanina Mozziconacci et sa traduction d’un article de Berenice Fisher. Dans le texte, l’autrice employait le terme « thinkers » et la traductrice disait ne pas avoir voulu traduire dans un masculin dit « générique » par « penseurs ». Après discussion avec les éditrices du texte, la traductrice a contacté l’autrice qui a reconnu ne pas s’être posé la question du genre de « thinkers » lors de l’écriture. La question de la traductrice a mené l’autrice à faire un choix a posteriori sur son texte, et Mozziconacci a finalement traduit par « penseur•e•s ». La traduction participe à la construction du sens formulé jusque dans le texte source, et la lecture féministe de la traductrice apporte une importante valeur ajoutée au texte.

Si Noémie Grunenwald préfère parler d’écriture dégenrée, démasculinisée ou féminisée plutôt que d’écriture inclusive, elle n’en utilise pas moins toute la palette des outils existants, de l’énumération (les lectrices et lecteurs), à l’accord de proximité en passant par le point médian, les néologismes, et j’en passe.

Ce qui est particulièrement intéressant dans sa démarche est la notion d’expérimentation. Là où à titre personnel je suis convaincue qu’une des clés pour diffuser plus largement le langage inclusif et ancrer sa pratique chez les individus et dans les organisations (comme les entreprises) est d’unifier certaines de ses pratiques, Noémie Grunenwald alterne volontiers entre plusieurs techniques.

La vérité, c’est que je m’amuse. Je tente des choses, au risque souvent de me planter et de faire des choix plus ou moins cohérents ou contradictoires. Je trouve l’expérimentation plus intéressante que la normalisation, et j’ai peur qu’une mise en règle précipitée nuise à l’incroyable créativité des mouvements de libération en général – féministes et lesbiens en particulier.

Lire Sur les bouts de la langue a aussi beaucoup résonner par rapport à une autre expression que j’affectionne : le langage précis qui pour moi est le corollaire du langage inclusif et que je défends à parts égales dans mon manifeste.
Le langage inclusif a pour objectif de faire en sorte que chaque individu soit représenté et visible dans la langue, indépendamment de son genre.
La langage précis, c’est s’assurer que les mots que l’on emploie disent vraiment ce que l’on veut dire, c’est-à-dire signifient ce qu’on a l’intention qu’ils signifient.
Évidemment, chaque mot employé est interprêté par la personne qui nous lit ou nous écoute et nous n’avons que très peu de contrôle sur cette interprétation ; en revanche, on a la possibilité, et je dirais même la responsabilité, en tant que locuteur ou locutrice (en tant que personne qui parle ou qui écrit) de choisir des mots dont on est soi-même sûr·e de bien comprendre la signification ou la charge symbolique.
Quand je dis que je n’emploie pas le mot hystérique ou très peu les mots féminin ou normal, c’est parce que je ne veux pas offrir aux personnes qui m’écoutent ou me lisent la possibilité d’y voir un sens que je ne veux pas y mettre. C’est cela pour moi le processus de déconstruction appliqué au langage.
Et c’est, je pense, ce dont parle Noémie Grunenwald quand elle traduit de manière à ce que le texte « dise vraiment ce qu’on veut exprimer ».

Je ne crois pas que dans sa traduction française Femmes invisibles dise vraiment ce que l’autrice veut exprimer. Et c’est très dommage car la traduction, surtout de textes engagés comme celui de Caroline Criado Perez, est une responsabilité. Alors vivement une nouvelle traduction plus respectueuse de l’œuvre originale (et aussi où les nombreuses études citées sont correctement référencées au fil du texte pour qu’on puisse les retrouver facilement dans la longue bibliographie).
Et à vous qui lisez en anglais, pour votre plaisir ou votre travail, et qui peut-être traduisez dans vos entreprises des textes, mêmes commerciaux, gardez en tête l’exemple cité plus haut des « thinkers » et demandez-vous, la prochaine fois que vous serez confronté·e à un consumer, user ou autre painter, quelle stratégie vous aurez envie d’utiliser : le masculin générique qui invisibilise les femmes (les consommateurs), un mot englobant qui neutralise les genres (les gens qui consomment) ou l’énumération qui rend visibles les femmes (les consommatrices et les consommateurs, dans l’ordre de mention que vous préférez) ?
Bien penser à cette traduction, c’est votre pouvoir autant que votre responsabilité, comme dirait Spiderman.

1 L’androlecte ou le langage de l’homme, que Michèle Causse définit comme l’expression d’une conscience-expérience sexuée au masculin, imposée aux deux sexes et fondée sur l’assimilation/exclusion d’un sujet sexué au féminin.

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Brooklyn Nine-Nine, la série qui fait entrer l’humour inclusif au commissariat

Cet été, j’avais emporté dans ma valise quelques kilos de livres féministes, les 5 derniers numéros de Society que je n’avais toujours pas lus et mon Kindle (on ne sait jamais). J’ai du lire 20 pages de fin juillet à début septembre. La faute à une série que j’ai bingewatchée tout l’été et qui, si elle m’a détourné de mes lectures, m’a fait un bien fou. Car elle m’a prouvé que l’humour inclusif, ça existe. Et maintenant je voudrais que tout le monde la regarde.

Brooklyn Nine-Nine (ou B99 pour les intimes) est une série comique américaine créée en 2013 par Dan Goor et Michael Schur qui compte 8 saisons (les 7 premières sont disponibles sur Netflix, la dernière vient d’être diffusée aux US, disponible sur Canal+). C’est une workplace comedy (comédie centrée sur un lieu de travail), où l’on suit les aventures de détectives de la police de New-York (NYPD), et plus particulièrement le 99e precinct à Brooklyn.

L’affiche de la dernière saison de Brooklyn Nine-Nine


Une sitcom américaine qui se passe dans un commissariat ? On aurait pu courir à la catastrophe. Pourtant Brooklyn Nine-Nine est une oeuvre de génie, surtout quand on la regarde par le prisme de la diversité et de l’inclusivité. Et c’est en plus un monument d’humour, primé dès sa première saison par un Golden Globe dans la catégorie meilleure série comique.

L’humour inclusif, marque de fabrique de Brooklyn Nine-Nine

La bande-annonce de la première saison plante les personnages principaux et montre la première force de B99, son casting à la diversité peu commune à la télévision, et qui a d’emblée positionné la série comme légitime dans le spectre des séries engagées. Je vous recommande l’article “Brooklyn Nine-Nine”: Sitcom Diversity Done Right qui montre bien comment la série aborde la question des identités de manière fine, sans tomber dans les stéréotypes, notamment avec Raymond Holt, capitaine noir ouvertement gay, Rosa Diaz et Amy Santiago, des détectives latinas qui sont tout sauf des personnages secondaires, ou Terry Jeffords, un lieutenant noir aussi musclé que compétent.

Les blagues faites à ces personnages ne s’appuient pas sur des caractéristiques qu’ils ou elles ne peuvent pas changer (comme leur origine ethnique ou leur orientation sexuelle), mais sur des traits de personnalités qui les définissent. Une série télé qui aurait voulu faire passer au chausse-pied la diversité de son casting sans avoir des personnages authentiques aurait fait de l’orientation sexuelle ou de l’origine la punchline de toutes les blagues (…). Dans B99, l’origine ethnique et l’orientation sexuelle sont juste une des facettes des personnages. L’humour vient essentiellement des traits distinctifs de leurs personnalités*.

“Brooklyn Nine-Nine”: Sitcom Diversity Done Right

Dans Brooklyn Nine-Nine, vous ne trouverez donc (quasiment) pas de blagues racistes, sexistes, homophobes, transphobes ou bien elles viendront de personnages détestés (comme le Vautour) et seront systématiquement traitées avec mépris.

Jake Peralta, un allié (presque) exemplaire

Le personnage de Jake Peralta, incarné par Andy Samberg, est une figure d’allié comme on en voit peu souvent comme je n’en ai jamais vu dans une série ou un film. C’est un homme blanc hétérosexuel dans une position de pouvoir (il est détective de police) qui aurait bien pu être le lourd de service inconscient de ses privilèges. Mais il n’en est rien.
Jake s’éduque en regardant des documentaires sur le féminisme quand il n’arrive pas à dormir ; (s’)interroge pour savoir si son tee-shirt ne serait pas raciste ; refuse d’utiliser des expressions sexistes comme “boys will be boys” (les garçons seront toujours des garçons) ou “man up” (sois un homme) ; ne se tait pas quand il entend un·e collègue faire une blague inappropriée ; laisse s’exprimer des femmes qui échanges sur les violences sexuelles en réalisant qu’il ferait mieux d’écouter plutôt que de participer.
Jake est un allié presque exemplaire dans le sens où il reste, comme chacun·e d’entre nous, en (dé)construction : on le voit poursuivre son éducation au cours des 8 saisons ou vivre des moments de réalisation notamment autour de son privilège d’homme dans les épisodes qui traitent du harcèlement. Mais sa posture d’apprentissage, son travail actif de conscientisation, et son engagement dans l’action sont, eux, exemplaires.

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La virilité laisse la place aux émotions exprimées

Un commissariat de police aurait pu être le théâtre de confrontations “viriles” surfant sur le stéréotype de l’homme, et encore plus du policier, montrant des qualités de courage, de force, d’énergie, de combativité, de puissance, et j’en passe. Là non plus, il n’en est rien.
Par exemple, Charles Boyle, le meilleur ami de Jake, exprime au quotidien ses émotions (notamment en disant sans retenue “I love you” à son entourage) ; et non seulement il les exprime, mais en plus elles sont accueillies sans moquerie, notamment par Jake, qui salue plus d’une fois la capacité de Charles à “be in touch with (his) feelings” (être connecté à ses émotions). Tout le monde reconnaît que c’est un atout pour Charles, pas un défaut à corriger pour correspondre aux canons de la virilité.


L’amitié entre Charles et Jake est donc dépourvue des qualités prétendument viriles souvent dépeintes dans les amitiés hétérosexuelles, et ça sonne tout à fait juste.
Lorsque Jake sera en couple (no spoiler, je ne vous dit pas avec qui) il exprimera aussi ses émotions auprès de ses partenaires sans que cela ne devienne par ailleurs “le noeud du problème”. C’est spontané pour Jake, c’est valorisé et valorisant, et surtout efficace car cela lui permettra de vivre dans une relation stable, mature et engagée.
Le capitaine Raymond Holt, qui est très fier d’être le premier capitaine de police noir ouvertement gay de la NYPD, est très intéressant du point de vue de l’expression des émotions car il ne tombe dans aucun cliché : ni dans le personnage gay “drama queen” (expression que je déteste par ailleurs) ni dans le personnage à l’homosexualité réprimée. S’il a des difficultés à exprimer des émotions avec son visage, il le fait très bien avec des mots, et c’est un des ressorts comiques les plus puissants de la série.

La vraie vie, les vrais problèmes

Si Brooklyn Nine-Nine est une série comique, elle aborde néanmoins des vrais enjeux de société : le racisme dans la police et en dehors, l’homophobie (à travers un personnage qui fera son coming out bisexuel), les violences sexistes et sexuelles, le harcèlement, l'(in)égalité dans le couple hétérosexuel, la difficulté à concilier vie de famille et vie professionnelle.
Et elle montre aussi des relations saines et équilibrées : la tension dramatique ne vient pas toujours de là où on l’attend, on n’y montre jamais de relations toxiques entre les personnages principaux qui s’entraident plutôt et se tirent vers le haut, les couples ne sont pas systématiquement dysfonctionnels.
Ce juste équilibre entre feel good et real life en fait une série vraiment réjouissante à regarder, surtout pour les personnes engagées qui seront comme moi positivement étonnées par la justesse de ton de chaque épisode.

Gina Linetti, une autre excellente raison de regarder B99

La série Brooklyn Nine-Nine est-elle parfaite ? Non, bien sûr. Par exemple, on peut regretter la grossophobie dont font parfois preuve les personnages à l’égard du duo de policiers Hitchcock & Scully, meilleurs amis qui passent beaucoup de temps à manger, peu à enquêter. Cela s’atténue avec les saisons et Scully explicite finalement le body shaming (moqueries liées à son physique) dont il est victime.
Certaines remarques peuvent aussi être considérées comme psychophobes et l’utilisation fréquente du mot crazy (fou/folle) n’est pas toujours heureux. Mais il y a aussi des grands moments comme lorsque Jake, en plein interrogatoire d’un médecin toxicomane, rappelle en aparté que l’addiction est une maladie qui justifie notre empathie.
Enfin, peu ou pas de visibilité pour les personnes en situation de handicap ou les personnes trans (même si leurs droits sont évoqués).

Pas parfaite donc, mais tellement au-dessus du lot dans le paysage audiovisuel contemporain, Brooklyn Nine-Nine est pour moi un ovni de diversité et d’inclusion précieux qui ne me laisse qu’un seul regret : elle ne compte que 8 saisons.

* Traduction maison, voici la phrase originale : The jokes directed at these characters’ expense are not based on things they cannot change (like their race/ethnicity or sexuality), but by the personality they exhibit through their aforementioned quirks. A TV show that wanted to forcefully shoehorn diversity without having real, relatable characters like these would have had the Captain’s sexuality and race (or Amy and Rosa’s ethnicity) as the punchline for their jokes. The unchangeable essence of their character played for laughs. In Brooklyn Nine-Nine, their race and sexuality are just one of the facets that make up their character. The comedy comes mostly through the characters’ distinctive mannerisms.