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Le langage inclusif pour les nul·les

Le ROI du langage inclusif

Derrière ce titre un peu piège à clics, mon objectif est de prouver qu’on a beaucoup plus d’avantages à encourager la pratique du langage inclusif en entreprise qu’à ne pas le faire. J’emploie à dessein le terme de ROI, ou retour sur investissement, car je suis convaincue que ce mouvement vers un langage plus inclusif doit être lancé par tout le personnel de l’entreprise, mais que parmi les équipes de direction qui définissent les orientations stratégiques, la rentabilité, traduite par le ROI, reste un facteur déterminant de décision.
Si demain vous voulez donc convaincre votre chef·fe que le langage inclusif ce n’est pas seulement important mais aussi rentable, voici quelques arguments.

Les coûts du langage inclusif


La sensibilisation puis la formation des équipes (à tous les niveaux de l’entreprise)
Je me suis formée en 2h auprès de l’agence Mots-Clés sur la pratique de l’écriture inclusive pour 90 euros (format standard, il existe certainement d’autres formules). Je pense que le panel des formations disponibles doit continuer à s’étendre, et les entreprises vont avoir des besoins variées, allant de la sensibilisation de toutes les équipes, à la formation plus poussée de certains services ou personnes référent·es en interne (parlons-en ensemble si vous avez envie de lancer ces formations dans vos entreprises).
Les entreprises (en tout cas celles d’une certaine taille) ont de toute façon des budgets de formation à provisionner. Si vous avez déjà suivi une formation payée par votre entreprise qui ne servait à rien, vous savez qu’il y a sans doute là de l’argent à mieux investir.


Le temps des collaborateurs et collaboratrices
Le temps c’est de l’argent comme dit l’adage, aussi, on ne peut pas simplement faire comme si cela ne prenait pas du temps. Temps de se former, donc, mais aussi potentiellement temps des personnes qui en entreprise pourraient composer des comités de relecture inclusive, comme je le propose ici, c’est-à-dire des référent·es en langage inclusif ayant pour mission de relire les documents produits pour l’interne et pour l’externe afin de s’assurer d’éviter les formulations et les illustrations sexistes mais aussi de manière plus large homophobes, racistes, validistes…

La rédaction d’une charte du langage inclusif spécifique à l’entreprise (facultatif).
Cela peut être un bon moyen de transformer plus en profondeur l’entreprise, en ralliant tout le personnel autour de pratiques communément définies dans une charte, au même titre que le règlement intérieur ou la convention collective. Cette rédaction pourrait nécessiter l’accompagnement par des expert·es.
Cependant, les principes du langage inclusif sont en réalité assez simples, et même si une charte peut accélérer son adoption, elle n’est pas indispensable, aussi je ne la compte pas comme un coût forcé.

Je ne vois honnêtement pas d’autres coûts : pas besoin de logiciel, pas besoin d’embaucher des profils particuliers, pas besoin d’envoyer ses équipes se former très loin.

Les bénéfices du langage inclusif

L’impact sur la réduction des inégalités de genre
Vous allez me dire que ça, c’est très difficile à quantifier, et c’est vrai. Mais derrière cette idée, je veux surtout adresser une critique souvent faite au langage inclusif (et une des seules à mon sens qui mérite qu’on la discute, au même titre que la lisibilité et l’accessibilité de ce langage) : ça ne servirait à rien, et surtout pas à lutter contre le sexisme.
C’est un sujet très complexe et si vous avez un peu de temps, je vous recommande vraiment la lecture de cet article de Bunkerd, Ecriture inclusive : parlons faits et science, qui reprend les arguments et contre-arguments d’un point de vue scientifique et avec minutie.

En substance, les argument scientifiques, y compris des études et expérimentations comparant les niveaux de sexisme dans les différents pays en fonction de la langue parlée (toutes les langues ne traitent pas le masculin et féminin de la même manière, certaines ont un neutre…), montrent bien que oui, le langage contribue à forger nos représentations.

La médiatisation du débat sur l’écriture inclusive a été minée de caricatures et la science en a été la grande absente (…). Pourtant, la littérature scientifique apporte des éléments pertinents : oui, un langage inclusif a un impact et peut permettre notamment de réduire le rôle des stéréotypes de genre dans les aspirations professionnelles des un·e·s et des autres ; non, le masculin n’est pas si neutre dans sa pratique.

Article sur Bunkerd


Mon exemple préféré est l’étude qui a montré que parler constamment au masculin des noms de métiers, notamment quand on présente à des étudiantes des descriptifs de ces mêmes métiers, les fait moins se projeter dans ce métier que des formulations inclusives. En gros, à force de ne parler que de concepteurs-rédacteurs, les jeunes femmes ne se voient pas devenir conceptrices-rédactrices.

Evidemment, ce n’est pas uniquement en promouvant un langage inclusif que l’on mettra fin au sexisme, car le sexisme est l’un des éléments d’un système complexe, le patriarcat, qui lui-même est composé de nombreuses couches. Mais le langage est partout, tout le temps, alors l’ignorer ne peut que conduire à ralentir la chute du système de domination masculine.

Rendre concrets les engagement de l’entreprise en faveur de la diversité et de l’inclusion
On dit : actions speak louder than words (tiens, est-ce que j’aime bien cette expression finalement ?) et en matière d’engagement RSE des entreprises, c’est encore plus vrai. Créer un environnement de travail inclusif fait de plus en plus souvent partie des engagements des entreprises qui veulent promouvoir la diversité par leur recrutement et s’assurer la rétention de leur personnel par la mise en avant de valeurs inclusives.
Quoi de plus concret, immédiatement visible, facile à mettre en oeuvre, que la promotion d’un langage inclusif dans l’entreprise ?
Proposer des formations spécifiques, s’assurer que la communication de l’entreprise soit inclusive, que les dirigeant·es s’engagent sur ce sujet et en parlent, quoi de mieux pour rejaillir positivement sur la marque employeur ?

Au final, perte ou profit ?

Evidemment, je vais avoir du mal à conclure cette argumentation avec une formule mathématique, à l’image des bilans comptables. Mais je suis à peu près sûre que c’est peu couteux à mettre en oeuvre et que ça peut potentiellement rapporter gros.
Et je peux partager ma conviction : alors qu’on écrit dans le cadre professionnel des tonnes d’emails, de présentations et documents en tous genres, de messages de chat, le monde de l’entreprise est un terrain d’opportunités (que l’on soit salarié·e, dirigeant·e, indépendant·e, chef·fe d’entreprise…). On y a finalement le pouvoir de contribuer à une représentation plus juste du monde en choisissant et diffusant les mots justes, par la pratique d’une solution simple et peu coûteuse à mettre en oeuvre, le langage inclusif.





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Pourquoi dire et ne pas dire

Pourquoi je ne dis (presque) pas : bonjour à tous !

Bonjour à tous ! Combien de fois avez-vous entendu ces 3 mots depuis votre naissance ? Un nombre incalculable de fois.
Rentrer dans une salle de classe et saluer ses élèves ou ses camarades, rentrer dans une salle de réunion et saluer ses collaborateurs et collaboratrices, monter sur une scène et saluer son audience : ces moments que l’on vit régulièrement sont autant d’opportunités malheureusement souvent manquées de pratiquer un langage inclusif.
Parce que dire « bonjour à tous » quand on s’adresse à un groupe, ce n’est (la plupart du temps) pas inclusif du tout.

« Bonjour à tous » veut dire « bonjour à tous les hommes ». Eh si.

Quand vous dites « bonjour à tous », vous avez l’impression de vous adresser à tout le monde. D’ailleurs, vous le faites certainement pour être encore plus englobant qu’avec un simple « bonjour ». Votre intention est louable.

Pourtant, ce « bonjour à tous » est loin d’être si englobant ou inclusif que ça. Je vous dirais même que quand vous faites ça, vous ne vous adressez en réalité qu’aux hommes.

Mais alors pourquoi tout le monde dit bonjour à tous même en s’adressant à des assemblées mixtes en genre ?

Parce que dans la convention communément admise, le masculin (grammatical) a la fonction d’un neutre (c’est ce qu’on appelle le masculin dit générique) qui est censé représenter tout le monde, en vertu de cette règle bien répandue du masculin qui l’emporte(rait) sur le féminin, que l’on apprend dès notre plus jeune âge sur les bancs de l’école.

Sauf que ce masculin dit générique pose 3 problèmes.

D’abord, si cette règle s’est imposée, ça a été par volonté de modeler la langue française à l’image de ceux (et non pas de celles) qui souhaitaient la masculiniser, à l’encontre même des usages de l’époque et pour imposer la prétendue supériorité masculine («Le masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle», Beauzée, Grammaire générale… 1767). Je vous renvoie à Eliane Viennot pour une perspective historique sur cette entreprise de masculinisation du français.

Ensuite, le corps professoral commencent à se mobiliser pour refuser d’enseigner cette règle en employant cette formulation et 314 enseignant·es ont lancé en 2017 un appel en ce sens.

La répétition de cette formule (le masculin l’emporte sur le féminin, ndlr) aux enfants, dans les lieux mêmes qui dispensent le savoir et symbolisent l’émancipation par la connaissance, induit des représentations mentales qui conduisent femmes et hommes à accepter la domination d’un sexe sur l’autre, de même que toutes les formes de minorisation sociale et politique des femmes.

Appel des 314

Je vous invite à regarder cette vidéo de l’INA montrant une institutrice enseignant cette fameuse règle à ses élèves, et disant très clairement : « ça veut dire qu’il n’y a pas de petites filles, tout est devenu garçon, le masculin l’a emporté sur le féminin ». Charmant.

Enfin, l’emploi systématisé de « tous » pour s’adresser à des groupes mixtes en vertu de ce principe du masculin qui l’emporterait sur le féminin contribue à invisibiliser les femmes.

D’ailleurs, cela ne viendrait pas à l’idée de rentrer dans une salle où se trouvent des hommes et des femmes et de dire : Bonjour Messieurs.

Et même si vous êtes une femme et que vous ne vous sentez pas exclue quand une personne dit « bonjour à tous », ne vous sentez-vous pas mieux accueillie quand le genre dont vous faites partie est explicitement saluée avec un « bonjour à toutes et à tous » ? Est-ce que ce n’est pas juste plus sympa ?

Par quoi remplacer « bonjour à tous » ?

Une autre règle qu’on pourrait appliquer serait celle de l’accord de majorité : on choisirait le genre grammaticale en fonction de la composition majoritaire du groupe. Dans ce cas, on pourrait dire « Bonjour à toutes » si on s’adresse par exemple à un groupe d’enseignant·es ou infirmier·es où les femmes sont généralement majoritaires.

Cependant sa mise en pratique n’est pas aisée (on ne peut pas toujours compter avec précision) et encore une fois, dans une perspective d’inclusion, chacun·e doit se sentir représenté·e, et même s’il n’y a qu’une femme ou qu’un homme, on doit aussi s’adresser à elle ou à lui quand on salue.


Voilà pourquoi je ne dis pas bonjour à tous (sauf si je m’adresse à un groupe exclusivement masculin) mais que je préfère un simple bonjour ou bien bonjour à toutes et à tous !

Je précise qu’il existe aussi des pistes de réflexions sur l’invention de mots inclusifs comme toustes ou touxtes (où le x inclus les personnes non-binaires) dont l’usage reste pour le moment marginal.

Affiche pour un théâtre, la Comédie des 3 bornes, où on lit "Bienvenue à toustes"


Il est très intéressant d’explorer et d’expérimenter l’invention de nouveaux mots inclusifs, mais par souci de compréhension, d’accessibilité et pour m’aligner avec mon objectif de moindre-résistance, je préfère pour ma part ne pas l’employer pour le moment au profit de l’énumération tous et toutes (dans l’ordre de mention alphabétique, recommandé par les conventions que je préconise) ou toutes et tous (si l’envie m’en prend, je ne suis pas non plus une machine).

[article mis à jour le 9 février 2024]

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Le langage inclusif pour les nul·les

3 trucs pour rendre vos présentations inclusives

Cela fait de nombreuses années qu’une bonne partie de mon travail consiste à créer du contenu sous la forme de présentations. Des slides, quoi (ou diapositives en français).

Je comprends que l’idée de pratiquer un langage inclusif, notamment dans le milieu professionnel, puisse être vue comme une contrainte supplémentaire, en plus du temps passé à écrire, mettre en page ou faire valider le contenu.

Cela dit, on peut résumer en 3 trucs simples et accessibles la pratique d’un langage inclusif dans vos rendez-vous professionnels.

1. Partir du bon pied avec un salut inclusif

J’ai détaillé ici les raisons pour lesquelles je ne dis (presque) plus « bonjour à tous » lors de rendez-vous. Je vous encourage à faire de même, et à privilégier les formulations inclusives comme un simple bonjour ou bonjour à tous et à toutes.
Un automatisme très facilement adopté, je vous promets.

2. S’abstenir de parler systématiquement des consommateurs, des utilisateurs, des clients, des collaborateurs…


C’est le fondement même de la pratique d’un langage inclusif : s’assurer une juste représentation des genres dans la langue pour éviter, entre autres, de rendre invisibles les femmes.
Il est très tentant de céder à la facilité de se référer à toutes les personnes qui consomment comme des consommateurs, ou à la clientèle comme aux clients. C’est habituel et c’est plus court que l’énumération « consommateurs et consommatrices », ce qui est dans certains cas un vrai enjeu (comme quand le nombre de caractères est limité par l’espace disponible ou par Twitter).
Mais je ne compte plus le nombre de fois où j’ai vu des présentations où l’on parlait des consommateurs d’un produit clairement markété pour des femmes (comme des shampooings, dont on pourrait d’ailleurs aussi discuter du positionnement « pour les femmes »), ce qui est tout aussi absurde.
Aussi, pour moi le principal point de vigilance quand on rédige des présentations est de s’assurer qu’on n’utilise pas le masculin pour parler d’un groupe mixte, et donc qu’on ne parle pas des utilisateurs d’un produit quand il y a à la fois des hommes et des femmes (ce qui est quasiment toujours le cas).

Je vous renvoie aux 3 règles très simples du langage inclusif pour en savoir plus la mise en pratique de cette recommandation mais en gros, choisissez l’énumération dès que possible (utilisateurs et utilisatrices). Le point médian peut être utilisé quand les versions masculines et féminines sont proches (avocat·e qui se lit à l’oral en avocat et avocate), mais rien n’oblige à son usage.
Une autre très bonne piste consiste à utiliser des mots alternatifs non marqués en genre : la clientèle (pour les client·es), les Internautes (pour les utilisateurs et utilisatrices d’Internet), les équipes (pour collaborateurs et collaboratrices)…

3. Utiliser des images d’illustration inclusives

Les images sont aussi très importantes : j’ai déjà bondi de ma chaise en voyant une image représentant une session de brainstorm où on ne voyait que des hommes (blancs de surcroît). Ce n’est pas à dire que ce genre de situations n’existent pas dans la vraie vie, mais les images que l’on choisit dans ces centaines de slides qu’on produit contribuent à renforcer des stéréotypes. On retrouve d’ailleurs ces stéréotypes dans les banques d’images gratuites quand on recherche par exemple une image pour illustrer un discours : ici, la recherche speech sur Unsplash renvoie quasi exclusivement des images d’hommes qui font des discours. De même, choisir systématiquement l’image d’une mère quand on parle de parents (pour vendre des couches) ou celle d’un homme en costume quand on parle de dirigeant·es (pour parler de leadership) renforcent les stéréotypes sur la place des femmes : auprès des enfants mais pas dirigeante. Choisir systématiquement des personnes blanches pour illustrer ces mêmes fonctions est tout aussi dommageable car cela invisibilise les personnes racisées (et il en va de même pour les autres formes de discriminations basées sur une différence visible, comme le validisme).

Des solutions existent : les emojis inclusifs sont disponibles de manière native dans nos outils, PowerPeople propose de construire des avatars divers, des banques d’images inclusives se multiplient, et The Gender Spectrum collection offre une galerie de 180 images pour aller au-delà du genre et représenter aussi les personnes non-binaires.

Et si demain on créait des comités de relecture inclusive en entreprise ?

J’ai récemment découvert la création d’une nouvelle fonction au sein des rédactions de média, celle de gender editor, Mediapart lançant la vague française de cette tendance déjà internationale, comme expliqué dans cet article de CheekMagazine, en nommant Lénaïg Bredoux à ce poste. Au sein d’une rédaction, ce rôle consiste à assurer une juste représentation et un juste traitement des questions liées au genre, par exemple que les titres des articles parlant des violences sexistes et sexuelles ne minimisent pas ces actes avec des formulations de type : « une femme se fait violer par un amant éconduit » qui contribue à la culture du viol (une femme ne se fait jamais violer, elle est violée et parler d’amant éconduit instille l’idée que l’auteur du viol avait une raison de violer, comme si être éconduit était une circonstance atténuante).
Ce prisme pour le moment essentiellement femmes/hommes et cet ancrage journalistique pourrait très bien s’élargir et on pourrait imaginer, notamment en entreprise, avoir des référent·es formé·es aux questions de langage inclusif et qui, à l’image des secrétaires (femme ou homme) de rédaction apporteraient une relecture inclusive des contenus produits dans le monde professionnel.
S’il paraît difficile de mettre cela en place dans tous les services d’une entreprise (ou quand on travaille seul·e), deux pistes sont selon moi à privilégier :

– systématiser la relecture par une personne tierce au moins des présentations & textes les plus importants, en demandant à cette personne de rechercher activement les mots ou expressions sexistes, mais aussi racistes, validistes, homophobes… C’est difficile sans formation et pas forcément exhaustif mais c’est un début.

– systématiser dans les services producteurs de contenus externes (notamment les équipes marketing et communication au sens large) la formation d’au moins une personne référente chargée de cette relecture.
Je sais que cela existe déjà dans certaines entreprises (même si on trouve encore peu d’informations sur ce sujet).

Ces comités de relecture inclusive seraient un vrai signal aussi en interne de la prise au sérieux de la question du langage inclusif, et plus généralement de la juste représentation des personnes dans leur diversité.

En attendant l’arrivée de ces comités, les 3 conseils simples partagés ici devraient vous permettre de repérer une grande partie des expressions non inclusives de vos présentations. Et on se rappelle que l’objectif est de lancer un mouvement vers le langage inclusif en sachant bien qu’on va se tromper et forcément oublier des choses. Progress, not perfection.






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Pourquoi dire et ne pas dire

Pourquoi je ne dis pas : leadership féminin

Le mot féminin est un de ces termes qui devrait faire sonner une alarme dans le cerveau à chaque fois qu’on l’entend, qu’on le lit ou même qu’on le dit.

« Féminin » : une définition empreinte de sexisme

Rechercher la définition du mot féminin nous met déjà sur la voie de ce qui est problématique dans certains de ses emplois.

Qui est propre à la femme : Le charme féminin.

Se dit d’un groupe composé de femmes : Équipe féminine.

Qui a rapport aux femmes : Vêtements féminins.

Qui est destiné, réservé aux femmes : Épreuve féminine d’athlétisme.

Qui a les caractères reconnus traditionnellement à la femme : Il a une sensibilité féminine.

Dictionnaire Larousse

Féminin est opposé à masculin mais aussi à viril (dans le Robert notamment), et s’accole à charme, vêtements et sensibilité. On parle aussi de ce qui est traditionnel.
Le dictionnaire du CNRTL, beaucoup plus détaillé, fournit une définition plus explicite :

Être féminine. Correspondre à l’image physique, sexuelle, psychologique… que l’homme ou la société se fait de la femme et de la féminité.

CNRTL

Le problème est posé : au-delà d’une définition descriptive de l’appartenance au sexe féminin (un groupe composé de femmes ou une épreuve réservée aux femmes*), la notion de féminin renvoie à des représentations (ce qui est traditionnellement reconnu), des injonctions (comment correspondre à l’image qu’on se fait d’une femme) et in fine des stéréotypes de genre (les émotions incontrôlables des femmes, ces êtres très sensibles).

Le paradoxe des qualités dites féminines

Quand on entend le mot féminin, c’est très souvent pour rapporter des qualités ou des défauts qu’on prête aux femmes, dans une tradition qu’on appelle essentialiste, c’est-à-dire une conception d’après laquelle les femmes seraient naturellement, par essence, pourvues de certaines caractéristiques (comme la douceur, la délicatesse, la sensibilité). Cette conception s’oppose à la notion de genre, sexe social qui est culturellement construit et qui postule que ce qui nous définit en tant qu’homme ou femme ne dépend pas de nos organes génitaux mais des conditions dans lesquelles on grandit et se développe (qu’affirmait déjà le fameux « on ne naît pas femme, on le devient » de Simone de Beauvoir).

En grande fan de TopChef, je suis exaspérée à chaque fois qu’un·e chef·fe encourage les membres de sa brigade à faire une cuisine plus féminine, c’est-à-dire « raffinée, qui propose des émotions, en finesse » d’après les mots mêmes d’un des chef·fes Parce que cela contribue à perpétuer les clichés sur ce qui est attendu des femmes (et non pas des hommes).

Peut-on nier que les femmes sont plus délicates, plus sensibles, moins confiantes en elles-mêmes que les hommes ? Dans leur ensemble, les femmes présentent certainement ces attributs, mais ce n’est pas parce qu’elles sont nées femmes, mais parce qu’on les a conditionnées en tant que petite fille puis femme à être plus délicates (« ne tâche pas ta robe dans l’herbe » versus « va dépenser ton énergie en jouant au ballon »), plus sensibles (« tu peux bien pleurer si tu as de la peine » versus « sèche ces larmes, tu es un petit garçon courageux), moins confiantes (« tu peux le faire, mais attention, très peu d’autres femmes l’ont fait avant toi »). Ce sont des clichés éducatifs et heureusement la manière d’élever les enfants évolue, mais les marques profondes laissées par des siècles de conditionnement ne s’effacent pas facilement.

Peut-on aussi nier que l’expérience d’un corps de femme dans le monde est différente de celui d’un corps d’homme ? Non, et en ce sens je recommande vous intéresser au travail de la philosophe Camille Froidevaux-Metterie qui propose une approche phénoménologique du féminisme, c’est-à-dire une vision qui s’ancre dans l’expérience physique du corps des femmes pour trouver un équilibre entre le refus de l’essentialisme et la prise en compte de la différence sexuée des expériences au monde des hommes et des femmes (marquée pour ces dernières par des facteurs biologiques comme le cycle hormonal mais aussi systémiques comme le harcèlement de rue).

Leadership féminin : de l’atout à l’imposture

Quand on parle de leadership féminin, c’est en général de manière positive, pour saluer une forme de management bienveillante, empathique mais aussi de meilleurs résultats financiers.
Pourquoi donc ne pas recommander un leadership féminin s’il est positif ? Je recommande sur ce point le TED Talk de Tomas Chamorro-Premuzic intitulée Why do so many incompetent men become leaders ?
Il y montre que pour avoir plus de femmes leaders, plutôt que de favoriser l’embauche de femmes qui dirigent « comme des hommes », (avec confiance, charisme et narcissisme), on devrait favoriser les attributs sur lesquels les femmes présentent de meilleurs scores : compétence, intégrité, humilité. Il recommande aussi d’encourager les femmes à se comporter, sur certains points seulement, comme des hommes, notamment à renforcer leur confiance en elles-mêmes.


Mon point de vue est plus nuancée sur la question de la confiance en soi, sans aucun doute cruciale, mais dont le le manque participe aussi du narratif autour du syndrome de l’imposture, plaie dont souffriraient plus les femmes mais aussi arbre qui cache la forêt des discriminations systémiques dont elles sont victimes.


La question n’est donc pas d’opposer un leadership masculin à un leadership féminin mais de définir les attributs d’un bon leadership, qui se trouvent représentés dans les deux genres.

Parler d’une cuisine féminine ou de leadership féminin, comme dans les conférences organisées avec une intention bienveillante de promotion des femmes dans les fonctions dirigeantes, contribue donc à perpétuer des stéréotypes de genre, même si cela décrit certainement la réalité d’un style de cuisine ou de leadership perpétué par des femmes.

En cela, parler de leadership féminin est à mon sens contre-productif pour faire reculer le sexisme dans le monde de l’entreprise, et c’est pourquoi je ne dis pas leadership féminin.

[Cet article a été mis à jour le 7 mars 2024 pour insérer une référence au travail de Camille Froidevaux-Metterie sur la notion de féminin ainsi qu’un commentaire sur le syndrome de l’imposture]

* Quand j’emploie le mot femme ici, je parle de toutes les personnes qui s’identifient comme femme, indépendamment du sexe qui leur a été assigné à la naissance. Il existe par ailleurs aussi de personnes non binaires (qui ne s’identifient pas à un genre en particulier).



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Est-ce que ce monde est sérieux ?

Eliane Viennot, l’experte qui n’a pas sa langue dans sa poche

Si vous vous intéressez au langage inclusif, vous ne pouvez pas ne pas lire, écouter ou regarder Eliane Viennot.

D’après son propre site, professeuse émérite de littérature de la Renaissance, Eliane Viennot est autrice d’un livre, entre autres, qui a fait date dans l’histoire du langage inclusif : Non le masculin ne l’emporte pas sur le féminin !, où elle montre comment la langue française a été masculinisée par volonté d’imposer le masculin plus noble et d’écarter par le langage les femmes des fonctions les plus prestigieuses, notamment les métiers des lettres.
Elle ne mâche pas ses mots quand il s’agit de parler, entre autres, de l’Académie Française qu’elle qualifie volontiers de groupes d’incompétents (aucune femme parmi les académiciens jusqu’en 1980 avec Marguerite Yourcenar) qui n’ont aucune utilité. Je l’adore.

En dehors de cet ouvrage de référence, je vous recommande :

un livre : Le langage inclusif : pourquoi, comment ? qui reprend un condensé de Non le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! avec des conseils pratiques et concrets pour appliquer le langage inclusif au quotidien (dont les principes que je préconise sont issus)


une vidéo : sur YouTube vous trouverez différentes captation de conférences données par Eliane Viennot, ainsi qu’une courte vidéo de Brut où elle revient sur la disparition des noms de métiers au féminin.


Si vous n’avez que 3 min, regardez celle-la, si vous avez un peu plus de temps, je vous recommande cette conférence : La langue française a-t-elle besoin d’être féminisée ?

un podcast : Du poil sous les bras reçoit Eliane Viennot en entretien et c’est ici.

Eliane, je vous aime 😉


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Le langage inclusif pour les nul·les

Règles de l’écriture inclusive : 3 conventions simples à appliquer

Quand on s’intéresse au sujet de la place des femmes dans la langue, il est normal d’avoir comme premier réflexe de chercher « quelles sont les règles de l’écriture inclusive ». D’autant plus dans un contexte français où la question du respect des règles d’orthographe et de grammaire est très présent, à l’école, dans les entreprises, et dans la vie en général.

La bonne nouvelle, c’est que si vous êtes arrivé·e jusqu’ici, vous n’allez plus tâtonner longtemps, car la pratique est en réalité très simple.

Règles de l’écriture inclusive : et si on parlait plutôt des conventions du langage inclusif ?

Quand on creuse un peu le sujet, et qu’on lit notamment les travaux des linguistes, on comprend qu’il est beaucoup plus constructif (et rassurant) de ne pas parler de règles (comme celle qui tape sur les doigts), mais plutôt de conventions, c’est-à-dire de pratiques communément rencontrées dans l’usage par les locuteurs et les locutrices (les gens qui parlent et qui écrivent une langue).

Parce que dans une langue vivante, comme le français, ce ne sont pas les livres de grammaires qui font la loi de la langue, mais l’usage qui crée une norme, une convention. En gros, plus les gens disent et écrivent d’une certaine façon, plus cette façon de dire et d’écrire s’impose pour devenir la norme.

Et suivre une convention, c’est plus positif et constructif que de suivre une règle à la lettre : tout de suite, on se détend.

Aussi, dans ma pratique à moi, je préfère parler de langage inclusif plutôt que d’écriture inclusive pour 3 grandes raisons.

Car l’expression « écriture inclusive » :

  • se limite à la sphère de l’écrit, alors que s’exprimer en inclusif est aussi une pratique orale
  • est très polémique et crée beaucoup de résistance, rendant les échanges parfois difficiles
  • se focalise sur l’objectif de rendre visibles les femmes, alors que ma vision du langage inclusif s’étend à tous les mots qui désignent des personnes historiquement discriminées

👉🏼 A lire pour aller plus loin : Pourquoi je dis : langage inclusif

Les conventions du langage inclusif se normalisent progressivement

Ce qu’il est fondamental d’avoir à l’esprit quand on parle d’écriture inclusive, c’est que nous sommes à un moment où les conventions se stabilisent mais qu’il n’existe pas encore une forme de pratique communément admise par tous et toutes pour son usage.
L’Académie Française a préféré être en opposition totale à l’écriture inclusive pendant des années plutôt que de proposer une convention qui normaliserait un usage partagé.

Si bien qu’aujourd’hui, les pratiques varient beaucoup.

Si on prend l’exemple de la ponctuation, on peut rencontrer différentes formes :

  • point final (avocat.e)
  • point médian (avocat·e)
  • parenthèses (avocat(e) )
  • majuscule (avocatE)
  • italique (avocate)

Dans d’autres langues, on utilise encore d’autres signes : le tiret en allemand, l’astérisque en espagnol, le schwa (e inversé ə) en italien, l’arobase…

Conséquence : les débats autour de l’écriture inclusive (dont certains très légitimes comme sa lisibilité par les personnes dyslexiques par exemple) sont souvent frustrants, car personne ne parle pas de la même chose, d’autant que la ponctuation n’est que la partie immergée de l’iceberg des méthodes du langage inclusif.

Dans les formations sur le langage inclusif que je dispense, je met l’accent sur 3 grandes conventions, celles vers lesquelles convergent les institutions et les expert·es en matière de langage inclusif :

3 conventions simples pour s’exprimer de manière inclusive

Féminiser les noms de métiers quand on parle de femmes

On dit la ministre, la présidente, une directrice, une autrice et non pas Madame Le Directeur.

Préférer les formulations qui permettent une distinction claire du féminin et du masculin (notamment à l’oral) : autrice plutôt qu’auteure, mairesse plutôt que maire.

👉🏼 A lire pour aller plus loin : Pourquoi je dis : autrice, entrepreneuse et mairesse

Eviter le masculin dit générique quand on parle de groupes mixtes

En français existe cette règle selon laquelle « le masculin l’emporte(rait) sur le féminin ». Quand on parle d’un groupe, s’il y a au moins un être humain, une chose, un animal de genre grammatical masculin, alors on doit tout accorder au masculin. C’est pourquoi on est par exemple censé écrire : « 1000 femmes et 1 chien sont venus » en accordant au masculin.

C’est ce principe du masculin dit générique que veut éviter l’écriture inclusive.

Pour faire ça, il y a 4 grandes méthodes :

  • Les doublets aussi appelés double-flexion ou énumération : comme Charles De Gaulle qui a inauguré le « Françaises, Français » ou Emmanuel Macron qui a systématisé l’emploi de « Celles et ceux » dans ses discours (au grand regret de certains, et peut-être certaines).
Une affiche de la ville de Paris promouvant le nouveau " magazine des Parisiennes et des Parisiens"
  • Les termes épicènes sont invariables en genre, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas marqués en tant que masculin ou féminin, comme artiste, membre ou peintre*. On accorde alors seulement l’article (la peintre, une artiste).
Affiche pour une exposition intitulée "Femmes peintres"

👉🏼 A lire pour aller plus loin : Femmes artistes, artistes femmes : les mots épicènes, faux amis du langage inclusif ?

  • Les termes englobants : comme le personnel soignant (plutôt que les docteurs et les infirmières), le corps enseignant (plutôt que les professeurs), l’équipe (plutôt que les collaborateurs)
Affiche de recrutement pour "les métiers des services auto/moto/camion/vélo"
  • La ponctuation : le point médian est favorisé aux autres formes de ponctuation comme le point final ou la parenthèse car il n’a aucune connotation (on ne met pas les femmes entre parenthèses) et reste neutre.
    On réserve son usage aux mots dont la forme masculine et féminine sont proches comme étudiant·e ou chirurgien·ne, mais on l’évite quand elles sont trop éloignées comme créateurs et créatrices qu’on préfère à créateur·ices.
Affiche publicitaire avec un point médian

Gardez en tête que ces formulations écrites s’oralisent facilement :  à l’oral, on lit M. en “Monsieur” et Mme en Madame, on peut donc bien lire l’avocat·e en “l’avocat ou l’avocate”

👉🏼 A lire pour aller plus loin : On fait le point sur le point médian

Éviter les termes totalisants

Ne pas dire Les hommes ou l’Homme pour parler de l’Humanité, ni La Femme pour parler des femmes de manière générique.

    Mais comment faire le point médian sur son clavier ?

    Insérer le point médian
    Sur un Mac : SHIFT + ALT + F 
    Sur PC : Alt + 0 1 8 3 : le point médian apparaît en relâchant Alt.
    Il existe aussi des extensions pour navigateur qui convertissent automatiquement le point final en médian comme e·i·f (écriture·inclusive·facile).

    Bonus : le quatrième principe

    Ce n’est pas en un article qu’on peut faire le tour de la question, et il y a encore beaucoup à dire notamment sur les arguments qui s’affrontent autour du langage inclusif, sur les pratiques plus créatives des militant·es de l’inclusif et sur l’invention de nouveaux mots qu’on pourrait aussi avoir envie d’insuffler au français qui, après tout, est une langue vivante.

    Mon objectif ici est de partager du contenu qui soit accessible et pratique. Les 3 règles partagées ici sont simples à retenir et doivent être largement diffusées.

    Le quatrième principe du langage inclusif, c’est faire de son mieux, garder en tête qu’il n’y a pas une seule façon de rendre un texte inclusif, qu’on va certainement se tromper (et moi la première). Etre bienveillant·e avec soi-même, écouter les commentaires, reconnaître ses erreurs et progresser, c’est déjà contribuer.

    Finalement, quand on regarde avec attention les règles de l’écriture inclusive partagées ici, on remarque que rien de tout cela n’est très nouveau pour qui parle français. Finalement, vous n’avez rien à apprendre pour vous exprimer de manière inclusive.
    En revanche, il faut désapprendre l’automatisme de toujours parler au masculin, et c’est là que ça peut devenir plus compliqué.

    Pour aller plus loin dans votre pratique, se former à l’écriture inclusive peut être une solution : cela vous permettra de pratiquer les différentes méthodes, de dépasser la peur de mal faire qui nous freine souvent et de trouver une manière d’écrire et de parler qui vous convient et qui est durable dans le temps.

    Le parcours re·wor·l·ding et ses formations au langage inclusif sont faites pour ça.

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    Est-ce que ce monde est sérieux ?

    Décrypter Wejdene avec Linguisticae, YouTuber & linguiste

    Je recommande très vivement la chaîne YouTube de Linguisticae, qui regorge de vidéos passionnantes (et souvent longues, certes) sur la langue.

    La chaîne Linguisticae sert à comprendre d’où viennent les mots, les langues, et comment le langage est fait et évolue. Entre vulgarisation scientifique d’une discipline trop méconnue et cassage d’idées reçues, tout le monde y trouve son compte !

    J’adore l’accessibilité de Monté, linguiste qui anime la chaîne, et aussi membre du Vortex d’Arte avec d’autres créateurs et créatrices YouTube.

    Il s’est exprimé sur l’écriture inclusive en 2017 déjà dans les 10 trucs soulants autour de l’écriture inclusive ou plus récemment avec la YouTubeuse juriste AngleDroit dans L’écriture inclusive, bientôt interdite ?

    Mais la vidéo que je préfère, c’est celle-ci : Aya Nakamura, Wejdene et la langue française.

    En toute transparence, j’adore Wedjene. Mais vraiment. Je l’écoute seule chez moi, dans la rue, avec mes enfants.
    Wejdene est chanteuse et autrice-interprète du tube Anissa et de son célèbre « Tu hors de ma vue » qui a fait couler beaucoup d’encre.
    Et je suis choquée de la manière dont elle est souvent traitée, du mépris qu’elle suscite, notamment dans les médias, notamment du fait de sa pratique de la langue française, qui serait totalement scandaleuse.

    Dans cette vidéo, Linguisticae (qui n’est pas du tout fan, lui) décortique parfaitement les mécanismes par lesquels Wejdene, comme Aya Nakamura ou dans un autre registre Léna Situations, sont renvoyées par leurs détracteurs et détractrices dans les limbes d’une culture dite illégitime, notamment en raison des libertés qu’elles prennent avec la langue française.
    Leur point commun ? Etre des femmes, jeunes, racisées, issues de classes populaires, qui ont du succès.
    Une clé de lecture très intéressante qui doit pousser chacun·e à avoir un regard plus critique non pas seulement sur ces chanteuses, autrices, ou YouTubeuses, mais sur les personnes mêmes qui les critiquent et leurs motivations.

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    Pourquoi dire et ne pas dire

    Pourquoi je ne dis pas : putaclic

    Naviguer sur Internet, c’est être quotidiennement exposé·e à des contenus, notamment des articles, dont les titres sensationnalistes provoquent une envie irrépressible de cliquer : c’est ce qu’on appelle en anglais le clickbait, ou appât à clics dans sa traduction littérale.
    Le français propose de traduire ce terme par piège à clics ou attrape clics, mais un usage courant consiste à le traduire en pute à clics ou putaclic.
    Or cette traduction, que Wikipedia indique être un usage vulgaire, pose un plus gros problème.

    Putaclic : définition

    Le mot putaclic a connu son apogée en 2017, année de La chanson putalic (renommée Clickbait song depuis) et d’une foultitude d’articles de marketing digital censés aider les créateurs et créatrices de contenu à maîtriser l’art d’attirer les clics. A tel point que même Slate.fr en avait fait un décryptage dans Le «putaclic» ou l’art de faire du mauvais teasing.

    Mais comme ça nous vous aura pas échappé, le mot putaclic est une agrégations des « pute » et du mot « clic », et c’est là que les problèmes commencent.

    C’est quoi le problème avec le mot putaclic ?

    Si l’on fait le parallèle avec une personne qui se prostitue, c’est parce qu’on associe prostitution et racolage.

    Un titre putaclic est racoleur c’est-à-dire qu’il cherche à attirer à soi par des moyens peu recommandables (définition du Larousse), par des moyens plus ou moins honnêtes ou par la ruse ou la force (définition du CNRTL).

    Putaclic est donc un terme clairement péjoratif qui se véhicule d’autant mieux qu’il emploie cette même méthode de racolage par la dimension sensationnaliste du parallèle avec la prostitution. La boucle est bouclée.

    Le problème avec putaclic n’est pas tant que ce soit un mot péjoratif, mais surtout qu’il l’est au détriment de catégories de personnes bien spécifiques.

    Putaclic est un mot putophobe

    Le mot putaclic est en premier lieu putophobe, c’est-à-dire qu’il traduit du mépris ou de l’hostilité à l’égard des personnes qui se prostituent.

    Mon objectif n’est pas ici de trancher un débat qui a lieu à l’intérieur mêmes des courants féministes entre les partisan·es d’une abolition de la prostitution vue uniquement comme une des formes de la domination masculine, et les partisan·es d’un encadrement juste du travail du sexe qui reconnaît la possibilité de faire le choix libre est consenti d’exercer cette activité.
    Que l’on soit d’un avis ou d’un autre, ces personnes sont vues soit comme des victimes soit comme des travailleurs ou travailleuses du sexe, et utiliser ce mot comme une insulte n’a donc aucun sens (sauf à trouver légitime d’insulter des victimes ou des personnes qui travaillent pour l’unique raison qu’elles travaillent).

    Le mot pute (et donc en toute logique le mot putain) ne devrait jamais être employé de manière péjorative. Il ne s’agit pas de l’interdire car il peut être valide, par exemple quand c’est une personne qui se prostitue qui l’emploie comme une description ou une revendication, à l’image de Grisélidis Réal, écrivaine et peintre suisse qui a été une des premières travailleuses du sexe militantes dans les années 1970 et dont je recommande la lecture de l’autobiographie Le noir est une couleur.
    Elle utilisait le terme pute et putain pour parler d’elle-même et revendiquait par ailleurs péripatéticienne comme profession officielle (pour en savoir plus sur ce sujet, je recommande la série de podcasts La politique des putes d’Océan, produite par Nouvelles Ecoutes).

    Le mot putaclic est sexiste

    Utiliser putaclic véhicule également une charge sexiste car le mot pute est aussi plus largement employé pour parler de femmes. Des femmes qui auraient un comportement racoleur, provoquant, des femmes sursexualisées qui cherchent à attiser le regard des hommes (ou des autres femmes).

    Cette rhétorique de la femme habillée comme une pute (qui porte une jupe), maquillée comme un camion volé (qui a du rouge à lèvres), et qui a bien cherché les ennuis qui lui arrivent (qui a été harcelée, agressée ou violée) n’est pas acceptable. Tout d’abord parce qu’elle témoigne de la volonté de maintenir une injonction sur la manière dont s’habillent les femmes (il y aurait des tenues acceptables, d’autres non). Ensuite, parce qu’elle participe de la culture du viol, c’est-à-dire d’un ensemble de croyances et de pratiques qui banalisent le viol, dont celle de faire porter tout ou partie de la responsabilité à la victime (comment se contrôler face à une personne si racoleuse ?).

    Putophobe et sexiste, putaclic n’est donc pas un mot compatible avec un langage inclusif, car il contribue à perpétuer des stéréotypes de genre, et tire profit d’une vision tout aussi sensationnaliste de la prostitution que la pratique qu’il décrit.

    Et voilà pourquoi je ne dis pas putaclic.