Il y a quelques mots qui déclenchent en moi une alerte mentale dès que je les lis ou les entends : parmi ces mots, « féminin » (comme je l’explique dans Pourquoi je ne dis pas : leadership féminin) ou encore « normal ». Vous m’entendrez très rarement le dire et vous verrez certainement mes sourcils se froncer si vous le dites en face de moi.
Normal, quand la norme contamine l’ordinaire
La raison de mon rejet du mot « normal » est double : la première est un peu snob, je l’avoue, est consiste à penser qu’utiliser le mot « normal » est souvent un genre de faiblesse de la pensée, une façon simpliste de qualifier quelqu’un ou quelque chose, sans précision ni réflexion sur ce qu’on cherche vraiment à dire.
Exemples : « C’est une chaise tout ce qu’il y a de plus normal ! « , « Ses résultats à l’école ? Tout à fait normaux » , « C’est l’horaire normal de passage du bus à cet arrêt ».
Ici, si on voulait s’exprimer précisément, on pourrait dire une chaise ordinaire (qui n’a rien de spécial), des résultats moyens (dans la moyenne mathématique de la classe) ou un horaire habituel (qui se produit fréquemment).
Vous me direz que tous ces mots sont des synonymes de « normal » et que je me prends bien la tête.
Certes, mais la deuxième raison est plus fondamentale et tient à la définition du mot « normal » :
1. Qui est conforme à la norme, à l’état le plus fréquent, habituel; qui est dépourvu de tout caractère exceptionnel
2. Qui est conforme à la norme, ne présente pas d’anomalie, d’altération.
3. Qui représente une norme (loi, coutume, règle sociale)
L’adj. normal, qui exprime au départ un concept quantitatif de grande fréquence est contaminé par norme: concept qualitatif de règle, de modèle : ,,la notion de «normal» est (…) fondamentalement ambiguë: elle oscille entre le concept statistique de «type moyen» et le concept normatif de «type idéal» (Julia 1964).
Dictionnaire CNRTL
Parler de contamination ici signifie que quand j’entends « normal », j’entends « normé/normatif » plus que « fréquent », et je me demande de quelle norme on me parle et qui la définit, surtout quand ce mot s’applique à des personnes, à des relations ou des comportements : « normal » renvoie alors à l’idée de norme sociale et donc en creux celle d’une injonction à la respecter.
Cette norme se traduit aussi en norme médicale (où l’anormal est alors pathologique) qui peut conduire à des comportements psychophobes (c’est-à-dire qui discriminent sur le critère de la santé mentale) ou à des dénis purs et simples de la souffrance (« Il est bien normal d’avoir mal quand on a ses règles, Madame »). Le mot neuroatypique est d’ailleurs un terme que je trouve particulièrement pertinent car il permet bien de souligner une différence (un écartement de la norme dans le sens de « comportement le plus fréquent ») de manière moins péjorative : vous préférez louer un appartement atypique ou anormal, vous ?
« Normal, pas normé », really ?
Quand j’ai vu la dernière campagne de la marque de prêt-à-porter masculin, Célio, intitulée « be normal », associée à des visuels montrant des hommes faisant leurs courses ou avec un bébé dans les bras, le scepticisme m’a gagné. Plus qu’une campagne, c’est d’ailleurs tout son positionnement de marque que revoit Célio (les gens qui font du marketing diraient une plateforme de marque) avec une idée centrale :
Faites partie de la team be normal (fièrement normal dans leur traduction française, ndlr), des hommes honnêtes avec eux-mêmes, qui vont à l’essentiel car ils sont biens dans leurs baskets, ou leur chemise, leur jean, leur caleçon… Ce qui leur plaît, tant que ça va avec leur vie, la vraie.
Celio.com
Honnêtement, je travaille dans le marketing et la communication depuis assez longtemps pour comprendre l’intention de la marque, et je n’ai aucune raison de penser qu’elle soit malhonnête. Je peux aussi apprécier la tentative de Célio de distinguer leur normalité d’une injonction :
Normaux, pas normés.
Celio est pour tous les hommes, pour tous les physiques, pour les hommes de la rue.
Cependant, je ne peux que rester mal à l’aise face à ce qui reste formulé comme une injonction à ce qui serait une nouvelle forme de normalité cool, décontractée, pas prise de tête (« be normal », c’est quand même de l’impératif). C’est un peu comme si Célio avait voulu prendre le contrepied de la tendance mode normcore apparue au début des années 2010 où l’on cherchait à se rendre « indistinguable de la norme » par un style vestimentaire sans aspérité ni singularité pour se libérer du regard des autres (« finding liberation in being nothing special« , source Wikipedia).
On a passé l’âge d’essayer de vivre la vie des autres. On a passé l’âge de chercher à ressembler à des célébrités. Surtout quand on voit le nombre de carrières qui finissent à la rubrique faits divers.
Alors on pourrait dire que Célio cherche ici justement à faire réfléchir de manière un peu provocatrice à la notion de norme, notamment toutes celles qui entourent les masculinités aujourd’hui. Et à promouvoir une « nouvelle norme » plus facile à vivre, moins oppressive. Pourquoi pas ? Je vous laisse en juger. Moi, je reste gênée par ce « normal » trop contaminé d’injonctions à respecter, par ce normal d’hommes aux corps minces, grands et valides (on voit un homme en fauteuil dans la pub vidéo mais de l’aveu même de Celio, « be normal », c’est « be un peu enveloppé », pas trop quand même).
Normal, un mot alerte, pas un mot interdit.
Ici, mon objectif est avant tout d’encourager à faire preuve d’esprit critique quand on emploie ou entend employer le mot « normal », pas du tout de dire qu’il est à bannir parce que toutes les normes seraient discutables. Même si aujourd’hui de nombreuses normes sociales se déconstruisent grâce aux luttes féministes entre autres, certaines normes sont nécessaires : par exemple, je ne vais pas monter au créneau si vous dîtes qu’il est anormal de rouler à 180 sur l’autoroute (le code la route est une norme que je respecte). Mais je reconnais aussi que ce n’est pas parce que quelque chose est inscrit dans la loi que c’est juste (souvenez-vous quand les femmes ne pouvaient pas ouvrir un compte en banque sans l’accord d’un homme, c’était normal dans le sens de légal, mais pas juste pour autant).
Si vous décidez de dire ou d’écrire « normal », interrogez-vous simplement un instant : n’y a-t-il pas un mot moins ambigu que « normal » pour décrire précisément ce que vous cherchez à dire. Par exemple ordinaire, fréquent, commun, banal, traditionnel…
Et si vous remplacez le mot « normal » par « socialement acceptable », est-ce votre phrase prend un autre sens ? Par exemple, parler d’un « couple normal » peut paraître anodin, mais diriez-vous d’un couple qu’il est « socialement acceptable » au risque de faire passer tous les autres couples pour marginaux ?
A titre personnel, je suis très à l’aise d’écrire les phrases suivantes : « Il n’est pas normal de considérer qu’un enfant de 12 ans peut donner son consentement à un rapport sexuel » ou « Il est anormal que dans un pays riche des gens dorment sur les trottoirs ». Mais je le fais en conscience et avec l’intention délibérée de porter un jugement moral sur la situation que je décris. Normal est un mot à la portée politique potentiellement très forte, à manier avec précaution et intention.