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Pourquoi dire et ne pas dire

Pourquoi je ne dis pas (systématiquement) : Joyeux Noël

J’adore l’esprit de Noël : j’écoute Mariah Carey dès le 28 novembre, je fais moi-même ma couronne de porte, mon sapin de Noël est grand et décoré en rouge et doré. Il y a pas mal de mes origines allemandes là-dedans et la volonté, aussi, de créer des rituels familiaux qui viennent ponctuer chaque week-end de décembre. Même si Noël est une fête religieuse, je la célèbre sans aucune intention de religiosité n’étant moi-même pas croyante.
Cela dit, ma passion pour le langage m’a poussée à m’interroger sur l’expression qui vient ponctuer cette période de fin d’année et que je balançais auparavant fièrement et sans y penser, le coeur plein de bonnes intentions : Joyeux Noël. Car en réalité, cette expression n’est pas très inclusive. Pourquoi ?

Tout le monde ne fête pas Noël

Cela peut paraître évident, mais il est bon de le rappeler surtout dans un pays comme la France, un pays laïc mais de tradition catholique où la plupart des jours fériés sont liés à des fêtes religieuses catholiques, où la quasi totalité des édifices religieux sont des lieux de culte catholique et où il n’est pas rare de voir des croix au sommet des montagnes. En France, célébrer Noël sur un mode catholique, c’est-à-dire la naissance de Jésus le 25 décembre est le mode de penser par défaut. Si pour les les 48% de Français·es qui se déclarent lié·es à la religion catholique (ce qui est différent de pratiquant cette religion – c’est ici un rapport plus social que religieux), il y a peut-être une portée religieuse à cette célébration, la dimension commerciale de Noël en fait aujourd’hui un évènement plus culturel que cultuel que de nombreuses personnes non religieuses célèbrent (comme moi). Difficile d’y résister quand à partir de mi-novembre, que l’on soit croyant·e ou non, on est exposé·e de manière constante à l’ambiance de Noël et ses messages.

Mais le catholicisme est loin d’être la seule religion présente en France : s’il est interdit par la loi française de recenser les personnes sur la base de leur religion, l’Observatoire de la laïcité a publié en 2019 un sondage montrant qu’au moins 8% des personnes vivant en France se sentaient liées à une religion ne célébrant pas Noël (et ce chiffre sous-estime certainement la réalité).
Les orthodoxes peuvent célébrer Noël mais certain·es le fêtent en janvier car leur calendrier n’est pas le même, la religion juive ne fête pas Noël mais Hanukkah au mois de décembre (et pas le 25), et les personnes musulmanes n’ont pas d’équivalent de Noël.

La Commission européenne l’a rappelé dans son guide pour une communication inclusive destiné à donner à ses fonctionnaires des recommandations (et non des obligations, contrairement à ce que les polémistes ont voulu faire croire) pour s’adresser à toutes les Européennes et tous les Européens en tenant compte de leurs diversités, y compris la diversité de culte : partir du principe que tout le monde est chrétien en Europe (et a fortiori en France) est tout simplement faux. Il ne s’agit pas de renier les traditions et l’héritage catholique de la France ou d’empêcher qui que soit de fêter Noël mais simplement de reconnaître qu’il y a d’autres pratiques, d’autres cultes.

Evitez de partir du principe que tout le monde est chrétien. Tout le monde ne célèbre pas les fêtes chrétiennes et toutes les fêtes chrétiennes ne sont pas célébrées le même jour. Soyez sensibles au fait que les gens ont différentes traditions religieuses et différents calendriers.

European Commission Guidelines for Inclusive Communication


J’en discutais avec une collègue l’autre jour qui est musulmane et qui me disais précisément ne pas tant être gênée par l’expression « Joyeux Noël » en soi mais plutôt par le fait qu’une partie de son entourage, notamment professionnel, partait du principe qu’elle le célébrait forcément, ce qui témoigne d’un manque d’ouverture et de connaissance de sa propre culture à elle.

Noël n’est pas toujours un moment joyeux

Au-delà de l’inclusion du point de vue religieux, qui peut paraître assez évidente, il y a une autre dimension dans l’expression « Joyeux Noël » qui me gêne aussi : l’injonction à la joie.

Noël renvoie à un imaginaire de fête familiale, où tout le monde se retrouve autour d’un sapin et d’un bon repas, où l’on échange des cadeaux et où, en gros, on passe un bon moment ensemble.
C’est oublier que ce « Joyeux Noël » peut être un trigger (déclencheur) négatif pour les personnes qui se sentent mal de ne pas rentrer dans cette image parfaite du Noël familial (les célibataires, les personnes isolées, les personnes âgées…) et cela peut provoquer ou renforcer une souffrance qui va impacter la santé mentale des individus.
De même, être pauvre et ne pas pouvoir couvrir ses enfants de cadeaux, ou même simplement leur offrir le jouet désiré, c’est une souffrance pour de nombreux parents en situation de précarité. Vous me direz que, comme le Grinch le découvre dans Comment le Grinch a volé Noël, Noël est dans le coeur avant tout. Certes, c’est une jolie histoire, mais je ne crois pas qu’elle soit très opérante pour comprendre la vie des personnes qui vivent dans la précarité.
Enfin, dans les environnements précaires comme dans les privilégiés, Noël n’a pas la même saveur en fonction de son genre : la charge mentale repose en grande partie sur les femmes qui planifient des jours (voire des semaines) à l’avance les cadeaux à acheter, qui emballent, qui font les courses, qui préparent les repas, qui s’assurent que les conversations ne dérapent pas à table, qui rangent les papiers cadeaux qui traînent, qui font le SAV des jouets cassés, et j’en passe. Causette en a fait un article édifiant l’année dernière : La charge (monu)mentale de Noël.

Mais alors on dit quoi ?

Ici, pour moi, il y a deux clés : le contexte et l’intention.
Le contexte, c’est assez simple : si vous connaissez suffisamment bien une personne pour savoir qu’elle fête Noël, vous avez la réponse à la première question.
Si vous n’êtes pas sûr·e, vous pouvez opter pour des formulations moins marquées comme « bonnes fêtes » (même si cela part du principe qu’il y a quand même une célébration) ou « bonne fin d’année » (qui marche à tous les coups). « Mais je suis juive et je m’en fiche qu’on me dise Joyeux Noël ! » est un argument qu’on peut entendre : et je le comprends ! Dans ce cas, good for you ! Mais pour s’exprimer de manière inclusive, on choisit souvent l’option du dénominateur commun le plus partagé afin de s’assurer que personne ne se sente exclu car penser par défaut pour les groupes minorisés fonctionne toujours aussi pour les groupes dominants : il n’y a aucun risque à dire « bonne fin d’année » pour personne, il y a un risque à dire « Joyeux Noël » même pour quelques un·es, je choisis donc la première option, qui ne coûte pas plus chère.

L’intention, c’est le plus important pour moi : dit-on « Joyeux Noël » comme un automatisme dépourvu d’intention, comme n’importe quel bonjour ou au revoir ? Ou bien le dit-on en conscience, avec le vrai souhait de transmettre un message à son interlocuteur ou son interlocutrice ? A la réflexion, m’interroger sur ce « Joyeux Noël » m’a permis de comprendre que j’avais envie d’y mettre plus qu’un simple message de courtoisie : à ma collègue qui part pleine d’anxiété à l’idée de toutes les choses à organiser, je veux aussi dire mon empathie, à la caissière qui va travailler et n’aura pas de vacances pour se reposer, je veux aussi dire ma gratitude. A la première, un « Bonnes fêtes et prends bien soin de toi surtout », à la seconde « Bonnes fêtes et merci infiniment ». Cela n’a pas besoin d’être long ou compliqué mais juste sincère, authentique et dit avec intention.

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Le langage inclusif pour les nul·les

10 punchlines pour tenter de survivre aux débats de fin d’année sur l’écriture inclusive

Je le dis et le répète souvent : en plus des 3 conventions simples à suivre pour pratiquer un langage inclusif, la quatrième règle que je m’applique est de faire preuve de bienveillance envers moi-même (je ne suis pas une machine et je vais parfois utiliser un masculin générique, ce n’est pas grave) et envers les autres (il y a un gros travail d’éducation à faire sur ce sujet et on ne peut pas attendre de tout le monde une pratique systématique et immédiate du langage inclusif).

Néanmoins, ma bienveillance a aussi ses limites, notamment dans des contextes où je me trouve avec des personnes qui ne sont pas ouvertes au dialogue authentique voire pratiquent une crasse mauvaise foi.

Aussi, à l’approche de la fin d’année où de nombreuses personnes vont se retrouver dans des fêtes de famille ou avec des connaissances plus ou moins choisies, j’ai décidé de recenser 10 idées-reçues ou arguments fréquemment opposés au langage inclusif (et surtout à l’écriture inclusive) et de proposer 10 punchlines pour les parer.

Evidemment, on n’a pas à engager dans des débats si on n’en a pas envie et il est important de préserver sa santé mentale aussi parfois on préférera botter en touche ou simplement faire comme si on n’avait rien entendu, et c’est ok. Dans les autres cas, j’espère que ces quelques contre-arguments vous seront utiles.



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Est-ce que ce monde est sérieux ?

De l’anglais au français : traduction & inclusion

On m’avait recommandé il y a déjà plusieurs mois de lire Invisible Women (Femmes invisibles) de Caroline Criado Perez, un livre qui démontre « comment l’absence de données sur les femmes dessine un monde fait pour les hommes ». Aussi, quand je suis tombée dessus dans sa traduction française dans ma librairie de quartier, je l’ai acheté avec plaisir et enthousiasme.

J’ai une connaissance de l’anglais qui me permet de le lire sans difficulté (sauf pour les textes les plus scientifiques) et j’ai tendance à privilégier les ouvrages dans leur langue originale, mais parfois par flemme ou par opportunité, comme ici, je les lis en français. Et dans ce cas précis, ça a gâché tout mon plaisir. Et je dirais même que ça m’a mise en colère.

Un livre important et riche sur l’invisibilisation des femmes dans les données

Que les choses soient très claires : le contenu de Femmes invisibles est non seulement intéressant mais très riche et essentiel. Je recommande vivement sa lecture car l’autrice y démontre avec un nombre impressionnant de preuves ancrées dans la donnée à quel point nous vivons dans un monde pensé par et pour les hommes : des horaires de déneigement en Suède qui pénalisent plus les femmes que les hommes qui se trouvent sur les trottoirs avec leur poussette à la mauvaise heure, aux essais cliniques où l’on ne prend pas la peine d’inclure des femmes pour tester l’efficacité des médicaments menant à une bien moindre prise en charge de nos maladies, les exemples pleuvent. C’est étourdissant et accablant mais nécessaire.
Le point principal de l’autrice n’est pas tellement de blâmer la malveillance ou les mauvaises intentions des services de déneigement ou des compagnies pharmaceutiques mais de démontrer que les données utilisées pour prendre des décisions concernant la production de biens, l’organisation de services ou des choix de planification politique (pour le logement par exemple) devraient toujours être collectées et analysées avec un prisme genré, c’est-à-dire en étant capable de distinguer les données pour les femmes et les hommes.
Saviez-vous par exemple que les femmes ont 47% de risques en plus que les hommes d’être gravement blessées ou de mourir dans un accident de voiture car les crash-test réalisés pour mesurer l’efficacité des systèmes de sécurité dans l’automobile sont quasiment tous réalisés avec des mannequins (crash test dummies) à la corpulence d’un « homme moyen » ?

Quand le langage inclusif est vanté mais pas utilisé

Le fond du livre est donc essentiel mais sa forme laisse très clairement à désirer dans sa traduction française (je ne peux évidemment pas me prononcer pour les nombreuses traductions dans d’autres langues). Pourquoi ?
Dès l’introduction du livre, intitulée Le masculin par défaut, l’autrice évoque sur plusieurs pages la question du langage et affirme l’impact des mots sur les stéréotypes de genre. Elle explique le concept du masculin générique (utiliser le masculin pour parler de groupes mixtes) et ses effets néfastes dans les langues grammaticalement genrées (comme le français) mais pas que.

Toutes ces querelles au sujet de simples mots ont-elles réellement le moindre effet sur le monde réel ? On peut soutenir que oui. En 2012, une analyse du Forum économique mondial a montré que les pays où l’on parle des langues flexionnelles (comme le français, l’italien ou l’allemand, ndlr), qui ont des idées bien arrêtées quant au masculin et au féminin présents dans pratiquement chaque énoncé, sont les plus inéquitables sur le plan du genre. Mais voici une bizarrerie intéressante : les pays dans lesquels on parle des langues sans genre (comme le hongrois et le finlandais) ne sont pas les plus équitables. En fait, cet honneur revient à un troisième groupe de pays, ceux où l’on parle des « langues avec genre naturel », comme l’anglais. Ces langues permettent de marquer le genre (female teacher, male nurse), mais, la plupart du temps, le genre n’est pas inscrit dans les mots eux-mêmes. Les auteurs (sic) de cette étude suggèrent que s’il n’y aucune possibilité de marquer le genre, on ne peut pas « corriger » les préjugés cachés dans une langue en accentuant la « présence des femmes dans le monde ». En bref, puisque l’homme va de soi, cela fait une grande différence quand, littéralement, on ne peut pas du tout exprimer le féminin.

L’autrice a écrit cet ouvrage en anglais, donc dans une des ces langues « avec genre naturel » mais avec la conscience et la volonté de visibiliser les femmes dans le choix de ses mots. Elle donne des arguments en faveur du langage inclusif dont elle défend très clairement les principes. Il n’y a pas de doute possible. Pourtant, la traduction française de cet ouvrage n’est pas faite de manière inclusive. Et c’est très problématique.

La lecture de Femmes invisibles a donc été un aller-retour plutôt douloureux entre l’énervement suscité par le fond du livre qui a de quoi scandaliser et l’énervement provoqué par sa mauvaise traduction.


Mais qu’est-ce qui cloche dans cette traduction ?


C’est malheureusement simple : aucune des 3 principales conventions du langage inclusif n’est appliquée.

– une utilisation quasi systématique du masculin générique : on ne parle que d’auteurs, de chercheurs, d’inventeurs, de développeurs, d’électeurs pour désigner des groupes pourtant mixtes
– des noms de métier dont le féminin est maltraité et incohérent au fil du livre : des « législateurs de sexe féminin » au lieu des « législatrices », « les entrepreneurs de sexe féminin » au lieu des entrepreneuses (ou à la rigueur des « entrepreneures », allez), en gros des traductions littérales de  « female entrepreneur » qui ne font pas confiance au féminin du mot en français pour traduire le fait qu’on parle de femmes ou n’assument pas le pléonasme pour accentuer le propos qu’on aurait pu imaginer avec « des femmes entrepreneuses » par exemple.
le mot Homme utilisé de manière englobante : un des derniers chapitres s’intitule « les droits des femmes sont des droits de l’Homme » avec une majuscule dont on sait qu’elle ne change rien au problème d’utiliser « homme » pour parler de l’humanité. Allez, on dira que c’est peut-être dans ce cas une référence ironique.

On en arrive d’ailleurs à des aberrations qui dépassent la traduction inclusive pour basculer dans le non-sens : comme des « participants de sexe féminins » au lieu de  « participantes » ou des phrases où on parle explicitement d’une population féminine exclusivement et qui sont tout de même au masculin, comme cette perle :

Les Etats-Unis ont le taux de mortalité maternelle le plus élevé des pays développés, mais ce problème est particulièrement aigu pour les Afro-Américains. L’OMS estime que, chez les Afro-Américains, le taux de mortalité des femmes enceintes et des mères qui viennent d’accoucher correspond à celui des femmes de pays à revenu bien plus faible, comme le Mexique ou l’Ouzbékistan.

Je ne pense pas qu’ici « le masculin l’emporte sur le féminin » car le traducteur (et sa correctrice) aurait voulu inclure les hommes trans afro-américains qui auraient donné naissance. Non, c’est simplement un bon vieux masculin générique complètement absurde dans contexte.

L’ouvrage est paru aux Éditions First contre qui je n’ai absolument rien et qui publient par ailleurs des ouvrages positionnés comme féministes. Je suis en revanche très déçue qu’à aucun moment, de la traduction à la correction, personne n’ait réalisé l’incohérence entre le texte original et sa version traduite, problématique du point de vue de la langue et du sens mais surtout en contradiction pure et simple avec les convictions de l’autrice. Ou alors cela a été vu et ignoré, et là c’est un problème autrement plus grave.

Traduire en féministe/s, c’est possible

Heureusement, cette lecture douloureuse a été compensée par une découverte enthousiasmante, Sur les bouts de la langue de Noémie Grunenwald aux éditions de La Contre allée.
Dans cet ouvrage, l’autrice, traductrice et militante, partage sa perpective sur ce qu’est une traduction en féministe/s.

Traduire en féministe/s, c’est se décentrer soi-même pour construire la solidarité. Traduire en féministe/s, c’est tortiller la langue, l’étirer et l’affiner pour en faire le meilleur usage possible : lui permettre de dire vraiment ce qu’on veut exprimer en évitant les filtres limités et dégradants de l’androlecte1.

Première traductrice (de l’anglais au français) de nombreux textes féministes qu’elle a souhaité diffuser auprès de publics francophones, elle partage notamment quelques exemples de cas complexes de traduction, soit pour des néologismes, c’est-à-dire des mots nouveaux ou qui n’ont pas de traduction évidente (comme whiteness chez bell hooks aujourd’hui largement traduit en blanchité), soit pour des nuances qui ne sont pas toujours aisées à transcrire (comme la distinction entre womanhood, femininity et femaleness), soit parce qu’il n’est pas toujours évident d’être certain·e de l’intention d’un auteur ou d’une autrice derrière un masculin anglais censément neutre.

Je pense à Vanina Mozziconacci et sa traduction d’un article de Berenice Fisher. Dans le texte, l’autrice employait le terme « thinkers » et la traductrice disait ne pas avoir voulu traduire dans un masculin dit « générique » par « penseurs ». Après discussion avec les éditrices du texte, la traductrice a contacté l’autrice qui a reconnu ne pas s’être posé la question du genre de « thinkers » lors de l’écriture. La question de la traductrice a mené l’autrice à faire un choix a posteriori sur son texte, et Mozziconacci a finalement traduit par « penseur•e•s ». La traduction participe à la construction du sens formulé jusque dans le texte source, et la lecture féministe de la traductrice apporte une importante valeur ajoutée au texte.

Si Noémie Grunenwald préfère parler d’écriture dégenrée, démasculinisée ou féminisée plutôt que d’écriture inclusive, elle n’en utilise pas moins toute la palette des outils existants, de l’énumération (les lectrices et lecteurs), à l’accord de proximité en passant par le point médian, les néologismes, et j’en passe.

Ce qui est particulièrement intéressant dans sa démarche est la notion d’expérimentation. Là où à titre personnel je suis convaincue qu’une des clés pour diffuser plus largement le langage inclusif et ancrer sa pratique chez les individus et dans les organisations (comme les entreprises) est d’unifier certaines de ses pratiques, Noémie Grunenwald alterne volontiers entre plusieurs techniques.

La vérité, c’est que je m’amuse. Je tente des choses, au risque souvent de me planter et de faire des choix plus ou moins cohérents ou contradictoires. Je trouve l’expérimentation plus intéressante que la normalisation, et j’ai peur qu’une mise en règle précipitée nuise à l’incroyable créativité des mouvements de libération en général – féministes et lesbiens en particulier.

Lire Sur les bouts de la langue a aussi beaucoup résonner par rapport à une autre expression que j’affectionne : le langage précis qui pour moi est le corollaire du langage inclusif et que je défends à parts égales dans mon manifeste.
Le langage inclusif a pour objectif de faire en sorte que chaque individu soit représenté et visible dans la langue, indépendamment de son genre.
La langage précis, c’est s’assurer que les mots que l’on emploie disent vraiment ce que l’on veut dire, c’est-à-dire signifient ce qu’on a l’intention qu’ils signifient.
Évidemment, chaque mot employé est interprêté par la personne qui nous lit ou nous écoute et nous n’avons que très peu de contrôle sur cette interprétation ; en revanche, on a la possibilité, et je dirais même la responsabilité, en tant que locuteur ou locutrice (en tant que personne qui parle ou qui écrit) de choisir des mots dont on est soi-même sûr·e de bien comprendre la signification ou la charge symbolique.
Quand je dis que je n’emploie pas le mot hystérique ou très peu les mots féminin ou normal, c’est parce que je ne veux pas offrir aux personnes qui m’écoutent ou me lisent la possibilité d’y voir un sens que je ne veux pas y mettre. C’est cela pour moi le processus de déconstruction appliqué au langage.
Et c’est, je pense, ce dont parle Noémie Grunenwald quand elle traduit de manière à ce que le texte « dise vraiment ce qu’on veut exprimer ».

Je ne crois pas que dans sa traduction française Femmes invisibles dise vraiment ce que l’autrice veut exprimer. Et c’est très dommage car la traduction, surtout de textes engagés comme celui de Caroline Criado Perez, est une responsabilité. Alors vivement une nouvelle traduction plus respectueuse de l’œuvre originale (et aussi où les nombreuses études citées sont correctement référencées au fil du texte pour qu’on puisse les retrouver facilement dans la longue bibliographie).
Et à vous qui lisez en anglais, pour votre plaisir ou votre travail, et qui peut-être traduisez dans vos entreprises des textes, mêmes commerciaux, gardez en tête l’exemple cité plus haut des « thinkers » et demandez-vous, la prochaine fois que vous serez confronté·e à un consumer, user ou autre painter, quelle stratégie vous aurez envie d’utiliser : le masculin générique qui invisibilise les femmes (les consommateurs), un mot englobant qui neutralise les genres (les gens qui consomment) ou l’énumération qui rend visibles les femmes (les consommatrices et les consommateurs, dans l’ordre de mention que vous préférez) ?
Bien penser à cette traduction, c’est votre pouvoir autant que votre responsabilité, comme dirait Spiderman.

1 L’androlecte ou le langage de l’homme, que Michèle Causse définit comme l’expression d’une conscience-expérience sexuée au masculin, imposée aux deux sexes et fondée sur l’assimilation/exclusion d’un sujet sexué au féminin.

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Pourquoi dire et ne pas dire

Pourquoi je dis : autrice, entrepreneuse et mairesse

Une des règles les plus simples du langage inclusif est d’employer le féminin des noms de métiers quand on parle de personnes qui s’identifient comme des femmes.
On dit donc très simplement la directrice, l’institutrice, la boulangère, l’avocate… Pourtant pour certains métiers, notamment ceux perçus comme étant les plus prestigieux, le féminin des mots continue à avoir plus de mal à s’imposer. C’est par exemple le cas des mots « autrice », « entrepreneuse » ou « mairesse ».
Alors que je lisais récemment un livre appartenant à mon fils de 8 ans, j’ai de nouveau été frappée par la fréquence à laquelle on nomme mal certains métiers quand ils sont exercés par des femmes.

Un livre jeunesse publié par Bayard, « Les dragons de Nalsara »
où on dit de Marie-Hélène Delval qu’elle en est « l’auteur » (alors qu’elle est bien aussi décrite comme « traductrice »)

Si je comprends qu’employer un langage inclusif 100% du temps à l’écrit comme à l’oral puisse paraître difficile et contraignant à certaines personnes car cela requiert de transformer profondément des habitudes ancrées depuis l’enfance, il est plus difficile pour moi de faire preuve de bienveillance envers les entreprises des métiers de l’écrit et de la parole (comme les maisons d’édition, la presse et les médias de manière générale) sur une règle qui ne devrait pas poser de problème particulier : dire les métiers au féminin.

La querelle de la féminisation des noms de métiers

Il est important de faire un petit retour historique sur l’apparition (et la disparition) de certains noms de métier au féminin.
Comme l’explique Eliane Viennot dans Non le masculin ne l’emporte pas sur le féminin, en langue française, on a toujours disposé de mots au féminin et au masculin pour parler de quasiment tous les métiers. Il est par exemple important de déconstruire cette idée qu’au Moyen-Âge, les femmes n’avaient aucun pouvoir car elle avaient en réalité accès à de nombreux métiers qu’on a dit plus tard « réservés aux hommes ».

Sophie Cassagnes-Brouquet décrit dans ses ouvrages la vie des femmes à cette époque avec beaucoup plus de nuances que les idées communément admises et on y on découvre qu’on les appelait déjà abbesse, mairesse, chevaleresse ou encore autrice, philosophesse, poétesse…

C’est à partir du 17e siècle avec la vague de masculinisation du français que ces mots ont commencé à perdre du terrain notamment avec un évènement marquant, la suppression du mot « autrice » (entre autres mots féminins décrivant des fonctions de prestige) du premier Dictionnaire de l’Académie Française. Les siècles qui ont suivi ont contribué à renforcer la volonté d’invisibiliser les femmes exerçant ces métiers en supprimant les mots pour les décrire correctement, et en introduisant l’idée de la « femme de », encore longtemps inscrite dans les dictionnaires les plus communs : une boulangère est une femme de boulanger comme une ambassadrice une femme d’ambassadeur. Il est aujourd’hui désuet d’employer ces féminins dans ce sens, mais cette vision des « femmes de » continue à habiter l’esprit notamment des générations les plus âgées.

Dans les années 1980 en France a eu lieu la querelle de la féminisation des noms de métiers, insufflée par l’arrivée de femmes à des hautes fonctions gouvernementales. Un bras de fer s’est installé en France pour savoir si l’Académie allait autoriser qu’on dise Madame La Ministre ou La présidente.

A ce sujet, je recommande le livre de Bernard Cerquiglini (malheureusement pas un adepte du langage inclusif de manière général), La Ministre est enceinte, qui revient sur ces années de querelle de féminisation des noms de métiers. C’est tristement drôle et instructif.

Pour faire court, après des années de discussions politiques et de circulaires ministérielles, l’Académie Française à fini par se plier à l’usage qui avait évidemment fini par pencher pour la version la plus évidente et la plus censée : dire La Ministre quand on parle d’une femme.

Les faux féminins, les faux amis de la féminisation des mots

Mais pour certains mots, la féminisation prend des chemins de traverse : c’est par exemple le cas de (certains) mots qui finissent en -teur ou en -eur.
Au Québec, qui a dès les années 1970 entrepris de (re)féminiser les noms de métiers, la stratégie adoptée à été celle d’ajouter un « e » au mot masculin, comme dans « auteure », « entrepreneure » ou « professeure ». Si la démarche était louable et a permis d’accélérer grandement l’adoption de mots féminins, elle présente deux inconvénients :

1. elle est en opposition avec les règles habituelles de la langue française et contribue à rendre plus complexe encore la compréhension et l’adoption d’un langage inclusif unifié. Demandez à un enfant de 3 ans de vous donner le féminin de « professeur », il ou elle vous dira certainement « professeuse », car la règle qu’un mot en -eur se féminise en -euse est souvent déjà assimilée à cet âge. Idem pour les mots en -teur qui se terminent en -trice au féminin, comme agricultrice… ou autrice.

2. le « e » ajouté ici pour féminiser les mots est ce qu’on appelle un « e » muet, qui ne se prononce pas et donc ne s’entend pas. Or on ne veut pas que les femmes soient muettes mais audibles. En effet, dans un contexte où il est essentiel de rendre visible la présence des femmes dans tous les métiers, et surtout ceux où elles sont sous-représentées, il est aussi important de rendre cette présence audible. Si à l’écrit, vous lisez le « e » d’entrepreneure, à l’oral, vous ne l’entendrez pas. Et il faut entendre que des femmes sont autrices ou entrepreneuses car les mots ont un impact sur notre représentation du monde.

L’usage est en train d’ancrer « autrice » et « entrepreneuse »

Vous l’aurez compris, je dis autrice, entrepreneuse ou mairesse car ce sont les formes les plus évidentes du point de vue des conventions régulières de la langue française, des formes (au moins pour autrice ou mairesse) qui sont attestées depuis des siècles, et des formes qui rendent présentes, visibles, audibles les femmes qui exercent ces fonctions.
Mais la dernière raison, et certainement la plus encourageante qui me conforte dans l’idée que ce sont les bons mots, est tout simplement leur adoption de plus en plus large par les gens.
Quand on écoute des linguistes, on comprend vite que les règles de grammaire et d’orthographe sont des conventions qui évoluent avec le temps et que les institutions créatrices de normes (comme l’Académie, les dictionnaires, les livres de grammaire) ne les définissent pas toujours avec l’accessibilité et la simplicité en tête. Mais on comprend surtout que ce qui fait la langue, c’est l’usage, c’est-à-dire comment les locuteurs et les locutrices s’emparent de cette langue et la font évoluer.

Un des indices de l’usage peut être trouvé dans les recherches faites sur Internet, notamment sur le moteur de recherche Google. On peut suivre cet usage grâce à l’outil Google Trends qui permet de suivre l’évolution de l’intérêt pour un mot ou un thème dans le temps.
Et quand on compare les recherches faites autour d’auteure vs autrice ou entrepreneure vs entrepreneuse, on voit clairement que l’usage est en train de basculer (voire a basculé) du côté des féminins « autrice » et « entrepreneuse ».

Si on regarde la tendance depuis 2004, le mot « auteure » qui dominait les recherches est clairement en train de se faire rattraper par « autrice », avec une croissance forte de l’intérêt pour ce mot depuis 2017, année qui a marqué le début des débats (et polémiques) en France sur l’écriture inclusive.

Et sur les 12 derniers mois, on voit même que le nombre de recherches sur le mot « autrice » a dépassé celui sur le mot « auteure » (le volume moyen de requêtes comparé se voit bien dans l’histogramme « moyenne » à gauche ici), porté notamment par les interrogations des internautes qui se demandent s’il faut dire « auteure ou autrice ».

On observe exactement la même dynamique sur le mot « entrepreneuse » qui lui a largement dépassé sur les 12 derniers mois le mot « entrepreneure » en nombre de recherches, notamment grâce à la recherche « auto entrepreneuse ».

Les maux de la résistance

Je suis ravie de voir que ces mots, ces féminins qu’on entend et qui sont justes, gagnent du terrain, et qu’a minima, ils suscitent des interrogations qui témoignent d’un processus de déconstruction du masculin dit générique (dire le masculin pour signifier les deux genres grammaticaux, comme dans « les directeurs » pour dire « les directeurs et directrices »).
Néanmoins, de nombreuses personnes n’ont pas encore pris conscience de l’importance d’utiliser les mots au féminin pour parler des métiers. Et d’autres refusent bonnement et simplement de dire « autrice » ou « entrepreneuse », y compris bon nombre de femmes.
Les motifs de résistance sont en général triple : un argument esthétique (« c’est moche ») qui traduit en réalité surtout un jugement personnel lié au manque d’habitude d’entendre ou lire ces mots ; dire le mot « autrice » serait ridicule et ridiculiserait donc les femmes qui exercent cette profession.
Un argument sémantique : les mots au féminin ont souvent des connotations péjoratives ou sexuelles (comme « entraineuse » ou « maîtresse ») qu’il nous appartient collectivement de déconstruire.
Un argument plus politique est souvent mis en avant par des femmes qui ont peiné (et on les comprend) à parvenir à des positions de pouvoir ou à exercer ces fonctions habituellement occupées par des hommes : garder le mot au masculin, c’est une manière d’imposer sa légitimité dans des arènes souvent masculines.

Comme le constatent les chercheurs, il s’avère que les premières femmes ayant accédé aux métiers traditionnellement masculins ont eu davantage tendance à conserver les noms de métier masculins : directeur financier, avocat, chercheur… « Les pionnières peuvent se sentir ‘intruses’ et donc privilégier la forme masculine, explique Claudie Baudino. Il est d’autant plus facile de mettre le métier au féminin que la profession elle-même se féminise. »

Les Echos, Entrepreneuse ou entrepreneure : de l’importance du féminin

Je ne cherche pas ici à faire la critique du sexisme intériorisé des femmes (et des hommes) qui refusent d’employer les mots « autrice » ou « entrepreneuse ». Chacun·e reste libre de l’emploi de son vocabulaire.
En revanche je suis convaincue que peu de personnes ont été exposées au contexte historique, politique et même linguistique qui a fait s’imposer les mots masculins au détriment des mots féminins, mais surtout des femmes. Et je suis convaincue que peu de personnes réalisent l’impact que l’emploi de ces mots peut avoir, alors qu’il est attesté par de nombreuses études scientifiques.
Pourtant, de grandes entreprises commencent à comprendre l’importance de dire les métiers au féminin, que cela soit pour des fonctions dites prestigieuses ou non. S’appuyant sur les études de psycholinguistique qui ont montré que les femmes postulent moins à des offres d’emploi quand le métier est décrit uniquement au masculin, la SNCF est passé à l’écriture inclusive pour ses propres offres afin de recruter plus de femmes dans des métiers où elles sont sous-représentées, comme conductrice de train.

Voilà pourquoi je dis, pour tous les mots où le féminin peut se distinguer à l’oral du masculin, autrice, entrepreneuse, mairesse, directrice, professeuse, chercheuse, artisane, forgeronne…


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Pourquoi dire et ne pas dire

Pourquoi je ne dis pas : l’Homme

Parmi les conventions pour s’exprimer de manière inclusive, la plus simple est certainement celle-ci : ne pas dire « l’homme » (ou l’Homme) pour désigner l’humanité. Pourtant, l’idée largement répandue selon laquelle le mot « homme » contient le mot « femme » quand on parle par exemple de « l’homme préhistorique » ou de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ne résiste pas vraiment à un examen consciencieux du contexte historique et politique dans lequel le mot « homme » a pris ce sens englobant d’humanité.

Eliane Viennot, professeuse émérite de littérature qui a consacré plusieurs ouvrages devenus des références au sujet de la masculinisation de la langue française, vient de publier un petit opus qui fait le point sur ce sujet, avec ce titre parfaitement provocateur, En finir avec l’homme, chronique d’une imposture, paru aux Editions iXe.

La principale idée de l’ouvrage est la suivante : le mot « homme » a depuis son origine et pendant des siècles désigné les individus masculins uniquement sans ambiguïté. Mais différents évènement ont contribué à lui donner progressivement un sens englobant, en même temps que l’omniprésence du mot « homme » faisait disparaître les femmes en tant que sujets politiques, renforçant leur statut d’objet. Parler de l’homme en ce sens, c’est ne plus parler des femmes.

Des siècles sans ambiguïté : un homme n’est pas une femme

Une des raisons fréquemment mises en avant pour justifier l’emploi « d’homme » dans un sens englobant d’humanité est étymologique : l’origine du mot « homme » en français est la déclinaison hominem du mot latin homo qui lui-même signifie « individu appartenant à l’espèce humaine » (quel que soit son sexe, donc) et qui a aussi donné le pronom indéfini « on ». Le mot homme contiendrait donc en lui cette double représentation et cette définition est aujourd’hui largement admise dans les dictionnaires.

Premier étonnement pour la lectrice contemporaine que je suis : la langue française est loin d’avoir d’emblée donné au mot « homme » le sens englobant d’humanité, mais l’a bien utilisé en premier lieu pour désigner uniquement l’humain de sexe masculin. Avec la création de l’Université de Paris vers 1300 va s’ouvrir une première phase de formalisation de la langue française, et à cette époque le mot « homme » n’est pas considéré comme un équivalent du mot homo du point de vue du sens (c’est-à-dire qu’homme n’est pas synonyme d’être humain) :

« Homo signifie homme et femme, et nul mot de français n’a d’équivalent ; et pour ce, cette (…) proposition est fausse : femme est homme »

Nicole d’Oresme, vers 1360

Dans les siècles qui suivirent, cette absence totale d’ambiguïté se retrouve dans tous les ouvrages des philosophes de l’époque, de Montaigne à La Boétie, où le mot « homme » signifie bien le mâle, les femmes n’étant jamais incluses dans ce mot (et donc très peu le sujet des-dits ouvrages). On a tendance à lire avec notre vision actuelle du mot « homme » les textes des Lumières comme Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau, au titre qu’on a envie de croire inclusif. Mais Eliane Viennot démontre que là encore, le mot « homme » est en réalité bien pris dans le sens d’être humain mâle, et que c’est de l’inégalité entre les individus masculins qu’on parle, pas des autres car la place des femmes est alors déjà définie : dans l’espace domestique, pas dans l’espace politique.

La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 se situe dans cette même veine, qui exclut dans son titre comme dans son contenu les femmes, les enfants et une partie des hommes d’ailleurs. Dans cette déclaration, le masculin employé à travers le texte n’est pas un masculin générique qui représenterait tous les individus, mais bien un masculin spécifique, écrit par des hommes pour des hommes.

Malgré les protestations de certain·es partisan·es d’une égalité de droits entre les sexes (comme Olympe de Gouge ou Condorcet), ce texte et tous les textes constitutionnels ou législatifs qui vont suivre vont continuer à parler des droits et devoirs des individus masculins, et eux seulement, ne mentionnant le mot « femmes » que très rarement pour réaffirmer leur exclusion des droits et ce jusqu’en 1946.

Bible et Académie Française aux origines du glissement de sens

Eliane Viennot décrit comment les premiers traducteurs de la Bible du latin au français ont ouvert la brèche à ce glissement de sens en traduisant hominem en « homme » alors qu’il aurait du être traduit dans ce contexte par « humain » pour respecter le sens originel du texte. Si le mot homme a été choisi au lieu d’un autre, c’était plus par choix politique (inscrire l’assujettissement des femmes aux hommes dans les préceptes de la Bible) que par pertinence de sens.

C’est dans le premier Dictionnaire de l’Académie Française paru en 1694 que pour la première fois est proposée une définition du mot « homme » qui englobe aussi les femmes :

Homme : animal raisonnable. En ce sens, il comprend toute l’espèce humaine, et se dit de tous les deux sexes.

Dictionnaire de l’Académie Française, 1694

C’est dans cette même édition du Dictionnaire que sont aussi supprimés les mots désignant le féminin de certains métiers comme « autrice », « philosophesse », « peintresse », « traductrice », l’Académie invitant à utiliser le masculin de ces mots pour désigner les femmes qui (oseraient) pratiquer ces métiers. C’est un des éléments déclencheurs de ce qu’on appelle la masculinisation de la langue française.

20e siècle : résistance française à l’inclusion des femmes & majuscule

Malgré l’obtention du droit de vote pour les femmes en 1944 et la mention explicite dans la Constitution de la IVe République en 1946 de la garantie de droits égaux pour les hommes et les femmes, le 20e siècle ne sera pourtant pas celui d’un retour au sens originel du mot « homme » comme individu masculin.

D’abord, en 1948, alors que la plupart des pays du monde adoptent la traduction inclusive human rights (droits humains) dans la Déclaration universelle des droits, grâce notamment aux efforts d’Eleanor Roosevelt, la France conserve, elle, l’expression « droits de l’homme ».
La Constitution de la Ve République efface ensuite la mention ajoutée précédemment de la garantie des droits aux femmes.
Et les décennies qui vont suivre vont voir se succéder les tentatives de maintien du sens englobant du mot « homme », avec le renforcement d’une innovation apparue plus tôt dans le siècle : la majuscule. « L’homme » désignerait donc le mâle et « l’Homme » le genre humain, en référence à la manière dont les scientifiques distinguent genre et espèce, comme par exemple dans Homo erectus.
Même si elle n’est officialisée qu’en 1990 par son entrée dans le Dictionnaire de l’Académie Française, cette majuscule de prestige qui aiderait à distinguer deux sens du mot homme / Homme a rencontré en franc succès dès son inception dans les années 1930 : en 1938, le musée d’Ethnographie du Palais du Trocadéro devient « Musée de L’Homme » ; en 1959, on appelle en français « Cours de justice des droits de l’Homme » la cour européenne ailleurs appelée « des droits humains », etc.

C’est donc en faisant fi de tous les changements intervenus depuis soixante-dix ans, dans la terminologie comme dans la société et la vie politique, que les hommes au pouvoir en France ont maintenu une formule désormais à double sens.

Eliane Viennot
Dans un musée familial des bords de Loire, on explique comment l’Homme et sa majuscule ont inventé les bateaux.

Mais pourquoi c’est important ?

Comme le rappelle Pascal Gygax dans Le cerveau pense-t-il au masculin ? 40 ans d’études de psycholinguistique ont prouvé que les mots forgent nos représentations : les femmes postulent moins à des emplois dont les annonces sont rédigées au masculin et les plus jeunes filles se projettent moins dans les métiers décrits au masculin. Les femmes se sentent moins représentées et concernées par le masculin dit « générique ».
Parler d’homme (ou d’Homme pour les adeptes de la majuscule) pour désigner l’humanité contribue non seulement à ne pas représenter les femmes, à ne pas s’adresser à elles mais surtout à ne pas penser leur place dans la société.
Des alternatives existent pour remplacer ce mot en français (humain, genre humain, personne humaine) et de plus en plus d’associations ou groupes ayant le mot « homme » dans leur nom le changent pour une version plus inclusive, comme La Ligue des droits de l’Homme belge devenue La ligue des droits humains en 2018.
Mais dans encore trop de musées, de livres scolaires, d’universités, on parle de « l’homme ».

Manuel d’histoire de CE2 toujours utilisé en 2021
Et comment d’autres essaient de réparer les dégâts en déconstruisant une préhistoire sexiste

Enfin, en plus d’invisibiliser les femmes ce mot contribue à une vision du genre où les personnes non-binaires ou intersexes sont absentes.
Pourquoi ne pas faire simple, et surtout faire juste, c’est-à-dire conforme à l’évidence et la simplicité du sens mais aussi à ce qui est bon pour l’égalité de représentation de toutes et tous ?
Si comme le disent certain·es anti-féministes, on devait se concentrer d’avantage sur ce qui nous rassemble que ce qui nous différencie, alors commençons par là : nous sommes toutes et tous des êtres humains.

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Est-ce que ce monde est sérieux ?

Brooklyn Nine-Nine, la série qui fait entrer l’humour inclusif au commissariat

Cet été, j’avais emporté dans ma valise quelques kilos de livres féministes, les 5 derniers numéros de Society que je n’avais toujours pas lus et mon Kindle (on ne sait jamais). J’ai du lire 20 pages de fin juillet à début septembre. La faute à une série que j’ai bingewatchée tout l’été et qui, si elle m’a détourné de mes lectures, m’a fait un bien fou. Car elle m’a prouvé que l’humour inclusif, ça existe. Et maintenant je voudrais que tout le monde la regarde.

Brooklyn Nine-Nine (ou B99 pour les intimes) est une série comique américaine créée en 2013 par Dan Goor et Michael Schur qui compte 8 saisons (les 7 premières sont disponibles sur Netflix, la dernière vient d’être diffusée aux US, disponible sur Canal+). C’est une workplace comedy (comédie centrée sur un lieu de travail), où l’on suit les aventures de détectives de la police de New-York (NYPD), et plus particulièrement le 99e precinct à Brooklyn.

L’affiche de la dernière saison de Brooklyn Nine-Nine


Une sitcom américaine qui se passe dans un commissariat ? On aurait pu courir à la catastrophe. Pourtant Brooklyn Nine-Nine est une oeuvre de génie, surtout quand on la regarde par le prisme de la diversité et de l’inclusivité. Et c’est en plus un monument d’humour, primé dès sa première saison par un Golden Globe dans la catégorie meilleure série comique.

L’humour inclusif, marque de fabrique de Brooklyn Nine-Nine

La bande-annonce de la première saison plante les personnages principaux et montre la première force de B99, son casting à la diversité peu commune à la télévision, et qui a d’emblée positionné la série comme légitime dans le spectre des séries engagées. Je vous recommande l’article “Brooklyn Nine-Nine”: Sitcom Diversity Done Right qui montre bien comment la série aborde la question des identités de manière fine, sans tomber dans les stéréotypes, notamment avec Raymond Holt, capitaine noir ouvertement gay, Rosa Diaz et Amy Santiago, des détectives latinas qui sont tout sauf des personnages secondaires, ou Terry Jeffords, un lieutenant noir aussi musclé que compétent.

Les blagues faites à ces personnages ne s’appuient pas sur des caractéristiques qu’ils ou elles ne peuvent pas changer (comme leur origine ethnique ou leur orientation sexuelle), mais sur des traits de personnalités qui les définissent. Une série télé qui aurait voulu faire passer au chausse-pied la diversité de son casting sans avoir des personnages authentiques aurait fait de l’orientation sexuelle ou de l’origine la punchline de toutes les blagues (…). Dans B99, l’origine ethnique et l’orientation sexuelle sont juste une des facettes des personnages. L’humour vient essentiellement des traits distinctifs de leurs personnalités*.

“Brooklyn Nine-Nine”: Sitcom Diversity Done Right

Dans Brooklyn Nine-Nine, vous ne trouverez donc (quasiment) pas de blagues racistes, sexistes, homophobes, transphobes ou bien elles viendront de personnages détestés (comme le Vautour) et seront systématiquement traitées avec mépris.

Jake Peralta, un allié (presque) exemplaire

Le personnage de Jake Peralta, incarné par Andy Samberg, est une figure d’allié comme on en voit peu souvent comme je n’en ai jamais vu dans une série ou un film. C’est un homme blanc hétérosexuel dans une position de pouvoir (il est détective de police) qui aurait bien pu être le lourd de service inconscient de ses privilèges. Mais il n’en est rien.
Jake s’éduque en regardant des documentaires sur le féminisme quand il n’arrive pas à dormir ; (s’)interroge pour savoir si son tee-shirt ne serait pas raciste ; refuse d’utiliser des expressions sexistes comme « boys will be boys » (les garçons seront toujours des garçons) ou « man up » (sois un homme) ; ne se tait pas quand il entend un·e collègue faire une blague inappropriée ; laisse s’exprimer des femmes qui échanges sur les violences sexuelles en réalisant qu’il ferait mieux d’écouter plutôt que de participer.
Jake est un allié presque exemplaire dans le sens où il reste, comme chacun·e d’entre nous, en (dé)construction : on le voit poursuivre son éducation au cours des 8 saisons ou vivre des moments de réalisation notamment autour de son privilège d’homme dans les épisodes qui traitent du harcèlement. Mais sa posture d’apprentissage, son travail actif de conscientisation, et son engagement dans l’action sont, eux, exemplaires.

Quand une femme lui parle de son expérience #metoo

La virilité laisse la place aux émotions exprimées

Un commissariat de police aurait pu être le théâtre de confrontations « viriles » surfant sur le stéréotype de l’homme, et encore plus du policier, montrant des qualités de courage, de force, d’énergie, de combativité, de puissance, et j’en passe. Là non plus, il n’en est rien.
Par exemple, Charles Boyle, le meilleur ami de Jake, exprime au quotidien ses émotions (notamment en disant sans retenue « I love you » à son entourage) ; et non seulement il les exprime, mais en plus elles sont accueillies sans moquerie, notamment par Jake, qui salue plus d’une fois la capacité de Charles à « be in touch with (his) feelings » (être connecté à ses émotions). Tout le monde reconnaît que c’est un atout pour Charles, pas un défaut à corriger pour correspondre aux canons de la virilité.


L’amitié entre Charles et Jake est donc dépourvue des qualités prétendument viriles souvent dépeintes dans les amitiés hétérosexuelles, et ça sonne tout à fait juste.
Lorsque Jake sera en couple (no spoiler, je ne vous dit pas avec qui) il exprimera aussi ses émotions auprès de ses partenaires sans que cela ne devienne par ailleurs « le noeud du problème ». C’est spontané pour Jake, c’est valorisé et valorisant, et surtout efficace car cela lui permettra de vivre dans une relation stable, mature et engagée.
Le capitaine Raymond Holt, qui est très fier d’être le premier capitaine de police noir ouvertement gay de la NYPD, est très intéressant du point de vue de l’expression des émotions car il ne tombe dans aucun cliché : ni dans le personnage gay « drama queen » (expression que je déteste par ailleurs) ni dans le personnage à l’homosexualité réprimée. S’il a des difficultés à exprimer des émotions avec son visage, il le fait très bien avec des mots, et c’est un des ressorts comiques les plus puissants de la série.

La vraie vie, les vrais problèmes

Si Brooklyn Nine-Nine est une série comique, elle aborde néanmoins des vrais enjeux de société : le racisme dans la police et en dehors, l’homophobie (à travers un personnage qui fera son coming out bisexuel), les violences sexistes et sexuelles, le harcèlement, l'(in)égalité dans le couple hétérosexuel, la difficulté à concilier vie de famille et vie professionnelle.
Et elle montre aussi des relations saines et équilibrées : la tension dramatique ne vient pas toujours de là où on l’attend, on n’y montre jamais de relations toxiques entre les personnages principaux qui s’entraident plutôt et se tirent vers le haut, les couples ne sont pas systématiquement dysfonctionnels.
Ce juste équilibre entre feel good et real life en fait une série vraiment réjouissante à regarder, surtout pour les personnes engagées qui seront comme moi positivement étonnées par la justesse de ton de chaque épisode.

Gina Linetti, une autre excellente raison de regarder B99

La série Brooklyn Nine-Nine est-elle parfaite ? Non, bien sûr. Par exemple, on peut regretter la grossophobie dont font parfois preuve les personnages à l’égard du duo de policiers Hitchcock & Scully, meilleurs amis qui passent beaucoup de temps à manger, peu à enquêter. Cela s’atténue avec les saisons et Scully explicite finalement le body shaming (moqueries liées à son physique) dont il est victime.
Certaines remarques peuvent aussi être considérées comme psychophobes et l’utilisation fréquente du mot crazy (fou/folle) n’est pas toujours heureux. Mais il y a aussi des grands moments comme lorsque Jake, en plein interrogatoire d’un médecin toxicomane, rappelle en aparté que l’addiction est une maladie qui justifie notre empathie.
Enfin, peu ou pas de visibilité pour les personnes en situation de handicap ou les personnes trans (même si leurs droits sont évoqués).

Pas parfaite donc, mais tellement au-dessus du lot dans le paysage audiovisuel contemporain, Brooklyn Nine-Nine est pour moi un ovni de diversité et d’inclusion précieux qui ne me laisse qu’un seul regret : elle ne compte que 8 saisons.

* Traduction maison, voici la phrase originale : The jokes directed at these characters’ expense are not based on things they cannot change (like their race/ethnicity or sexuality), but by the personality they exhibit through their aforementioned quirks. A TV show that wanted to forcefully shoehorn diversity without having real, relatable characters like these would have had the Captain’s sexuality and race (or Amy and Rosa’s ethnicity) as the punchline for their jokes. The unchangeable essence of their character played for laughs. In Brooklyn Nine-Nine, their race and sexuality are just one of the facets that make up their character. The comedy comes mostly through the characters’ distinctive mannerisms.

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Pourquoi dire et ne pas dire

Pourquoi je ne dis (presque) pas : normal·e

Il y a quelques mots qui déclenchent en moi une alerte mentale dès que je les lis ou les entends : parmi ces mots, « féminin » (comme je l’explique dans Pourquoi je ne dis pas : leadership féminin) ou encore « normal ». Vous m’entendrez très rarement le dire et vous verrez certainement mes sourcils se froncer si vous le dites en face de moi.

Normal, quand la norme contamine l’ordinaire

La raison de mon rejet du mot « normal » est double : la première est un peu snob, je l’avoue, est consiste à penser qu’utiliser le mot « normal » est souvent un genre de faiblesse de la pensée, une façon simpliste de qualifier quelqu’un ou quelque chose, sans précision ni réflexion sur ce qu’on cherche vraiment à dire.
Exemples : « C’est une chaise tout ce qu’il y a de plus normal ! « , « Ses résultats à l’école ? Tout à fait normaux » , « C’est l’horaire normal de passage du bus à cet arrêt ».
Ici, si on voulait s’exprimer précisément, on pourrait dire une chaise ordinaire (qui n’a rien de spécial), des résultats moyens (dans la moyenne mathématique de la classe) ou un horaire habituel (qui se produit fréquemment).
Vous me direz que tous ces mots sont des synonymes de « normal » et que je me prends bien la tête.

Certes, mais la deuxième raison est plus fondamentale et tient à la définition du mot « normal » :

1. Qui est conforme à la norme, à l’état le plus fréquent, habituel; qui est dépourvu de tout caractère exceptionnel
2.  Qui est conforme à la norme, ne présente pas d’anomalie, d’altération.
3. Qui représente une norme (loi, coutume, règle sociale)

L’adj. normal, qui exprime au départ un concept quantitatif de grande fréquence est contaminé par norme: concept qualitatif de règle, de modèle : ,,la notion de «normal» est (…) fondamentalement ambiguë: elle oscille entre le concept statistique de «type moyen» et le concept normatif de «type idéal» (Julia 1964).

Dictionnaire CNRTL


Parler de contamination ici signifie que quand j’entends « normal », j’entends « normé/normatif » plus que « fréquent », et je me demande de quelle norme on me parle et qui la définit, surtout quand ce mot s’applique à des personnes, à des relations ou des comportements : « normal » renvoie alors à l’idée de norme sociale et donc en creux celle d’une injonction à la respecter.

Cette norme se traduit aussi en norme médicale (où l’anormal est alors pathologique) qui peut conduire à des comportements psychophobes (c’est-à-dire qui discriminent sur le critère de la santé mentale) ou à des dénis purs et simples de la souffrance (« Il est bien normal d’avoir mal quand on a ses règles, Madame »). Le mot neuroatypique est d’ailleurs un terme que je trouve particulièrement pertinent car il permet bien de souligner une différence (un écartement de la norme dans le sens de « comportement le plus fréquent ») de manière moins péjorative : vous préférez louer un appartement atypique ou anormal, vous ?

« Normal, pas normé », really ?

Quand j’ai vu la dernière campagne de la marque de prêt-à-porter masculin, Célio, intitulée « be normal », associée à des visuels montrant des hommes faisant leurs courses ou avec un bébé dans les bras, le scepticisme m’a gagné. Plus qu’une campagne, c’est d’ailleurs tout son positionnement de marque que revoit Célio (les gens qui font du marketing diraient une plateforme de marque) avec une idée centrale :

Faites partie de la team be normal (fièrement normal dans leur traduction française, ndlr), des hommes honnêtes avec eux-mêmes, qui vont à l’essentiel car ils sont biens dans leurs baskets, ou leur chemise, leur jean, leur caleçon… Ce qui leur plaît, tant que ça va avec leur vie, la vraie.

Celio.com

Honnêtement, je travaille dans le marketing et la communication depuis assez longtemps pour comprendre l’intention de la marque, et je n’ai aucune raison de penser qu’elle soit malhonnête. Je peux aussi apprécier la tentative de Célio de distinguer leur normalité d’une injonction :

Normaux, pas normés.
Celio est pour tous les hommes, pour tous les physiques, pour les hommes de la rue.

Cependant, je ne peux que rester mal à l’aise face à ce qui reste formulé comme une injonction à ce qui serait une nouvelle forme de normalité cool, décontractée, pas prise de tête (« be normal », c’est quand même de l’impératif). C’est un peu comme si Célio avait voulu prendre le contrepied de la tendance mode normcore apparue au début des années 2010 où l’on cherchait à se rendre « indistinguable de la norme » par un style vestimentaire sans aspérité ni singularité pour se libérer du regard des autres (« finding liberation in being nothing special« , source Wikipedia).

On a passé l’âge d’essayer de vivre la vie des autres. On a passé l’âge de chercher à ressembler à des célébrités. Surtout quand on voit le nombre de carrières qui finissent à la rubrique faits divers.

Alors on pourrait dire que Célio cherche ici justement à faire réfléchir de manière un peu provocatrice à la notion de norme, notamment toutes celles qui entourent les masculinités aujourd’hui. Et à promouvoir une « nouvelle norme » plus facile à vivre, moins oppressive. Pourquoi pas ? Je vous laisse en juger. Moi, je reste gênée par ce « normal » trop contaminé d’injonctions à respecter, par ce normal d’hommes aux corps minces, grands et valides (on voit un homme en fauteuil dans la pub vidéo mais de l’aveu même de Celio, « be normal », c’est « be un peu enveloppé », pas trop quand même).

Normal, un mot alerte, pas un mot interdit.

Ici, mon objectif est avant tout d’encourager à faire preuve d’esprit critique quand on emploie ou entend employer le mot « normal », pas du tout de dire qu’il est à bannir parce que toutes les normes seraient discutables. Même si aujourd’hui de nombreuses normes sociales se déconstruisent grâce aux luttes féministes entre autres, certaines normes sont nécessaires : par exemple, je ne vais pas monter au créneau si vous dîtes qu’il est anormal de rouler à 180 sur l’autoroute (le code la route est une norme que je respecte). Mais je reconnais aussi que ce n’est pas parce que quelque chose est inscrit dans la loi que c’est juste (souvenez-vous quand les femmes ne pouvaient pas ouvrir un compte en banque sans l’accord d’un homme, c’était normal dans le sens de légal, mais pas juste pour autant).

Si vous décidez de dire ou d’écrire « normal », interrogez-vous simplement un instant : n’y a-t-il pas un mot moins ambigu que « normal » pour décrire précisément ce que vous cherchez à dire. Par exemple ordinaire, fréquent, commun, banal, traditionnel…
Et si vous remplacez le mot « normal » par « socialement acceptable », est-ce votre phrase prend un autre sens ? Par exemple, parler d’un « couple normal » peut paraître anodin, mais diriez-vous d’un couple qu’il est « socialement acceptable » au risque de faire passer tous les autres couples pour marginaux ?

A titre personnel, je suis très à l’aise d’écrire les phrases suivantes : « Il n’est pas normal de considérer qu’un enfant de 12 ans peut donner son consentement à un rapport sexuel » ou « Il est anormal que dans un pays riche des gens dorment sur les trottoirs ». Mais je le fais en conscience et avec l’intention délibérée de porter un jugement moral sur la situation que je décris. Normal est un mot à la portée politique potentiellement très forte, à manier avec précaution et intention.

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Est-ce que ce monde est sérieux ?

Être contre l’écriture inclusive est-il réactionnaire ?

Je viens de découvrir un livre qui est apparemment un classique de la sociologie politique : Deux siècles de rhétorique réactionnaire de Albert O. Hirschman.  C’est un ouvrage paru en 1991 dans lequel l’auteur, économiste et sociologue, s’appuie sur trois moments-clés dans l’acquisition des droits civils (les droits de l’homme au 18e, que je préfère évidemment appeler les droits humains aujourd’hui), politiques (le suffrage universel au 19e qui, rappelons-le, était universel mais sans les femmes ou presque) et économiques et sociaux (l’état-providence du 20e siècle) pour démontrer comment les positions des réactionnaires, des « contre-offensives idéologiques d’une force extraordinaire », s’articulent autour de 3 types d’arguments immuables qu’il appelle la « rhétorique réactionnaire ».

Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Albert O. Hirschman


J’ai lu ce livre et j’ai été frappée par le parfait calque avec les arguments des opposant·es au langage inclusif, et surtout ce à quoi le débat public et médiatique le réduit aujourd’hui, c’est-à-dire l’écriture inclusive et encore plus spécifiquement le point médian. D’ailleurs, j’ai appris plus tard (merci Wikipédia) que « les chercheuses féministes font souvent appel à la description de la rhétorique réactionnaire proposée par Albert Hischman pour rendre compte des formes prises par des discours sexistes » et je me suis donc dis que je ne m’étais pas complètement trompée.

Les 3 types d’arguments mis en avant sont la thèse de l’effet pervers, la thèse de l’inanité, la thèse de la mise en péril (perversity, futility, jeopardy dans la version originale).


L’effet pervers ou quand l’écriture inclusive deviendrait excluante

La thèse de l’effet pervers consiste à dire que “toute action qui vise directement à améliorer un aspect quelconque de l’ordre politique, social ou économique ne sert qu’à aggraver la situation que l’on cherche à corriger”. 

Dans le cadre de l’écriture inclusive, cet argument avance par exemple que c’est en réalité une pratique excluante, car elle introduit des difficultés supplémentaires pour certaines catégories de personnes, comme les dyslexiques, les personnes en difficulté de lecture (illettrées) ou les étranger·es qui cherchent à apprendre le français. L’effet pervers de cette tentative d’inclusion est donc de compromettre l’accessibilité de la langue française.

Tribune parue dans Le Monde le 20 avril 2021

Je rappelle que cet argument est très discutable notamment car il se focalise uniquement sur le point médian dont on peut tout à fait se passer quand on écrit de manière inclusive, comme je l’expliquais déjà dans l’article Les textes écrits de manière inclusive sont-ils vraiment illisibles ? ou comme le démontrent parfaitement Eliane Viennot et Raphaël Haddad dans cette tribune du Monde.

D’autre part, cet argument est assez hypocrite : je vous recommande la lecture de Qui veut la peau du français ? de Christophe Benzitoun qui montre très bien comment la complexité du français a été historiquement renforcée par les institutions créatrices de normes (comme les livres de grammaire ou l’Académie Française) rendant son apprentissage toujours plus difficile. En gros, on n’a pas attendu le point médian pour rendre le français difficile à enseigner et apprendre, et on peut même dire que le français a sciemment été complexifié comme le rappellent avec humour Arnaud Hoedt et Jérôme Piron dans leur conférence Ted La faute de l’orthographe en citant le premier dictionnaire de l’Académie Française :

« L’orthographe servira à distinguer les gens de lettres des ignorants et des simples femmes »

Premier dictionnaire de l’Académie Française, 1694


La thèse de la perversité est aussi parfois invoquée par celles et ceux qui pointent du doigt le langage inclusif comme un instrument de division entre les hommes et les femmes (dans une perspective d’ailleurs très binaire) car “on ferait mieux de se concentrer sur ce qui nous rassemble plutôt que ce qui nous distingue”. Je ne crois pas à titre personnel que rendre visible la moitié de l’humanité dans notre langage soit un facteur de division.

L’inanité ou la bataille prétendument inutile des féministes


La thèse de l’inanité avance que “toute tentative de transformation de l’ordre social est vaine, que quoi qu’on entreprenne, ça ne changera rien”.
En gros, le langage inclusif, ça ne sert à rien, et surtout pas à changer quoi que ce soit aux inégalités entre les genres. Ou dans une de ses variations : les féministes devraient avoir mieux à faire que de nous enquiquiner avec ce délire inutile.

Ce type d’argumentation choisit d’ignorer 40 ans d’études de psycholinguistique qui ont toutes montré que les mots qu’on emploie ont un impact sur la manière dont on voit le monde, et que le masculin générique (le fait de dire les Français au masculin pour parler de toutes les personnes qui sont françaises) n’est en réalité pas interprété spontanément par notre cerveau comme mixte ou neutre. Le cerveau pense-t-il au masculin ? de Pascal Gygax, Ute Gabriel et Sandrine Zufferey revient sur un ensemble d’expériences qui vont toutes en ce sens. Et très concrètement, on a observé par exemple que les offres d’emploi rédigées au masculin attirent moins de candidatures de femmes que celles rédigées de manière inclusive (en disant le masculin et le féminin). Quand la SNCF choisit d’écrire toutes ses offres d’emploi de manière inclusive pour encourager la présence de femmes dans des métiers où elles sont sous-représentées comme conductrice de train, c’est bien la preuve que ça ne « sert pas à rien ».

Autre variation autour de la thèse de l’inanité : il y a bien des langues où le masculin et le féminin ne sont pas (si) marqués, et le sexisme n’y est pas moins fort, preuve que ça ne sert à rien. CQFD. 
Aucun·e partisan·e du langage inclusif n’a jamais prétendu que c’était l’instrument ultime, unique et définitif pour mettre fin au patriarcat qui est un système composé de multiples couches. Le langage est une de ses couches, et une couche que je dirais même fondamentale, sur laquelle nous pouvons toutes et tous agir simplement, par le choix des mots que nous employons au quotidien. Mais c’est un effort parmi d’autres : il y a une différence entre ne servir à rien, et ne pas réussir à tout. 

Le mise en péril ou le langage inclusif contre la Nation française

La thèse de la mise en péril dit que “le coût de la réforme envisagée est trop élevée, en ce sens qu’elle risque de porter atteinte à de précieux avantages ou droits précédemment acquis”.

Quand l’Académie française parle dans cette déclaration de “péril mortel” pour parler de l’écriture inclusive, on est en plein dans cette thèse au sens premier.  Extrait :

Plus que toute autre institution, l’Académie française est sensible aux évolutions et aux innovations de la langue, puisqu’elle a pour mission de les codifier. En cette occasion, c’est moins en gardienne de la norme qu’en garante de l’avenir qu’elle lance un cri d’alarme : devant cette aberration « inclusive », la langue française se trouve désormais en péril mortel, ce dont notre nation est dès aujourd’hui comptable devant les générations futures.

Quand la querelle de la féminisation des noms de métiers a éclaté en France en 1984 avec la création d’une « Commission de féminisation des noms de métier et de fonction » présidée par Benoîte Groult a été mise à jour la volonté de perpétuer un système dans lequel les fonctions et métiers prestigieux étaient toujours au masculin. Oserais-je dire que ce sont les hommes de pouvoir qui refusaient de voir s’émousser le privilège de leur métier en féminisant leur nom ? Oui. 

Quand certains éditorialistes dénoncent l’écriture inclusive comme étant un danger pour la nation, comparant le point médian aux éoliennes qui détruisent les paysages, c’est en invoquant la théorie de la langue comme ciment de la nation : tout changement dans la langue devient alors une mise en péril de cette même nation. C’est oublier qu’une nation, comme une langue, c’est vivant, et que donc ça évolue.

Le bingo des arguments contre l’écriture inclusive

Avec ces 3 thèses, on a quasiment fait le tour des arguments contre le langage inclusif et vous êtes paré·es pour jouer au bingo ; il manquerait l’argument esthétique (c’est moche) qui est en réalité une question d’usage et d’habitude. Personnellement, je trouve très laid le mot logiciel, mais quand c’est le mot qui définit ce que je cherche à décrire, et bien je l’emploie, tout comme autrice est le nom d’une femme qui écrit, entrepreneuse celui d’une femme qui entreprend ou professeuse celui d’une femme qui enseigne.

Hirschman conclut son livre par une très honnête volte-face où il explique comme les progressistes aussi ont développé une manière de répondre à la rhétorique réactionnaire par une série d’arguments tout aussi systématisés :

le péril imminent , celui qui guette la société s’il n’y a pas de changement ; cette thèse vient en réponse à celle de l’effet pervers
les lois de l’Histoire ; on ne peut aller contre le Progrès ; cette thèse prétend contrer celle de l’inanité
la synergie : la nouvelle réforme et la précédente entreraient en synergie et se renforceraient naturellement (Pottier) ; cette thèse s’oppose à celle de la mise en péril des acquis sociaux

Wikipedia

Aussi, je dis et j’assume être dans le camp des progressistes et annoncer que la société s’enfoncera dans toujours plus d’inégalités au point de son péril imminent si l’on continue à employer un langage masculinisé qui ne rend pas visibles les femmes. Mais je crois aussi à la force de la pensée et de l’action féministe qui sont le sens d’une Histoire qu’on ne peut arrêter. Et qui verra bientôt s’imposer une forme de langage inclusif qui sera une synergie de certains de nos usages passés et de nouveaux usages qui conquerront le coeur, la plume et le clavier du monde entier. Rien que ça.

Alors est-il réactionnaire d’être opposé·e à l’écriture inclusive ? Pour plus de précision, il faut revenir à la définition de réaction :

Une réaction désigne la politique prônant et mettant en œuvre un retour à une situation passée réelle ou fantasmée, en révoquant une série de changements sociaux, moraux, économiques et politiques. Un partisan de la réaction est nommé « réactionnaire ». Le terme s’oppose à progressiste, ce dernier employant de façon raccourcie le mot « réac », pour désigner péjorativement toute personne identifiée comme réactionnaire qui s’oppose aux idéaux qui se veulent progressistes. Le réactionnaire se différencie également du conservateur (sic) qui souhaite la conservation des structures du modèle politique actuel.

Wikipedia

Je dirais donc qu’en fonction de son positionnement politique, une personne qui s’oppose au langage inclusif peut être réactionnaire (et veut revenir au passé) ou conservatrice (et veut rester au présent). Elle n’est en tout cas, à mon sens, jamais progressiste.
Et si je voulais corser même un peu la chose je dirais que moi, qui prône à la suite d’Eliane Viennot une démasculinisation du français, je souhaite en réalité en retour à une norme passée, celle où on disait autrice, poétesse, peintresse et où le « masculin ne l’emportait pas sur le féminin » (en tout cas dans la langue) : et si c’était moi, la vraie réac ?

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Pourquoi dire et ne pas dire

Pourquoi je ne dis pas : un·e collègue transsexuel·le

Quand j’ai commencé à penser à cet article, je me suis dit que ça allait être un sujet complexe parce que j’avais le sentiment qu’il y avait tellement à dire sur la manière de parler des transidentités qu’un article n’y suffirait pas.
Mon premier engagement militant a pourtant été au sein d’une association étudiante LGBT (à l’époque, on ne mentionnait pas les QIA+), je connais personnellement des personnes trans, je me considère comme étant plutôt éduquée sur le sujet.

Je pense que cette semi-paralysie face au vocabulaire des transidentités était représentatif de ce que peuvent ressentir de nombreuses personnes cisgenres, c’est-à-dire dont le genre assigné à la naissance correspond au genre vécu, ou en termes encore plus simples qui vivent en harmonie avec le genre qui a été proclamé lors de leur naissance : cela paraît tellement éloigné de notre réalité que c’est forcément difficile à comprendre et qu’on ne sait pas comment en parler.

Alors qu’en fait, ça peut être simple si on sait par où commencer.

Etape 1 : écouter, lire et regarder les concerné·es·x*

En tant que personne cisgenre, l’expérience d’une personne trans m’est totalement étrangère si je ne fais pas l’effort de comprendre. Ne pas faire cet effort conduit à perpétuer le sentiment de différence et d’éloignement. Alors pour comprendre, j’ai écouté, lu, regardé et voici 3 références grâces auxquelles je me suis éduquée.

1. Comprendre la transition

Océan est un comédien et humoriste trans qui a documenté la première année de sa transition pour France TV Slash dans une série de 10 vidéos d’une dizaine de minutes (disponible en intégralité sur YouTube).

Je recommande cette série courte et rythmée, dont chaque épisode aborde un thème (le coming out trans, les démarches de changement d’état civil, l’impact sur la carrière…) et montre avec franchise et transparence, presque sans commentaire, les difficultés mais aussi les joies, les réactions d’incompréhension mais aussi d’amour.

2. Comprendre les oppressions

Lexie, connue sur les réseaux sociaux comme Agressively trans, est une militante trans qui partage sur Instagram une multitude de contenus pour s’éduquer au sujet des transidentités. Elle a publié cette année Une histoire de genres : Guide pour comprendre et défendre les transidentités dont je recommande la lecture à chaque allié·e.

Ce livre est vraiment un trésor pour celles et ceux qui souhaitent, comme son titre l’indique, comprendre et défendre les transidentités. Lexie décrit de manière très accessible et bienveillante mais aussi avec précision les différentes dimensions des transidentités : le poids du contexte culturel occidental dans la marginalisation des personnes trans, le cadre légal qui leur est imposé, les nuances dans les différentes manière de vivre une transition (médicale ou non), et surtout elle prodigue des conseils pour agir en allié·e.

3. Comprendre les nuances

Natalie Wynn aka Contrapoints est une créatrice YouTube trans qui se définit comme « ex-philosopher » et qui produit des vidéos longues qui sont de véritables bijoux (en anglais) : dans une mise en scène léchée à l’esprit baroque, elle décortique des sujets comme les masculinités ou la cancel culture. Elle est pédagogique, drôle et parvient à un équilibre parfait entre nuance, précision et radicalité.
Elle a consacré plusieurs vidéos à décrypter les différentes conceptions du genre (ou de négation du concept de genre) qui agitent les conversations autour des transidentités. Parmi ces vidéos : « Transtrenders » (où elle démonte les arguments de celles et ceux qui parle des transidentités comme d’un effet de mode), Pronouns (sur la question de l’usage du bon pronom he/she/they pour les personnes trans), Gender Critical ou JK Rowling (où elle décrypte les arguments de certaines féministes – appelées TERF pour trans exclusionary radical feminists – qui souhaitent exclure les femmes trans de leurs luttes car elles ne seraient pas des femmes).


Etape 2 : retenir quelques mots de vocabulaire

Le deuxième chapitre du livre de Lexie s’intitule Avoir les bons mots : l’importance du vocabulaire. Lexie y rappelle que les mots peuvent être une arme de bienveillance comme de violence massive. Elle explique la raison pour laquelle le terme transsexuel est à bannir :

Le terme transsexuel, pourtant relativement familier, est à prohiber pour plusieurs raisons (…) En raison de l’association du terme à une maladie mentale, la communauté trans en France rejette aujourd’hui très largement ce sens. Une autre raison est l’ensemble des stigmates, préjugés et stéréotypes accolés aux personnes transgenres par ce mot, telle une hypersexualité supposée, la fétichisation, l’instabilité psychologique, etc. Enfin le terme manque de pertinence puisque sur le plan strictement médical, il définit une personne ayant effectué une opération génitale. De nombreuses personnes transgenres ne le font pas et ne souhaitent pas le faire.

Lexie, Une histoire de genres

Lexie liste dans ce chapitre d’autres mots à ne pas utiliser comme travesti, travelo ou hermaphrodite. Elle explique aussi certains termes propres aux transidentités et mentionne la question cruciale des pronoms. Comme évoqué dans l’article Faut-il inventer de nouveaux mots pour être vraiment inclusif, les pronoms personnels il et elle ne suffisent pas à définir les personnes non-binaires et des alternatives existent qu’un·e allié·e se doit de respecter.

Ce post Instagram de Lexie, Petit lexique de base, est la meilleure source pour celles et ceux qui ont envie de s’exprimer de la manière la plus précise et inclusive possible.


Si transgenre est donc sans conteste à substituer à transsexuel, une 3e voie encore plus simple est de simplement dire trans.
C’est par exemple le choix d’Emmanuel Beaubatie, sociologue et auteur de Transfuges de sexe :

Le mot « transsexuel », utilisé par les médecins dans les années 50, désigne les individus qui ont recours à des modifications corporelles. A l’inverse, celui de « transgenre » a été introduit par les personnes trans dans les année 70 pour se distinguer de celles et ceux qui avaient recours à la médicalisation. Donc pour éviter toute confusion et connotation, j’utilise le terme trans, ce qui me permet d’inclure un maximum de parcours différents dans ma recherche. Il faut bien comprendre que toutes les personnes trans ne s’identifient pas comme homme ou femme et qu’elles n’ont pas toutes recours à des modifications corporelles et à un changement d’état civil

Interview de l’auteur dans Society du 20 mai 2021.

Etape 3 : en parler (ou pas) au travail

Dans le cadre du mois des fiertés, j’ai suivi dans mon entreprise une session d’échange intitulée « How to start an LGBTQ+ conversation ? » (comment entamer une discussion LGBTQ+ ?). On y a parlé de la nécessité de se voir prêt·e à être « clumsy with good intent », c’est-à-dire maladroit·e avec une bonne intention.

Aujourd’hui, je retiens 3 attitudes pour parler des transidentités au travail :
– d’abord, ai-je vraiment besoin d’en parler ? Savoir si la collègue assise en face de moi est une femme trans ou pas, est-ce que cela fait une différence ? Non, ça ne devrait pas.
– si j’ai besoin d’en parler, par exemple pour savoir comment m’adresser à cette personne dont le prénom est neutre, je peux commencer par lui annoncer quel pronom (il/elle ou un néopronom) je souhaite qu’on utilise pour moi avant de lui poser la question simplement, sans circonvolution. Je suis prête à ce que cela crée un moment de gêne, par exemple si cette personne n’est pas trans, mais je peux aussi l’utiliser pour entamer une discussion sur le genre, et mettre en avant le fait que le pronom ne devrait être évident ni pour les personnes trans ni pour les personnes cis, ce qui contribuera à long terme à banaliser cette question.
– je garde ma curiosité pour moi : je n’ai pas à poser de question sur la transition ou tout autre détail intime de la vie d’un·e collègue. Si cette personne devient un·e ami·e, je saurai reconnaître les contextes propices à en parler, mais ça n’est certainement pas la cantine ou une salle de réunion.

Faire l’effort de comprendre, dire simplement trans, et être prêt·e à faire des erreurs et à les corriger, c’est pour moi la plus simple manière d’être allié·e des personnes trans, au travail et dans la vie de tous les jours


* dans cet article, j’utilise la lettre x pour représenter les personnes non-binaires ; j’ai expliqué ici pourquoi je n’utilise généralement pas ce x, mais il me semblait que dans le contexte d’un article qui parle de transidentités, il était indispensable de bien représenter la diversité sur le spectre du genre, c’est-à-dire d’inclure les personnes non-binaires.

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Le langage inclusif pour les nul·les

Dire le féminin ou le masculin en premier ? Comprendre l’ordre de mention [vidéo]

Une des 3 conventions pour parler un langage inclusif est, lorsque l’on parle d’un groupe de personnes mixte en genres, de ne pas employer le masculin générique, comme quand on dit « les collaborateurs » pour parler des hommes et des femmes qui travaillent dans une entreprise.

On peut le faire par l’utilisation de termes épicènes (l’équipe, le corps enseignant) qui englobe toutes les personnes sans marquer le genre ; par l’usage raisonné du point médian (étudiant·es) sur lequel nous reviendrons : par la technique d’énumération aussi appelée double flexion (« Françaises, Français ! »).

Dans ce dernier cas, une question se pose : dans quel ordre dire le masculin et le féminin ? C’est c’est ordre qu’on appelle ordre de mention.

Explication en vidéo et en 2 minutes :

1. L’ordre alphabétique, la version sans connotation

C’est l’option recommandée par exemple par la professeuse émérite de littérature et autrice de « Non le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! » Eliane Viennot.
Sans connotation, il permet d’éviter les accusations de goujaterie ou de galanterie. Dans la réalité et vu la manière dont on forme les mots masculins et féminins en français, on dira souvent, si on opte pour cette option, le masculin en premier, comme dans « les collaborateurs et les collaboratrices », « les sportifs et les sportives », « l’étudiant et l’étudiante » (mais « les étudiantes et les étudiants »).

2. Le féminin en premier, la version politique

C’est l’option défendu par Pascal Gygax, psycholinguiste et co-auteur de « Le cerveau pense-t-il au masculin ? ».
Pour lui, l’ordre de mention a une signification symbolique et on aura toujours tendance à dire en premier le nom ou la fonction de la personne qui est la plus importante. Cette première place de mention est aussi une première place d’importance. Aussi, il recommande de systématiquement mettre le féminin en premier, comme un juste rééquilibrage après des siècles de patriarcat qui ont relégué les femmes au second rang.

3. Bonus : la spontanéité

A titre personnel, je préfère l’option 2 mais je reconnais que je ne suis pas une machine, et notamment à l’oral, prise dans le flux d’une conversation ou le stress d’une présentation, je ne prends pas toujours le temps d’y réfléchir. Dire le masculin et le féminin, peu importe l’ordre, est déjà un progrès par rapport au masculin générique. Soyons bienveillants avec nous-mêmes et faisons de notre mieux pour respecter déjà cette convention. La parfaite maîtrise de l’ordre de mention est un super bonus, mais pas un indispensable.