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Pourquoi dire et ne pas dire

Pourquoi je ne dis pas : l’Homme

Parmi les conventions pour s’exprimer de manière inclusive, la plus simple est certainement celle-ci : ne pas dire “l’homme” (ou l’Homme) pour désigner l’humanité. Pourtant, l’idée largement répandue selon laquelle le mot “homme” contient le mot “femme” quand on parle par exemple de “l’homme préhistorique” ou de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ne résiste pas vraiment à un examen consciencieux du contexte historique et politique dans lequel le mot “homme” a pris ce sens englobant d’humanité.

Eliane Viennot, professeuse émérite de littérature qui a consacré plusieurs ouvrages devenus des références au sujet de la masculinisation de la langue française, vient de publier un petit opus qui fait le point sur ce sujet, avec ce titre parfaitement provocateur, En finir avec l’homme, chronique d’une imposture, paru aux Editions iXe.

La principale idée de l’ouvrage est la suivante : le mot “homme” a depuis son origine et pendant des siècles désigné les individus masculins uniquement sans ambiguïté. Mais différents évènement ont contribué à lui donner progressivement un sens englobant, en même temps que l’omniprésence du mot “homme” faisait disparaître les femmes en tant que sujets politiques, renforçant leur statut d’objet. Parler de l’homme en ce sens, c’est ne plus parler des femmes.

Des siècles sans ambiguïté : un homme n’est pas une femme

Une des raisons fréquemment mises en avant pour justifier l’emploi “d’homme” dans un sens englobant d’humanité est étymologique : l’origine du mot “homme” en français est la déclinaison hominem du mot latin homo qui lui-même signifie “individu appartenant à l’espèce humaine” (quel que soit son sexe, donc) et qui a aussi donné le pronom indéfini “on”. Le mot homme contiendrait donc en lui cette double représentation et cette définition est aujourd’hui largement admise dans les dictionnaires.

Premier étonnement pour la lectrice contemporaine que je suis : la langue française est loin d’avoir d’emblée donné au mot “homme” le sens englobant d’humanité, mais l’a bien utilisé en premier lieu pour désigner uniquement l’humain de sexe masculin. Avec la création de l’Université de Paris vers 1300 va s’ouvrir une première phase de formalisation de la langue française, et à cette époque le mot “homme” n’est pas considéré comme un équivalent du mot homo du point de vue du sens (c’est-à-dire qu’homme n’est pas synonyme d’être humain) :

Homo signifie homme et femme, et nul mot de français n’a d’équivalent ; et pour ce, cette (…) proposition est fausse : femme est homme”

Nicole d’Oresme, vers 1360

Dans les siècles qui suivirent, cette absence totale d’ambiguïté se retrouve dans tous les ouvrages des philosophes de l’époque, de Montaigne à La Boétie, où le mot “homme” signifie bien le mâle, les femmes n’étant jamais incluses dans ce mot (et donc très peu le sujet des-dits ouvrages). On a tendance à lire avec notre vision actuelle du mot “homme” les textes des Lumières comme Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau, au titre qu’on a envie de croire inclusif. Mais Eliane Viennot démontre que là encore, le mot “homme” est en réalité bien pris dans le sens d’être humain mâle, et que c’est de l’inégalité entre les individus masculins qu’on parle, pas des autres car la place des femmes est alors déjà définie : dans l’espace domestique, pas dans l’espace politique.

La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 se situe dans cette même veine, qui exclut dans son titre comme dans son contenu les femmes, les enfants et une partie des hommes d’ailleurs. Dans cette déclaration, le masculin employé à travers le texte n’est pas un masculin générique qui représenterait tous les individus, mais bien un masculin spécifique, écrit par des hommes pour des hommes.

Malgré les protestations de certain·es partisan·es d’une égalité de droits entre les sexes (comme Olympe de Gouge ou Condorcet), ce texte et tous les textes constitutionnels ou législatifs qui vont suivre vont continuer à parler des droits et devoirs des individus masculins, et eux seulement, ne mentionnant le mot “femmes” que très rarement pour réaffirmer leur exclusion des droits et ce jusqu’en 1946.

Bible et Académie Française aux origines du glissement de sens

Eliane Viennot décrit comment les premiers traducteurs de la Bible du latin au français ont ouvert la brèche à ce glissement de sens en traduisant hominem en “homme” alors qu’il aurait du être traduit dans ce contexte par “humain” pour respecter le sens originel du texte. Si le mot homme a été choisi au lieu d’un autre, c’était plus par choix politique (inscrire l’assujettissement des femmes aux hommes dans les préceptes de la Bible) que par pertinence de sens.

C’est dans le premier Dictionnaire de l’Académie Française paru en 1694 que pour la première fois est proposée une définition du mot “homme” qui englobe aussi les femmes :

Homme : animal raisonnable. En ce sens, il comprend toute l’espèce humaine, et se dit de tous les deux sexes.

Dictionnaire de l’Académie Française, 1694

C’est dans cette même édition du Dictionnaire que sont aussi supprimés les mots désignant le féminin de certains métiers comme “autrice”, “philosophesse”, “peintresse”, “traductrice”, l’Académie invitant à utiliser le masculin de ces mots pour désigner les femmes qui (oseraient) pratiquer ces métiers. C’est un des éléments déclencheurs de ce qu’on appelle la masculinisation de la langue française.

20e siècle : résistance française à l’inclusion des femmes & majuscule

Malgré l’obtention du droit de vote pour les femmes en 1944 et la mention explicite dans la Constitution de la IVe République en 1946 de la garantie de droits égaux pour les hommes et les femmes, le 20e siècle ne sera pourtant pas celui d’un retour au sens originel du mot “homme” comme individu masculin.

D’abord, en 1948, alors que la plupart des pays du monde adoptent la traduction inclusive human rights (droits humains) dans la Déclaration universelle des droits, grâce notamment aux efforts d’Eleanor Roosevelt, la France conserve, elle, l’expression “droits de l’homme”.
La Constitution de la Ve République efface ensuite la mention ajoutée précédemment de la garantie des droits aux femmes.
Et les décennies qui vont suivre vont voir se succéder les tentatives de maintien du sens englobant du mot “homme”, avec le renforcement d’une innovation apparue plus tôt dans le siècle : la majuscule. “L’homme” désignerait donc le mâle et “l’Homme” le genre humain, en référence à la manière dont les scientifiques distinguent genre et espèce, comme par exemple dans Homo erectus.
Même si elle n’est officialisée qu’en 1990 par son entrée dans le Dictionnaire de l’Académie Française, cette majuscule de prestige qui aiderait à distinguer deux sens du mot homme / Homme a rencontré en franc succès dès son inception dans les années 1930 : en 1938, le musée d’Ethnographie du Palais du Trocadéro devient “Musée de L’Homme” ; en 1959, on appelle en français “Cours de justice des droits de l’Homme” la cour européenne ailleurs appelée “des droits humains”, etc.

C’est donc en faisant fi de tous les changements intervenus depuis soixante-dix ans, dans la terminologie comme dans la société et la vie politique, que les hommes au pouvoir en France ont maintenu une formule désormais à double sens.

Eliane Viennot
Dans un musée familial des bords de Loire, on explique comment l’Homme et sa majuscule ont inventé les bateaux.

Mais pourquoi c’est important ?

Comme le rappelle Pascal Gygax dans Le cerveau pense-t-il au masculin ? 40 ans d’études de psycholinguistique ont prouvé que les mots forgent nos représentations : les femmes postulent moins à des emplois dont les annonces sont rédigées au masculin et les plus jeunes filles se projettent moins dans les métiers décrits au masculin. Les femmes se sentent moins représentées et concernées par le masculin dit “générique”.
Parler d’homme (ou d’Homme pour les adeptes de la majuscule) pour désigner l’humanité contribue non seulement à ne pas représenter les femmes, à ne pas s’adresser à elles mais surtout à ne pas penser leur place dans la société.
Des alternatives existent pour remplacer ce mot en français (humain, genre humain, personne humaine) et de plus en plus d’associations ou groupes ayant le mot “homme” dans leur nom le changent pour une version plus inclusive, comme La Ligue des droits de l’Homme belge devenue La ligue des droits humains en 2018.
Mais dans encore trop de musées, de livres scolaires, d’universités, on parle de “l’homme”.

Manuel d’histoire de CE2 toujours utilisé en 2021
Et comment d’autres essaient de réparer les dégâts en déconstruisant une préhistoire sexiste

Enfin, en plus d’invisibiliser les femmes ce mot contribue à une vision du genre où les personnes non-binaires ou intersexes sont absentes.
Pourquoi ne pas faire simple, et surtout faire juste, c’est-à-dire conforme à l’évidence et la simplicité du sens mais aussi à ce qui est bon pour l’égalité de représentation de toutes et tous ?
Si comme le disent certain·es anti-féministes, on devait se concentrer d’avantage sur ce qui nous rassemble que ce qui nous différencie, alors commençons par là : nous sommes toutes et tous des êtres humains.

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Est-ce que ce monde est sérieux ?

Brooklyn Nine-Nine, la série qui fait entrer l’humour inclusif au commissariat

Cet été, j’avais emporté dans ma valise quelques kilos de livres féministes, les 5 derniers numéros de Society que je n’avais toujours pas lus et mon Kindle (on ne sait jamais). J’ai du lire 20 pages de fin juillet à début septembre. La faute à une série que j’ai bingewatchée tout l’été et qui, si elle m’a détourné de mes lectures, m’a fait un bien fou. Car elle m’a prouvé que l’humour inclusif, ça existe. Et maintenant je voudrais que tout le monde la regarde.

Brooklyn Nine-Nine (ou B99 pour les intimes) est une série comique américaine créée en 2013 par Dan Goor et Michael Schur qui compte 8 saisons (les 7 premières sont disponibles sur Netflix, la dernière vient d’être diffusée aux US, disponible sur Canal+). C’est une workplace comedy (comédie centrée sur un lieu de travail), où l’on suit les aventures de détectives de la police de New-York (NYPD), et plus particulièrement le 99e precinct à Brooklyn.

L’affiche de la dernière saison de Brooklyn Nine-Nine


Une sitcom américaine qui se passe dans un commissariat ? On aurait pu courir à la catastrophe. Pourtant Brooklyn Nine-Nine est une oeuvre de génie, surtout quand on la regarde par le prisme de la diversité et de l’inclusivité. Et c’est en plus un monument d’humour, primé dès sa première saison par un Golden Globe dans la catégorie meilleure série comique.

L’humour inclusif, marque de fabrique de Brooklyn Nine-Nine

La bande-annonce de la première saison plante les personnages principaux et montre la première force de B99, son casting à la diversité peu commune à la télévision, et qui a d’emblée positionné la série comme légitime dans le spectre des séries engagées. Je vous recommande l’article “Brooklyn Nine-Nine”: Sitcom Diversity Done Right qui montre bien comment la série aborde la question des identités de manière fine, sans tomber dans les stéréotypes, notamment avec Raymond Holt, capitaine noir ouvertement gay, Rosa Diaz et Amy Santiago, des détectives latinas qui sont tout sauf des personnages secondaires, ou Terry Jeffords, un lieutenant noir aussi musclé que compétent.

Les blagues faites à ces personnages ne s’appuient pas sur des caractéristiques qu’ils ou elles ne peuvent pas changer (comme leur origine ethnique ou leur orientation sexuelle), mais sur des traits de personnalités qui les définissent. Une série télé qui aurait voulu faire passer au chausse-pied la diversité de son casting sans avoir des personnages authentiques aurait fait de l’orientation sexuelle ou de l’origine la punchline de toutes les blagues (…). Dans B99, l’origine ethnique et l’orientation sexuelle sont juste une des facettes des personnages. L’humour vient essentiellement des traits distinctifs de leurs personnalités*.

“Brooklyn Nine-Nine”: Sitcom Diversity Done Right

Dans Brooklyn Nine-Nine, vous ne trouverez donc (quasiment) pas de blagues racistes, sexistes, homophobes, transphobes ou bien elles viendront de personnages détestés (comme le Vautour) et seront systématiquement traitées avec mépris.

Jake Peralta, un allié (presque) exemplaire

Le personnage de Jake Peralta, incarné par Andy Samberg, est une figure d’allié comme on en voit peu souvent comme je n’en ai jamais vu dans une série ou un film. C’est un homme blanc hétérosexuel dans une position de pouvoir (il est détective de police) qui aurait bien pu être le lourd de service inconscient de ses privilèges. Mais il n’en est rien.
Jake s’éduque en regardant des documentaires sur le féminisme quand il n’arrive pas à dormir ; (s’)interroge pour savoir si son tee-shirt ne serait pas raciste ; refuse d’utiliser des expressions sexistes comme “boys will be boys” (les garçons seront toujours des garçons) ou “man up” (sois un homme) ; ne se tait pas quand il entend un·e collègue faire une blague inappropriée ; laisse s’exprimer des femmes qui échanges sur les violences sexuelles en réalisant qu’il ferait mieux d’écouter plutôt que de participer.
Jake est un allié presque exemplaire dans le sens où il reste, comme chacun·e d’entre nous, en (dé)construction : on le voit poursuivre son éducation au cours des 8 saisons ou vivre des moments de réalisation notamment autour de son privilège d’homme dans les épisodes qui traitent du harcèlement. Mais sa posture d’apprentissage, son travail actif de conscientisation, et son engagement dans l’action sont, eux, exemplaires.

Quand une femme lui parle de son expérience #metoo

La virilité laisse la place aux émotions exprimées

Un commissariat de police aurait pu être le théâtre de confrontations “viriles” surfant sur le stéréotype de l’homme, et encore plus du policier, montrant des qualités de courage, de force, d’énergie, de combativité, de puissance, et j’en passe. Là non plus, il n’en est rien.
Par exemple, Charles Boyle, le meilleur ami de Jake, exprime au quotidien ses émotions (notamment en disant sans retenue “I love you” à son entourage) ; et non seulement il les exprime, mais en plus elles sont accueillies sans moquerie, notamment par Jake, qui salue plus d’une fois la capacité de Charles à “be in touch with (his) feelings” (être connecté à ses émotions). Tout le monde reconnaît que c’est un atout pour Charles, pas un défaut à corriger pour correspondre aux canons de la virilité.


L’amitié entre Charles et Jake est donc dépourvue des qualités prétendument viriles souvent dépeintes dans les amitiés hétérosexuelles, et ça sonne tout à fait juste.
Lorsque Jake sera en couple (no spoiler, je ne vous dit pas avec qui) il exprimera aussi ses émotions auprès de ses partenaires sans que cela ne devienne par ailleurs “le noeud du problème”. C’est spontané pour Jake, c’est valorisé et valorisant, et surtout efficace car cela lui permettra de vivre dans une relation stable, mature et engagée.
Le capitaine Raymond Holt, qui est très fier d’être le premier capitaine de police noir ouvertement gay de la NYPD, est très intéressant du point de vue de l’expression des émotions car il ne tombe dans aucun cliché : ni dans le personnage gay “drama queen” (expression que je déteste par ailleurs) ni dans le personnage à l’homosexualité réprimée. S’il a des difficultés à exprimer des émotions avec son visage, il le fait très bien avec des mots, et c’est un des ressorts comiques les plus puissants de la série.

La vraie vie, les vrais problèmes

Si Brooklyn Nine-Nine est une série comique, elle aborde néanmoins des vrais enjeux de société : le racisme dans la police et en dehors, l’homophobie (à travers un personnage qui fera son coming out bisexuel), les violences sexistes et sexuelles, le harcèlement, l'(in)égalité dans le couple hétérosexuel, la difficulté à concilier vie de famille et vie professionnelle.
Et elle montre aussi des relations saines et équilibrées : la tension dramatique ne vient pas toujours de là où on l’attend, on n’y montre jamais de relations toxiques entre les personnages principaux qui s’entraident plutôt et se tirent vers le haut, les couples ne sont pas systématiquement dysfonctionnels.
Ce juste équilibre entre feel good et real life en fait une série vraiment réjouissante à regarder, surtout pour les personnes engagées qui seront comme moi positivement étonnées par la justesse de ton de chaque épisode.

Gina Linetti, une autre excellente raison de regarder B99

La série Brooklyn Nine-Nine est-elle parfaite ? Non, bien sûr. Par exemple, on peut regretter la grossophobie dont font parfois preuve les personnages à l’égard du duo de policiers Hitchcock & Scully, meilleurs amis qui passent beaucoup de temps à manger, peu à enquêter. Cela s’atténue avec les saisons et Scully explicite finalement le body shaming (moqueries liées à son physique) dont il est victime.
Certaines remarques peuvent aussi être considérées comme psychophobes et l’utilisation fréquente du mot crazy (fou/folle) n’est pas toujours heureux. Mais il y a aussi des grands moments comme lorsque Jake, en plein interrogatoire d’un médecin toxicomane, rappelle en aparté que l’addiction est une maladie qui justifie notre empathie.
Enfin, peu ou pas de visibilité pour les personnes en situation de handicap ou les personnes trans (même si leurs droits sont évoqués).

Pas parfaite donc, mais tellement au-dessus du lot dans le paysage audiovisuel contemporain, Brooklyn Nine-Nine est pour moi un ovni de diversité et d’inclusion précieux qui ne me laisse qu’un seul regret : elle ne compte que 8 saisons.

* Traduction maison, voici la phrase originale : The jokes directed at these characters’ expense are not based on things they cannot change (like their race/ethnicity or sexuality), but by the personality they exhibit through their aforementioned quirks. A TV show that wanted to forcefully shoehorn diversity without having real, relatable characters like these would have had the Captain’s sexuality and race (or Amy and Rosa’s ethnicity) as the punchline for their jokes. The unchangeable essence of their character played for laughs. In Brooklyn Nine-Nine, their race and sexuality are just one of the facets that make up their character. The comedy comes mostly through the characters’ distinctive mannerisms.

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Pourquoi dire et ne pas dire

Pourquoi je ne dis (presque) pas : normal·e

Il y a quelques mots qui déclenchent en moi une alerte mentale dès que je les lis ou les entends : parmi ces mots, “féminin” (comme je l’explique dans Pourquoi je ne dis pas : leadership féminin) ou encore “normal”. Vous m’entendrez très rarement le dire et vous verrez certainement mes sourcils se froncer si vous le dites en face de moi.

Normal, quand la norme contamine l’ordinaire

La raison de mon rejet du mot “normal” est double : la première est un peu snob, je l’avoue, est consiste à penser qu’utiliser le mot “normal” est souvent un genre de faiblesse de la pensée, une façon simpliste de qualifier quelqu’un ou quelque chose, sans précision ni réflexion sur ce qu’on cherche vraiment à dire.
Exemples : “C’est une chaise tout ce qu’il y a de plus normal ! “, “Ses résultats à l’école ? Tout à fait normaux” , “C’est l’horaire normal de passage du bus à cet arrêt”.
Ici, si on voulait s’exprimer précisément, on pourrait dire une chaise ordinaire (qui n’a rien de spécial), des résultats moyens (dans la moyenne mathématique de la classe) ou un horaire habituel (qui se produit fréquemment).
Vous me direz que tous ces mots sont des synonymes de “normal” et que je me prends bien la tête.

Certes, mais la deuxième raison est plus fondamentale et tient à la définition du mot “normal” :

1. Qui est conforme à la norme, à l’état le plus fréquent, habituel; qui est dépourvu de tout caractère exceptionnel
2.  Qui est conforme à la norme, ne présente pas d’anomalie, d’altération.
3. Qui représente une norme (loi, coutume, règle sociale)

L’adj. normal, qui exprime au départ un concept quantitatif de grande fréquence est contaminé par norme: concept qualitatif de règle, de modèle : ,,la notion de «normal» est (…) fondamentalement ambiguë: elle oscille entre le concept statistique de «type moyen» et le concept normatif de «type idéal» (Julia 1964).

Dictionnaire CNRTL


Parler de contamination ici signifie que quand j’entends “normal”, j’entends “normé/normatif” plus que “fréquent”, et je me demande de quelle norme on me parle et qui la définit, surtout quand ce mot s’applique à des personnes, à des relations ou des comportements : “normal” renvoie alors à l’idée de norme sociale et donc en creux celle d’une injonction à la respecter.

Cette norme se traduit aussi en norme médicale (où l’anormal est alors pathologique) qui peut conduire à des comportements psychophobes (c’est-à-dire qui discriminent sur le critère de la santé mentale) ou à des dénis purs et simples de la souffrance (“Il est bien normal d’avoir mal quand on a ses règles, Madame”). Le mot neuroatypique est d’ailleurs un terme que je trouve particulièrement pertinent car il permet bien de souligner une différence (un écartement de la norme dans le sens de “comportement le plus fréquent”) de manière moins péjorative : vous préférez louer un appartement atypique ou anormal, vous ?

“Normal, pas normé”, really ?

Quand j’ai vu la dernière campagne de la marque de prêt-à-porter masculin, Célio, intitulée “be normal”, associée à des visuels montrant des hommes faisant leurs courses ou avec un bébé dans les bras, le scepticisme m’a gagné. Plus qu’une campagne, c’est d’ailleurs tout son positionnement de marque que revoit Célio (les gens qui font du marketing diraient une plateforme de marque) avec une idée centrale :

Faites partie de la team be normal (fièrement normal dans leur traduction française, ndlr), des hommes honnêtes avec eux-mêmes, qui vont à l’essentiel car ils sont biens dans leurs baskets, ou leur chemise, leur jean, leur caleçon… Ce qui leur plaît, tant que ça va avec leur vie, la vraie.

Celio.com

Honnêtement, je travaille dans le marketing et la communication depuis assez longtemps pour comprendre l’intention de la marque, et je n’ai aucune raison de penser qu’elle soit malhonnête. Je peux aussi apprécier la tentative de Célio de distinguer leur normalité d’une injonction :

Normaux, pas normés.
Celio est pour tous les hommes, pour tous les physiques, pour les hommes de la rue.

Cependant, je ne peux que rester mal à l’aise face à ce qui reste formulé comme une injonction à ce qui serait une nouvelle forme de normalité cool, décontractée, pas prise de tête (“be normal”, c’est quand même de l’impératif). C’est un peu comme si Célio avait voulu prendre le contrepied de la tendance mode normcore apparue au début des années 2010 où l’on cherchait à se rendre “indistinguable de la norme” par un style vestimentaire sans aspérité ni singularité pour se libérer du regard des autres (“finding liberation in being nothing special“, source Wikipedia).

On a passé l’âge d’essayer de vivre la vie des autres. On a passé l’âge de chercher à ressembler à des célébrités. Surtout quand on voit le nombre de carrières qui finissent à la rubrique faits divers.

Alors on pourrait dire que Célio cherche ici justement à faire réfléchir de manière un peu provocatrice à la notion de norme, notamment toutes celles qui entourent les masculinités aujourd’hui. Et à promouvoir une “nouvelle norme” plus facile à vivre, moins oppressive. Pourquoi pas ? Je vous laisse en juger. Moi, je reste gênée par ce “normal” trop contaminé d’injonctions à respecter, par ce normal d’hommes aux corps minces, grands et valides (on voit un homme en fauteuil dans la pub vidéo mais de l’aveu même de Celio, “be normal”, c’est “be un peu enveloppé”, pas trop quand même).

Normal, un mot alerte, pas un mot interdit.

Ici, mon objectif est avant tout d’encourager à faire preuve d’esprit critique quand on emploie ou entend employer le mot “normal”, pas du tout de dire qu’il est à bannir parce que toutes les normes seraient discutables. Même si aujourd’hui de nombreuses normes sociales se déconstruisent grâce aux luttes féministes entre autres, certaines normes sont nécessaires : par exemple, je ne vais pas monter au créneau si vous dîtes qu’il est anormal de rouler à 180 sur l’autoroute (le code la route est une norme que je respecte). Mais je reconnais aussi que ce n’est pas parce que quelque chose est inscrit dans la loi que c’est juste (souvenez-vous quand les femmes ne pouvaient pas ouvrir un compte en banque sans l’accord d’un homme, c’était normal dans le sens de légal, mais pas juste pour autant).

Si vous décidez de dire ou d’écrire “normal”, interrogez-vous simplement un instant : n’y a-t-il pas un mot moins ambigu que “normal” pour décrire précisément ce que vous cherchez à dire. Par exemple ordinaire, fréquent, commun, banal, traditionnel…
Et si vous remplacez le mot “normal” par “socialement acceptable”, est-ce votre phrase prend un autre sens ? Par exemple, parler d’un “couple normal” peut paraître anodin, mais diriez-vous d’un couple qu’il est “socialement acceptable” au risque de faire passer tous les autres couples pour marginaux ?

A titre personnel, je suis très à l’aise d’écrire les phrases suivantes : “Il n’est pas normal de considérer qu’un enfant de 12 ans peut donner son consentement à un rapport sexuel” ou “Il est anormal que dans un pays riche des gens dorment sur les trottoirs”. Mais je le fais en conscience et avec l’intention délibérée de porter un jugement moral sur la situation que je décris. Normal est un mot à la portée politique potentiellement très forte, à manier avec précaution et intention.

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Est-ce que ce monde est sérieux ?

Être contre l’écriture inclusive est-il réactionnaire ?

Je viens de découvrir un livre qui est apparemment un classique de la sociologie politique : Deux siècles de rhétorique réactionnaire de Albert O. Hirschman.  C’est un ouvrage paru en 1991 dans lequel l’auteur, économiste et sociologue, s’appuie sur trois moments-clés dans l’acquisition des droits civils (les droits de l’homme au 18e, que je préfère évidemment appeler les droits humains aujourd’hui), politiques (le suffrage universel au 19e qui, rappelons-le, était universel mais sans les femmes ou presque) et économiques et sociaux (l’état-providence du 20e siècle) pour démontrer comment les positions des réactionnaires, des “contre-offensives idéologiques d’une force extraordinaire”, s’articulent autour de 3 types d’arguments immuables qu’il appelle la “rhétorique réactionnaire”.

Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Albert O. Hirschman


J’ai lu ce livre et j’ai été frappée par le parfait calque avec les arguments des opposant·es au langage inclusif, et surtout ce à quoi le débat public et médiatique le réduit aujourd’hui, c’est-à-dire l’écriture inclusive et encore plus spécifiquement le point médian. D’ailleurs, j’ai appris plus tard (merci Wikipédia) que “les chercheuses féministes font souvent appel à la description de la rhétorique réactionnaire proposée par Albert Hischman pour rendre compte des formes prises par des discours sexistes” et je me suis donc dis que je ne m’étais pas complètement trompée.

Les 3 types d’arguments mis en avant sont la thèse de l’effet pervers, la thèse de l’inanité, la thèse de la mise en péril (perversity, futility, jeopardy dans la version originale).


L’effet pervers ou quand l’écriture inclusive deviendrait excluante

La thèse de l’effet pervers consiste à dire que “toute action qui vise directement à améliorer un aspect quelconque de l’ordre politique, social ou économique ne sert qu’à aggraver la situation que l’on cherche à corriger”. 

Dans le cadre de l’écriture inclusive, cet argument avance par exemple que c’est en réalité une pratique excluante, car elle introduit des difficultés supplémentaires pour certaines catégories de personnes, comme les dyslexiques, les personnes en difficulté de lecture (illettrées) ou les étranger·es qui cherchent à apprendre le français. L’effet pervers de cette tentative d’inclusion est donc de compromettre l’accessibilité de la langue française.

Tribune parue dans Le Monde le 20 avril 2021

Je rappelle que cet argument est très discutable notamment car il se focalise uniquement sur le point médian dont on peut tout à fait se passer quand on écrit de manière inclusive, comme je l’expliquais déjà dans l’article Les textes écrits de manière inclusive sont-ils vraiment illisibles ? ou comme le démontrent parfaitement Eliane Viennot et Raphaël Haddad dans cette tribune du Monde.

D’autre part, cet argument est assez hypocrite : je vous recommande la lecture de Qui veut la peau du français ? de Christophe Benzitoun qui montre très bien comment la complexité du français a été historiquement renforcée par les institutions créatrices de normes (comme les livres de grammaire ou l’Académie Française) rendant son apprentissage toujours plus difficile. En gros, on n’a pas attendu le point médian pour rendre le français difficile à enseigner et apprendre, et on peut même dire que le français a sciemment été complexifié comme le rappellent avec humour Arnaud Hoedt et Jérôme Piron dans leur conférence Ted La faute de l’orthographe en citant le premier dictionnaire de l’Académie Française :

“L’orthographe servira à distinguer les gens de lettres des ignorants et des simples femmes”

Premier dictionnaire de l’Académie Française, 1694


La thèse de la perversité est aussi parfois invoquée par celles et ceux qui pointent du doigt le langage inclusif comme un instrument de division entre les hommes et les femmes (dans une perspective d’ailleurs très binaire) car “on ferait mieux de se concentrer sur ce qui nous rassemble plutôt que ce qui nous distingue”. Je ne crois pas à titre personnel que rendre visible la moitié de l’humanité dans notre langage soit un facteur de division.

L’inanité ou la bataille prétendument inutile des féministes


La thèse de l’inanité avance que “toute tentative de transformation de l’ordre social est vaine, que quoi qu’on entreprenne, ça ne changera rien”.
En gros, le langage inclusif, ça ne sert à rien, et surtout pas à changer quoi que ce soit aux inégalités entre les genres. Ou dans une de ses variations : les féministes devraient avoir mieux à faire que de nous enquiquiner avec ce délire inutile.

Ce type d’argumentation choisit d’ignorer 40 ans d’études de psycholinguistique qui ont toutes montré que les mots qu’on emploie ont un impact sur la manière dont on voit le monde, et que le masculin générique (le fait de dire les Français au masculin pour parler de toutes les personnes qui sont françaises) n’est en réalité pas interprété spontanément par notre cerveau comme mixte ou neutre. Le cerveau pense-t-il au masculin ? de Pascal Gygax, Ute Gabriel et Sandrine Zufferey revient sur un ensemble d’expériences qui vont toutes en ce sens. Et très concrètement, on a observé par exemple que les offres d’emploi rédigées au masculin attirent moins de candidatures de femmes que celles rédigées de manière inclusive (en disant le masculin et le féminin). Quand la SNCF choisit d’écrire toutes ses offres d’emploi de manière inclusive pour encourager la présence de femmes dans des métiers où elles sont sous-représentées comme conductrice de train, c’est bien la preuve que ça ne “sert pas à rien”.

Autre variation autour de la thèse de l’inanité : il y a bien des langues où le masculin et le féminin ne sont pas (si) marqués, et le sexisme n’y est pas moins fort, preuve que ça ne sert à rien. CQFD. 
Aucun·e partisan·e du langage inclusif n’a jamais prétendu que c’était l’instrument ultime, unique et définitif pour mettre fin au patriarcat qui est un système composé de multiples couches. Le langage est une de ses couches, et une couche que je dirais même fondamentale, sur laquelle nous pouvons toutes et tous agir simplement, par le choix des mots que nous employons au quotidien. Mais c’est un effort parmi d’autres : il y a une différence entre ne servir à rien, et ne pas réussir à tout. 

Le mise en péril ou le langage inclusif contre la Nation française

La thèse de la mise en péril dit que “le coût de la réforme envisagée est trop élevée, en ce sens qu’elle risque de porter atteinte à de précieux avantages ou droits précédemment acquis”.

Quand l’Académie française parle dans cette déclaration de “péril mortel” pour parler de l’écriture inclusive, on est en plein dans cette thèse au sens premier.  Extrait :

Plus que toute autre institution, l’Académie française est sensible aux évolutions et aux innovations de la langue, puisqu’elle a pour mission de les codifier. En cette occasion, c’est moins en gardienne de la norme qu’en garante de l’avenir qu’elle lance un cri d’alarme : devant cette aberration « inclusive », la langue française se trouve désormais en péril mortel, ce dont notre nation est dès aujourd’hui comptable devant les générations futures.

Quand la querelle de la féminisation des noms de métiers a éclaté en France en 1984 avec la création d’une « Commission de féminisation des noms de métier et de fonction » présidée par Benoîte Groult a été mise à jour la volonté de perpétuer un système dans lequel les fonctions et métiers prestigieux étaient toujours au masculin. Oserais-je dire que ce sont les hommes de pouvoir qui refusaient de voir s’émousser le privilège de leur métier en féminisant leur nom ? Oui. 

Quand certains éditorialistes dénoncent l’écriture inclusive comme étant un danger pour la nation, comparant le point médian aux éoliennes qui détruisent les paysages, c’est en invoquant la théorie de la langue comme ciment de la nation : tout changement dans la langue devient alors une mise en péril de cette même nation. C’est oublier qu’une nation, comme une langue, c’est vivant, et que donc ça évolue.

Le bingo des arguments contre l’écriture inclusive

Avec ces 3 thèses, on a quasiment fait le tour des arguments contre le langage inclusif et vous êtes paré·es pour jouer au bingo ; il manquerait l’argument esthétique (c’est moche) qui est en réalité une question d’usage et d’habitude. Personnellement, je trouve très laid le mot logiciel, mais quand c’est le mot qui définit ce que je cherche à décrire, et bien je l’emploie, tout comme autrice est le nom d’une femme qui écrit, entrepreneuse celui d’une femme qui entreprend ou professeuse celui d’une femme qui enseigne.

Hirschman conclut son livre par une très honnête volte-face où il explique comme les progressistes aussi ont développé une manière de répondre à la rhétorique réactionnaire par une série d’arguments tout aussi systématisés :

le péril imminent , celui qui guette la société s’il n’y a pas de changement ; cette thèse vient en réponse à celle de l’effet pervers
les lois de l’Histoire ; on ne peut aller contre le Progrès ; cette thèse prétend contrer celle de l’inanité
la synergie : la nouvelle réforme et la précédente entreraient en synergie et se renforceraient naturellement (Pottier) ; cette thèse s’oppose à celle de la mise en péril des acquis sociaux

Wikipedia

Aussi, je dis et j’assume être dans le camp des progressistes et annoncer que la société s’enfoncera dans toujours plus d’inégalités au point de son péril imminent si l’on continue à employer un langage masculinisé qui ne rend pas visibles les femmes. Mais je crois aussi à la force de la pensée et de l’action féministe qui sont le sens d’une Histoire qu’on ne peut arrêter. Et qui verra bientôt s’imposer une forme de langage inclusif qui sera une synergie de certains de nos usages passés et de nouveaux usages qui conquerront le coeur, la plume et le clavier du monde entier. Rien que ça.

Alors est-il réactionnaire d’être opposé·e à l’écriture inclusive ? Pour plus de précision, il faut revenir à la définition de réaction :

Une réaction désigne la politique prônant et mettant en œuvre un retour à une situation passée réelle ou fantasmée, en révoquant une série de changements sociaux, moraux, économiques et politiques. Un partisan de la réaction est nommé « réactionnaire ». Le terme s’oppose à progressiste, ce dernier employant de façon raccourcie le mot « réac », pour désigner péjorativement toute personne identifiée comme réactionnaire qui s’oppose aux idéaux qui se veulent progressistes. Le réactionnaire se différencie également du conservateur (sic) qui souhaite la conservation des structures du modèle politique actuel.

Wikipedia

Je dirais donc qu’en fonction de son positionnement politique, une personne qui s’oppose au langage inclusif peut être réactionnaire (et veut revenir au passé) ou conservatrice (et veut rester au présent). Elle n’est en tout cas, à mon sens, jamais progressiste.
Et si je voulais corser même un peu la chose je dirais que moi, qui prône à la suite d’Eliane Viennot une démasculinisation du français, je souhaite en réalité en retour à une norme passée, celle où on disait autrice, poétesse, peintresse et où le “masculin ne l’emportait pas sur le féminin” (en tout cas dans la langue) : et si c’était moi, la vraie réac ?

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Pourquoi dire et ne pas dire

Pourquoi je ne dis pas : un·e collègue transsexuel·le

Quand j’ai commencé à penser à cet article, je me suis dit que ça allait être un sujet complexe parce que j’avais le sentiment qu’il y avait tellement à dire sur la manière de parler des transidentités qu’un article n’y suffirait pas.
Mon premier engagement militant a pourtant été au sein d’une association étudiante LGBT (à l’époque, on ne mentionnait pas les QIA+), je connais personnellement des personnes trans, je me considère comme étant plutôt éduquée sur le sujet.

Je pense que cette semi-paralysie face au vocabulaire des transidentités était représentatif de ce que peuvent ressentir de nombreuses personnes cisgenres, c’est-à-dire dont le genre assigné à la naissance correspond au genre vécu, ou en termes encore plus simples qui vivent en harmonie avec le genre qui a été proclamé lors de leur naissance : cela paraît tellement éloigné de notre réalité que c’est forcément difficile à comprendre et qu’on ne sait pas comment en parler.

Alors qu’en fait, ça peut être simple si on sait par où commencer.

Etape 1 : écouter, lire et regarder les concerné·es·x*

En tant que personne cisgenre, l’expérience d’une personne trans m’est totalement étrangère si je ne fais pas l’effort de comprendre. Ne pas faire cet effort conduit à perpétuer le sentiment de différence et d’éloignement. Alors pour comprendre, j’ai écouté, lu, regardé et voici 3 références grâces auxquelles je me suis éduquée.

1. Comprendre la transition

Océan est un comédien et humoriste trans qui a documenté la première année de sa transition pour France TV Slash dans une série de 10 vidéos d’une dizaine de minutes (disponible en intégralité sur YouTube).

Je recommande cette série courte et rythmée, dont chaque épisode aborde un thème (le coming out trans, les démarches de changement d’état civil, l’impact sur la carrière…) et montre avec franchise et transparence, presque sans commentaire, les difficultés mais aussi les joies, les réactions d’incompréhension mais aussi d’amour.

2. Comprendre les oppressions

Lexie, connue sur les réseaux sociaux comme Agressively trans, est une militante trans qui partage sur Instagram une multitude de contenus pour s’éduquer au sujet des transidentités. Elle a publié cette année Une histoire de genres : Guide pour comprendre et défendre les transidentités dont je recommande la lecture à chaque allié·e.

Ce livre est vraiment un trésor pour celles et ceux qui souhaitent, comme son titre l’indique, comprendre et défendre les transidentités. Lexie décrit de manière très accessible et bienveillante mais aussi avec précision les différentes dimensions des transidentités : le poids du contexte culturel occidental dans la marginalisation des personnes trans, le cadre légal qui leur est imposé, les nuances dans les différentes manière de vivre une transition (médicale ou non), et surtout elle prodigue des conseils pour agir en allié·e.

3. Comprendre les nuances

Natalie Wynn aka Contrapoints est une créatrice YouTube trans qui se définit comme “ex-philosopher” et qui produit des vidéos longues qui sont de véritables bijoux (en anglais) : dans une mise en scène léchée à l’esprit baroque, elle décortique des sujets comme les masculinités ou la cancel culture. Elle est pédagogique, drôle et parvient à un équilibre parfait entre nuance, précision et radicalité.
Elle a consacré plusieurs vidéos à décrypter les différentes conceptions du genre (ou de négation du concept de genre) qui agitent les conversations autour des transidentités. Parmi ces vidéos : “Transtrenders” (où elle démonte les arguments de celles et ceux qui parle des transidentités comme d’un effet de mode), Pronouns (sur la question de l’usage du bon pronom he/she/they pour les personnes trans), Gender Critical ou JK Rowling (où elle décrypte les arguments de certaines féministes – appelées TERF pour trans exclusionary radical feminists – qui souhaitent exclure les femmes trans de leurs luttes car elles ne seraient pas des femmes).


Etape 2 : retenir quelques mots de vocabulaire

Le deuxième chapitre du livre de Lexie s’intitule Avoir les bons mots : l’importance du vocabulaire. Lexie y rappelle que les mots peuvent être une arme de bienveillance comme de violence massive. Elle explique la raison pour laquelle le terme transsexuel est à bannir :

Le terme transsexuel, pourtant relativement familier, est à prohiber pour plusieurs raisons (…) En raison de l’association du terme à une maladie mentale, la communauté trans en France rejette aujourd’hui très largement ce sens. Une autre raison est l’ensemble des stigmates, préjugés et stéréotypes accolés aux personnes transgenres par ce mot, telle une hypersexualité supposée, la fétichisation, l’instabilité psychologique, etc. Enfin le terme manque de pertinence puisque sur le plan strictement médical, il définit une personne ayant effectué une opération génitale. De nombreuses personnes transgenres ne le font pas et ne souhaitent pas le faire.

Lexie, Une histoire de genres

Lexie liste dans ce chapitre d’autres mots à ne pas utiliser comme travesti, travelo ou hermaphrodite. Elle explique aussi certains termes propres aux transidentités et mentionne la question cruciale des pronoms. Comme évoqué dans l’article Faut-il inventer de nouveaux mots pour être vraiment inclusif, les pronoms personnels il et elle ne suffisent pas à définir les personnes non-binaires et des alternatives existent qu’un·e allié·e se doit de respecter.

Ce post Instagram de Lexie, Petit lexique de base, est la meilleure source pour celles et ceux qui ont envie de s’exprimer de la manière la plus précise et inclusive possible.


Si transgenre est donc sans conteste à substituer à transsexuel, une 3e voie encore plus simple est de simplement dire trans.
C’est par exemple le choix d’Emmanuel Beaubatie, sociologue et auteur de Transfuges de sexe :

Le mot “transsexuel”, utilisé par les médecins dans les années 50, désigne les individus qui ont recours à des modifications corporelles. A l’inverse, celui de “transgenre” a été introduit par les personnes trans dans les année 70 pour se distinguer de celles et ceux qui avaient recours à la médicalisation. Donc pour éviter toute confusion et connotation, j’utilise le terme trans, ce qui me permet d’inclure un maximum de parcours différents dans ma recherche. Il faut bien comprendre que toutes les personnes trans ne s’identifient pas comme homme ou femme et qu’elles n’ont pas toutes recours à des modifications corporelles et à un changement d’état civil

Interview de l’auteur dans Society du 20 mai 2021.

Etape 3 : en parler (ou pas) au travail

Dans le cadre du mois des fiertés, j’ai suivi dans mon entreprise une session d’échange intitulée “How to start an LGBTQ+ conversation ?” (comment entamer une discussion LGBTQ+ ?). On y a parlé de la nécessité de se voir prêt·e à être “clumsy with good intent”, c’est-à-dire maladroit·e avec une bonne intention.

Aujourd’hui, je retiens 3 attitudes pour parler des transidentités au travail :
– d’abord, ai-je vraiment besoin d’en parler ? Savoir si la collègue assise en face de moi est une femme trans ou pas, est-ce que cela fait une différence ? Non, ça ne devrait pas.
– si j’ai besoin d’en parler, par exemple pour savoir comment m’adresser à cette personne dont le prénom est neutre, je peux commencer par lui annoncer quel pronom (il/elle ou un néopronom) je souhaite qu’on utilise pour moi avant de lui poser la question simplement, sans circonvolution. Je suis prête à ce que cela crée un moment de gêne, par exemple si cette personne n’est pas trans, mais je peux aussi l’utiliser pour entamer une discussion sur le genre, et mettre en avant le fait que le pronom ne devrait être évident ni pour les personnes trans ni pour les personnes cis, ce qui contribuera à long terme à banaliser cette question.
– je garde ma curiosité pour moi : je n’ai pas à poser de question sur la transition ou tout autre détail intime de la vie d’un·e collègue. Si cette personne devient un·e ami·e, je saurai reconnaître les contextes propices à en parler, mais ça n’est certainement pas la cantine ou une salle de réunion.

Faire l’effort de comprendre, dire simplement trans, et être prêt·e à faire des erreurs et à les corriger, c’est pour moi la plus simple manière d’être allié·e des personnes trans, au travail et dans la vie de tous les jours


* dans cet article, j’utilise la lettre x pour représenter les personnes non-binaires ; j’ai expliqué ici pourquoi je n’utilise généralement pas ce x, mais il me semblait que dans le contexte d’un article qui parle de transidentités, il était indispensable de bien représenter la diversité sur le spectre du genre, c’est-à-dire d’inclure les personnes non-binaires.

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Le langage inclusif pour les nul·les

Dire le féminin ou le masculin en premier ? Comprendre l’ordre de mention [vidéo]

Une des 3 conventions pour parler un langage inclusif est, lorsque l’on parle d’un groupe de personnes mixte en genres, de ne pas employer le masculin générique, comme quand on dit “les collaborateurs” pour parler des hommes et des femmes qui travaillent dans une entreprise.

On peut le faire par l’utilisation de termes épicènes (l’équipe, le corps enseignant) qui englobe toutes les personnes sans marquer le genre ; par l’usage raisonné du point médian (étudiant·es) sur lequel nous reviendrons : par la technique d’énumération aussi appelée double flexion (“Françaises, Français !”).

Dans ce dernier cas, une question se pose : dans quel ordre dire le masculin et le féminin ? C’est c’est ordre qu’on appelle ordre de mention.

Explication en vidéo et en 2 minutes :

1. L’ordre alphabétique, la version sans connotation

C’est l’option recommandée par exemple par la professeuse émérite de littérature et autrice de “Non le masculin ne l’emporte pas sur le féminin !” Eliane Viennot.
Sans connotation, il permet d’éviter les accusations de goujaterie ou de galanterie. Dans la réalité et vu la manière dont on forme les mots masculins et féminins en français, on dira souvent, si on opte pour cette option, le masculin en premier, comme dans “les collaborateurs et les collaboratrices”, “les sportifs et les sportives”, “l’étudiant et l’étudiante” (mais “les étudiantes et les étudiants”).

2. Le féminin en premier, la version politique

C’est l’option défendu par Pascal Gygax, psycholinguiste et co-auteur de “Le cerveau pense-t-il au masculin ?”.
Pour lui, l’ordre de mention a une signification symbolique et on aura toujours tendance à dire en premier le nom ou la fonction de la personne qui est la plus importante. Cette première place de mention est aussi une première place d’importance. Aussi, il recommande de systématiquement mettre le féminin en premier, comme un juste rééquilibrage après des siècles de patriarcat qui ont relégué les femmes au second rang.

3. Bonus : la spontanéité

A titre personnel, je préfère l’option 2 mais je reconnais que je ne suis pas une machine, et notamment à l’oral, prise dans le flux d’une conversation ou le stress d’une présentation, je ne prends pas toujours le temps d’y réfléchir. Dire le masculin et le féminin, peu importe l’ordre, est déjà un progrès par rapport au masculin générique. Soyons bienveillants avec nous-mêmes et faisons de notre mieux pour respecter déjà cette convention. La parfaite maîtrise de l’ordre de mention est un super bonus, mais pas un indispensable.

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Est-ce que ce monde est sérieux ? Le langage inclusif pour les nul·les

[vidéo] Démystifier le langage inclusif : 1h pour comprendre et se faire un avis

Le jeudi 20 mai 2021, les Ateliers Numériques de Google France ont organisé une journée spéciale dédiée au langage inclusif, en collaboration avec Women@Google, le groupe des Googlers (les employé·es de Google) qui s’engagent en faveur de l’égalité femmes-hommes.

Cette journée en ligne s’est articulée autour de 3 évènements : une table ronde et deux ateliers pratiques.

J’ai eu le grand plaisir d’animer la table ronde intitulée Démystifier le langage inclusif : 1h pour comprendre et se faire un avis dont vous pouvez regarder le replay en intégralité sur la chaîne YouTube des Ateliers Numériques Google :


J’étais entourée d’invité·es et expert·es de choc :
Emilia Capitaine, cheffe de projets chez Mots-Clés, agence de communication et d’influence qui oeuvre pour la formation à l’écriture inclusive des institutions.
Pascal Gygax, psycholinguiste expérimental et psychologue cognitif, co-auteur de “Le Cerveau pense-t-il au masculin ?” qui retrace 40 ans de recherche scientifique sur l’impact de l’emploi du masculin générique sur nos représentations des femmes et des hommes.
Vinciane Mouronvalle Chareille, fondatrice de l’agence UniQ en son genre qui accompagne des entreprises et des individus pour mettre en oeuvre l’égalité des personnes notamment grâce à la pratique du langage ouvert.


Pendant cette table ronde, nous avons échangé sur la définition et les objectifs du langage inclusif (12:02), les résultats des études de psycholinguistique qui montrent la difficulté rencontrée par notre cerveau à imaginer le masculin comme vraiment générique (19:40), l’impact sur les jeunes enfants de tout dire au masculin notamment dans la projection dans les métiers (27:01), les 3 conventions recommandées pour s’exprimer de manière inclusive (30:04), la spécificité française de l’intensité du débat sur l’écriture inclusive et la question de l’accessibilité notamment pour les personnes dyslexiques (43:23), le point médian comme un des outils dont on peut tout à fait se passer (49:20), pourquoi se former (52:20), l’impact pour les entreprises et les institutions qui pratiquent le langage inclusif (56:30), des références pour aller plus loin (1:01:6)

Pédagogie, bienveillance et précision résument bien l’esprit de cette table ronde à revoir en replay sur la chaîne des Ateliers numériques Google.

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Est-ce que ce monde est sérieux ?

Les éoliennes, nouvel argument choc contre l’écriture inclusive

L’écriture inclusive* divise : l’idée de faire évoluer la langue française pour représenter plus justement les hommes et les femmes dans nos discours se heurte à des levées de boucliers aussi bien dans les rangs de la classe politique que dans les milieux académiques. Ces dernières semaines se sont encore multipliées les tribunes des opposant·es comme des partisan·es de l’écriture inclusive, et je reste frappée par l’absence de bienveillance et de mesure qu’on peut souvent y lire, principalement du côté des détracteurs et détractrices.

L’impossible bienveillance du débat sur l’écriture inclusive

On pourrait faire un bingo des arguments qu’on oppose à l’écriture inclusive (tiens, d’ailleurs je vais le faire).
Dans l’ordre décroissant de conviction (selon moi), on lit (liste non exhaustive) : c’est moche ; c’est une lubie de féministes qui feraient mieux de s’attaquer aux vrais problèmes de la société ; c’est compliqué, on n’y comprend rien avec ces points médians ; c’est illisible et imprononçable  ; ça ne sert à rien et surtout pas à réduire les inégalités entre femmes et hommes, d’ailleurs dans les pays où la langue n’est pas si genrée, le sexisme existe aussi, ha ; c’est excluant (notamment pour les personnes dyslexiques)

Parmi ces arguments, certains sont tout à fait légitimes, notamment ceux liés à l’accessibilité, et rassembler les preuves scientifiques, recueillir la parole des concerné·es, organiser des consultations publiques, mener des tests sont autant de pistes à creuser pour nourrir un débat sain.
Mais aujourd’hui, le débat médiatique autour de l’écriture inclusive ne l’est pas.
Le niveau de violence verbale, de cynisme et de mauvaise foi atteints dans certains articles et tribunes ne cesse jamais de me surprendre, et c’est ce sur quoi j’aimerais vous encourager à réfléchir.

Aujourd’hui, je veux donc rendre hommage à la créativité sans limite (coucou TopChef) des éditorialistes qui arrivent à renouveler l’argumentaire anti-écriture inclusive pour protéger la langue française de celles (et ceux mais surtout celles évidemment)  qui veulent sa mort au nom d’une idéologie “inclusiviste”, comme la nommait le linguiste Franck Neveu dans un entretien croisé avec Julie Neveux (qui y est, elle, favorable) paru dans Le Figaro le 30 mars.

Pour ou contre l'écriture inclusive, deux linguistes débattent

Vous me rétorquerez que le ton sarcastique que je prends n’est pas très compatible avec la bienveillance que je prône, et vous aurez raison. Je ne suis pas à l’abri d’une contradiction, j’avoue.

Eoliennes et magie, entre vindicte nationaliste et dénigrement par le ridicule

Le 13 avril dernier est paru une tribune dans Le Figaro signée Robert Redeker intitulée «D’un point de vue civilisationnel, l’écriture inclusive est comparable à la destruction des paysages».

Comme toujours, c’est avec un peu de fébrilité que je clique sur les articles qui traitent d’écriture inclusive, car en fonction de mon humeur, je peux exploser de rire ou de colère face au mieux à l’imprécision, au pire à l’obsolescence de certains arguments sempiternellement ressassés.
Dans le cas de cette tribune, je suis passée du rire aux larmes.

Certes, je pouvais m’attendre à ne pas être d’accord avec Robert Redeker, philosophe polémique connu notamment pour ses propos sur l’Islam. Mais je ne pouvais pas m’attendre à tomber en sidération devant la gravité de ses propos et la décorrélation totale entre les enjeux de l’écriture inclusive (dont on pourrait discuter des formes, je le reconnais volontiers) et ses répercussions annoncées.

Quelques exemples : 

“Après l’écriture inclusive, l’on ne pourra plus être français de la même façon qu’avant son despotisme.”

Je comprends, d’ailleurs comme le rappelait Eliane Viennot dans une autre tribune du Monde le 2 avril, la carte d’identité française est déjà inclusive (on y lit né(e) le) et interdire l’écriture inclusive dans les documents administratifs reviendrait à refaire les cartes d’identité des 67 millions de Françaises et Français. Un choc d’identité, c’est sûr.

“L’écriture inclusive est un séparatisme: il s’agit pour elle de séparer la langue française d’avec ce que fut la France jusqu’ici.”

L’utilisation de terme séparatisme me semble un peu poussée, mais s’il s’agit de se séparer de la France patriarcale “d’avant”, I’m in.

“L’écriture inclusive est, d’un point de vue civilisationnel, exactement la même chose que la destruction des paysages, cet autre héritage des siècles: les éoliennes rendent le paysage invisible, effaçant le passé de la nation. L’écriture inclusive est à la langue ce que les éoliennes sont au paysage.”

Là, je n’ai plus de mots, inclusifs ou non. Cette comparaison avec les éoliennes me laisserait presque pantoise si elle ne soulevait pas un petit paradoxe. Est-ce que la France tombe en déliquescence en tant que nation depuis l’apparition des éoliennes ? Ne devrait-on pas parler d’une autre forme, bien plus ancienne, de destruction des paysages par la déforestation ou l’urbanisation ? Ou alors dans ce cas, c’est la civilisation qui progresse et dans l’autre c’est la nation qui meurt de s’invisibiliser. D’ailleurs, c’est drôle de parler d’invisibilisation de la nation, car ce terme fait aussi partie du vocabulaire des pro-écriture inclusive : visibiliser les femmes invisibles dans le langage.

Si je trouve cette tribune d’une très grande violence, et qu’en toute honnêteté sa lecture me fait peur et me met en colère, il existe des stratégies plus douces mais tout aussi peu bienveillantes pour dénigrer l’écriture inclusive, comme la ridiculisation (que j’explorais déjà dans la déconstruction de la blague d’Isabelle Huppert lors des César 2021). Cette fois, c’est Bernard Cerquiglini (par ailleurs auteur de Le Ministre est enceinte, un retour sur l’histoire de la querelle de la féminisation des noms de métiers dont j’ai beaucoup apprécié la lecture) qui s’en empare dans sa tribune parue dans le Monde le 19 avril intitulée : « L’écriture “inclusive”, empreinte d’une louable intention, est une fâcheuse erreur ».


Si le ton est bien moins véhément, et l’argumentation plus linguistique que philosophique, l’auteur réfute l’idée que le masculin employé dans un sens générique (comme quand on dit les Hollandais pour parler des habitant·es de la Hollande) puisse avoir le moindre impact sur les représentations que l’on se fait sur la place des femmes et des hommes, balayant les arguments de la psycholinguistique qui ont démontré que le masculin n’est pas si neutre que ça. Et même si ces arguments pourraient raisonnablement être discutés, l’argument d’autorité est mis en avant (c’est comme ça) et les tentatives de le contester considérées comme de vaines pensées magiques.

La catégorie du masculin en français a donc deux emplois distincts, que tout francophone maîtrise,
même inconsciemment : le masculin « genré », d’un côté, le masculin neutralisé (inclusif au pluriel,
générique au singulier), de l’autre. (…) Libre à chacun de blâmer cette généricité du masculin, comme on réprouve l’hiver, la loi de la gravité ou les pluriels en -aux (…) L’attention nécessaire portée à l’égale représentation, dans nos énoncés, des hommes et des femmes passe par l’utilisation, libre et réfléchie, des ressources de la langue et non par une ritualisation de formules magiques.

Face à ces tribunes d’opposant·es à l’écriture inclusive qui manient une véhémence grandiloquente (rappelez-vous déjà le “péril mortel” invoqué par l’Académie Française), la démesure (la fin de la nation Française, sérieusement ?) ou le dénigrement par le ridicule (on ne peut rien contre l’hiver, alors on ne peut rien comme le masculin dit générique), celles et ceux qui tentent de la promouvoir optent pour d’autres stratégies : le calme de l’explication (comme Julie Neveu dans l’entretien du Figaro cité plus haut), l’humour pinçant comme Eliane Viennot dans son édito sur les cartes d’identité, ou la bienveillante pédagogie, comme dans la récente tribune que cette dernière a co-signée avec Raphaël Haddad “L’écriture inclusive se retrouve réduite, à tort, au point médian”.
Ce déséquilibre est frappant.

Dans la “vraie vie”, l’effort de bienveillance est indispensable

Ici, je rapporte des propos tenus dans l’espace médiatique où l’exagération et la démesure sont malheureusement de rigueur pour imposer un agenda, parfois politique.
Mais dans la vraie vie, dans le quotidien, en entreprise, avec ses proches, quelle posture adopter ?

Lorsque je forme des collègues sur le langage inclusif, je mets un point d’honneur à le faire avec bienveillance.
Mon premier objectif est d’encourager un regard critique sur les mots, non pas de forcer à l’adoption d’une pratique.
Quand je parle des 3 principes que je préconise, j’ajoute un quatrième principe de bienveillance envers soi-même : ce n’est pas du jour au lendemain qu’on va réussir à changer toutes ses habitudes linguistiques, et déconstruire des siècles de masculinisation de la langue est en engagement. Faire de son mieux et progresser dans sa pratique en se laissant du temps, c’est déjà très bien. Ce n’est pas grave s’il reste du masculin générique dans un texte, si on oublie de dire “bonjour à toutes et à tous” de temps en temps ou si on emploie un mot imprécis. L’injonction à la perfection, comme les femmes peuvent en témoigner, ne contribue pas au bien-être général.

Mais j’attends aussi de la bienveillance des personnes qui ne sont pas d’accords avec moi : cela passe par exemple par ne pas se moquer de moi quand je fais remarquer que je suis gênée qu’on ait écrit “Les hommes” au lieu de l’humanité dans un texte ou que le 8 mars n’est pas la “Journée de la Femme” mais “La journée internationale pour les droits des femmes”. Combien de fois ai-je entendu : “Oh, mais c’est pas si grave, c’est juste un mot !”
Pour citer France Gall qui interprète Michel Berger : “C’est peut-être un détail pour vous, mais pour moi ça veut dire beaucoup”. Avoir une posture ouverte, curieuse et donc bienveillante est la condition sine qua non d’un débat qui progresse, et a minima de relations amicales et professionnelles qui épanouissent.

On ne peut peut-être pas l’attendre de la part des éditorialistes fâché·es par l’écriture inclusive, mais on peut l’attendre des personnes que l’on côtoie au quotidien.

* Je précise que dans cet article je parle d’écriture plus que de langage inclusif car ces débats en plus d’être violents se focalisent souvent sur un seul élément, un des outils de l’inclusif qui est le point médian, le plus visible, le plus attaqué (et je rappelle qu’on peut très bien écrire de manière inclusive sans l’utiliser).


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Pourquoi dire et ne pas dire

Pourquoi je dis : un·e collègue noir·e

Jusqu’à présent dans cette rubrique “Pourquoi dire et ne pas dire”, je me suis concentrée sur des mots ou expressions que je ne recommande pas : pourquoi je ne dis pas putaclic ou leadership féminin, pourquoi je ne dis (presque) pas “bonjour à tous”. Mais je ne voudrais pas laisser penser que parler un langage inclusif, c’est simplement bannir des mots qu’on déconstruit. C’est aussi promouvoir des mots qu’on utilise peu alors qu’ils ont le mérite de nommer précisément (c’est pourquoi d’ailleurs j’aime parler de langage précis et inclusif). C’est le cas du mot noir quand il est utilisé pour décrire une personne.

Black, renoi, de couleur…mais pourquoi pas tout simplement noir ?

Pendant des années, j’ai moi-même employé ces mots pour qualifier des personnes noires : pourquoi ?
Parce que j’avais l’impression que dire “une femme noire” ou “un homme noir” avait une connotation péjorative ; qu’il était plus acceptable (mais pour qui ?) d’employer des formulations moins directes. En réalité, nommer, décrire la couleur de peau d’une personne par le mot anglais black ou le verlan renoi, c’était pour moi comme un euphémisme, comme quelque chose de plus doux.

Euphémisme : expression atténuée d’une notion dont l’expression directe aurait quelque chose de déplaisant, de choquant

Le Robert

Cette définition est très éclairante pour comprendre ce qui se passait pour moi quand j’employais black ou renoi. Je n’osais pas nommer précisément une réalité (être noir·e) que j’assimilais à quelque chose de déplaisant ou choquant. Choquant, parce que parler de personnes noires à des personnes blanches (la majorité de mon entourage) me donnait le sentiment d’être raciste. Déplaisant, parce que parler de personnes noires à des personnes noires me donnait le sentiment de les renvoyer à une condition que je jugeais difficile à vivre (être noir·e et subir toutes les discriminations que le racisme systémique de notre société impose). Le mot noir était donc pour moi tabou au sens propre de “ce sur quoi on fait silence, par crainte ou par pudeur”. Par crainte de passer pour raciste, par pudeur de ne pas froisser la dignité des personnes noires. En cela, je suis le produit de la culture républicaine française, comme le montrait Claire Levenson dans cet article (dont je vous recommande la lecture) paru sur Slate.fr en 2012, Pour une utilisation décomplexée du mot noir :

Alors, pourquoi évite-t-on de dire noir ? Tout part de bonnes intentions antiracistes. Dans la République française, désigner, catégoriser les gens par la couleur de leur peau ou leur religion est très mal vu. Un certain discours républicain maintient que désigner quelqu’un comme noir –même dans un contexte neutre– c’est risquer d’«essentialiser» son identité. C’est l’enfermer dans une communauté, diviser la société en clans.

Ce qu’on ne nomme pas n’existe pas.

J’essaie d’être lucide sur moi-même. Je me souviens très bien qu’adolescente j’avais explosé de colère à table parce qu’un ami de mon père avait fait une remarque raciste. En cela, je pense que j’ai sincèrement des valeurs anti-racistes. Mais je sais aussi qu’à l’école, dans mes études, et dans ma vie professionnelle (en tout cas jusque récemment), je n’ai fréquenté que très peu de personnes noires. Je sais que j’ai intégré des biais inconscients racistes. J’ai conscience de mon privilège de personne blanche et je ne suis pas dupe du fait que le confort de ma vie actuelle doit beaucoup à des personnes racisées qui s’occupent de mes enfants ou de ma maison.

Je ne cherche pas à me culpabiliser (ou à vous culpabiliser) parce que je pense que la culpabilité est un sentiment toxique qui ne fait pas avancer ; mais je cherche à conscientiser ces biais, à les déconstruire et à m’éduquer pour adopter un comportement en adéquation avec mes valeurs. Et cela passe par reconnaître que ne pas dire noir au profit de black ou renoi contribue à perpétuer des biais inconscients racistes car ne pas nommer, c’est rendre invisible, et rendre impossible l’échange, le débat et la résolution des discriminations.

Dans le podcast de l’émission Le temps du débat de France Culture Existe-t-il une identité noire ? on entend notamment Jean-Pascal Zadi réalisateur du film Tout simplement noir dont le titre est un clair appel à utiliser un vocabulaire précis, ainsi que Maboula Soumahouro, maîtresse de conférence spécialisée dans les diasporas africaines aux Etats-Unis, parler de la pluralité des identités noires et de la nécessité de nommer précisément pour lutter vraiment contre le racisme.

On entendait d’ailleurs déjà Maboula Soumahouro dans le documentaire d’Amandine Gay, Ouvrir la voix, qui donne la parole à 24 femmes noires de France et de Belgique qui partagent leurs expériences autour de sujets comme la parentalité, la sexualité ou la religion.
Qu’est-ce que les personnes concernées ont à dire de l’utilisation du mot black ?

Oui mais j’ai un·e ami·e noir·e

Vous me rétorquerez peut-être : “mais j’ai un·e ami·e noir·e qui se qualifie de black, ce n’est donc pas raciste !”

Certes, mais ce n’est pas là mon message : il ne s’agit pas d’imposer à qui que ce soit, surtout aux personnes concernées, un mot plutôt qu’un autre. Il ne s’agit pas non plus d’adopter une posture paternaliste (ça serait un comble) pour dire à une personne noire qu’elle fait preuve de racisme intériorisé quand elle se qualifie elle-même de black, de la même manière que je ne vais pas attaquer une femme qui parle de leadership féminin en l’accusant de faire preuve de sexisme intériorisé. On a d’ailleurs le droit de ne pas être d’accord avec cette analyse des mots et de leur signification.

Mais pour avoir un regard critique sur les mots, il faut vraiment avoir en tête deux éléments fondamentaux : le contexte et la situation de la personne qui s’exprime. En tant que femme blanche, et a fortiori dans un contexte professionnel, j’emploie le mot précis et je dis un·e collègue noir·e. Car ce que j’entends de la bouche des personnes concernées c’est que le mot noir n’est jamais problématique alors que les autres formulations comme black ou renoi peuvent être mal reçues par au moins certaines d’entre elles : alors je m’abstiens de les dire. Ainsi, je ne prends pas le risque de blesser qui que ce soit, et je ne contribue pas à renforcer, chez moi-même et chez les autres, le biais inconscient raciste selon lequel dire noir est tabou.

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Pourquoi dire et ne pas dire

Pourquoi je ne dis pas : un·e collègue hystérique

Le mot hystérique a déjà été longuement déconstruit et peut-être que pour certain·es d’entre vous, il paraîtra évident que c’est la dimension sexiste qui l’exclut d’un vocabulaire inclusif. C’est vrai, mais ça va plus loin que ça. Car le terme hystérique convoque aussi une forme de discrimination plus tardivement formalisée, la psychophobie. Et appliqué dans le monde du travail, il pousse aussi à nous interroger sur la place qu’on veut bien accorder (ou pas) aux émotions de toutes les personnes quel que soit leur genre.

Aux origines de l’hystérie, l’utérus

Un éclairage rapide sur l’origine étymologique d’hystérie nous renseigne sur la première dimension du mot : son sexisme. De nombreux ouvrages référencent ce terme pour le déconstruire. Dans L’Homme préhistorique est aussi une femme, l’autrice Marylène Patou Mathis résume bien la situation :

Durant des siècles, les femmes sont considérées non seulement comme des “éternelles malades” mais aussi qualifiées de flegmatiques ou d’hystériques. C’est à Hippocrate que l’on doit l’invention du mot hystérie, qu’il utilisa pour décrire une maladie affectant le corps entier due à la matrice, la “suffocation de la matrice” (qu’on dit en grec ustera, qui a donné utérus puis hystérie, ndlr). Dans l’Occident médiéval, l’hystérie était considérée comme une possession du corps féminin par le Diable. Au début du XIXe siècle, la plupart des médecins attribueront la maladie à une sorte d’engorgement de l’utérus ou à une surexcitation de la matrice. Les femmes, à cause de leurs émotions mal maîtrisées, seraient “plus enclines à être atteintes de maladies mentales”.

En gros, à travers l’histoire médicale et jusqu’à récemment, c’est le prétexte biologique (dont on ne connaissait pas grand chose à l’époque d’Hippocrate) qui a justifié cet état quasi perpétuel de maladie mentale chez les femmes (ou plutôt les personnes qui présentaient une forme biologique associée au genre féminin). C’est l’utérus et les désagréments qui l’accompagnent (les règles, le cycle reproductif et ses variations hormonales) qui créent ces humeurs changeantes et incontrôlables qu’on qualifie dans les cas les plus visibles d’hystérie.

C’est grâce à à cause de Freud que l’hystérie a connu un regain d’intérêt et que la théorisation de son origine et de son expression a été la plus poussée, invoquant, au-delà de la dimension biologique, des justifications sexuelles et érotiques et posant les bases de la psychanalyse freudienne.

Aujourd’hui, le terme hystérie n’est plus utilisé dans le contexte médical (sauf peut-être par les psychanalystes de filiation freudienne) et il a été supprimé des classifications officielles internationales des maladies.

Etre hystérique, l’insulte sexiste qui renvoie les femmes à leurs émotions incontrôlables.

Si les gens qui traitent d’hystérique ne le font plus tant en référence au (pseudo) diagnostic médical, la définition commune du terme se focalise sur la dimension émotionnelle et soudaine d’une crise quasi systématiquement associée à une femme, parfois à un groupe (une foule hystérique), un comportement (un rire hystérique) mais rarement à un homme individuellement.

Hystérie : Excitation violente, inattendue, spectaculaire et qui paraît exagérée.

CNRTL

Utiliser le mot hystérique est donc clairement sexiste à plus d’un titre : comme con·ne il stigmatise une partie du corps d’une femme (l’utérus) pour en faire un objet de mépris et il contribue à renforcer des stéréotypes de genre, notamment celui que les femmes ne savent pas contrôler leurs émotions.
A ce titre, il peut être rangé dans la même famille que les archétypes de la angry black woman (“la femme noire en colère”, qui est en plus raciste) ou de la drama queen (on ne dira d’ailleurs pas drama king pour parler d’un homme, ici le féminin générique ne gêne personne). Exprimer ses émotions, encore pire sa colère, et si possible de manière soudaine et hors de proportions (encore faut-il savoir qui définit ces proportions), c’est bien “un truc de bonne femme”.

Hystérique, une insulte psychophobe.

Traiter d’hystérique, c’est donc insulter en stigmatisant un état mental, considéré comme hors du commun voire pathologique. Quand on dit “t’es complètement hystérique” le sous-entendu est fréquemment “tu devrais te faire soigner”. Or stigmatiser sur la base d’une maladie mentale, ça s’appelle la psychophobie et la pratiquer n’est pas compatible avec un langage inclusif.

La psychophobie, ou le sanisme (en anglais mentalism ou sanism), est une forme de discrimination et d’oppression à l’encontre de personnes qui ont ou sont censées avoir un trouble psychique ou une autre condition mentale stigmatisée. Les victimes en sont les personnes catégorisées comme souffrant de troubles psychiques.

Wikipedia

Ce terme est apparu dans les année 70, et même si aujourd’hui son usage se répand, il me semble qu’il y a encore beaucoup de travail d’éducation à faire pour que chacun·e se rende compte de la portée discriminante des insultes de type fou, folle, taré·e ou même crétin·e (dont j’ai récemment appris l’origine sur le compte Instagram C’est quoi cette insulte que je vous recommande de suivre).
Paye ta psychophobie est un autre compte qui éduque par le partage de témoignages et de ressources sur l’étendue de la psychophobie dans la société.
Puisqu’aujourd’hui, et encore plus dans le contexte actuel de crise sanitaire, on met tant l’accent sur la santé mentale, il paraît évident de remettre en question ces mots. De la même manière qu’il ne viendrait pas à l’esprit de se moquer de quelqu’un·e qui a un bras cassé ou souffre d’un cancer en raison de sa maladie, pourquoi serait-il plus légitime de se moquer d’une personne qui souffre de schizophrénie ou de dépression ?

Les émotions doivent avoir leur place au travail, comme partout.

Une des raisons pour lesquelles j’ai titré cet article “Pourquoi je ne dis pas : un·e collègue hystérique” est la prégnance dans le monde du travail de l’idée que les émotions n’y ont pas leur place. Une femme me rapportait récemment qu’elle n’avait pas été embauchée à un poste pour plusieurs raisons parmi lesquelles le fait qu’elle présentait, je cite, une “surcharge émotionnelle” et que sa voix semblait “fragile”. Il y avait (heureusement) une raison plus solide à son non recrutement mais je ne peux que m’interroger : la même remarque aurait-elle été faite par ce recruteur à un homme ?
Les discriminations sexistes dans le monde du travail s’expriment à de multiples niveaux, notamment à cause des préjugés et parfois réalités liés à des grossesses potentielles vues comme des freins à la productivité ; mais elles se doublent aussi, entre autres, de discriminations plus insidieuses sur la perception de la mauvaise gestion des émotions des femmes au premier rang desquelles colère et stress. On parle souvent de leadership féminin (expression que je désapprouve pour les raisons développées ici) pour mettre en avant un management plus empathique et bienveillant. C’est donc qu’on peut apprécier chez les femmes la prétendue douceur qu’elles manieraient plus. Mais quand on se déplace sur le spectre des émotions de la douceur à la colère (qui va souvent de pair avec la revendication de justice), alors ce n’est plus si souhaitable. N’y aurait-il pas là un paradoxe ? Si, et c’est le même paradoxe qui s’exprime dans l’incapacité des gens à mettre sur un plan d’égalité l’affirmation et la capacité de décision des hommes et des femmes quand on parle du leadership des uns (les hommes) et de l’agressivité des autres (les femmes), retranscrite dans le terme anglais bossy (autoritaire) qui désigne plus souvent les femmes (voir la campagne Ban bossy).
Dans son ouvrage le Coût de la virilité, Lucile Peytavin se lance dans une difficile mais nécessaire tentative d’estimer combien coûte à l’Etat chaque année les conséquence d’une éducation des garçons et donc des hommes prônant la virilité, dont la non expression des émotions fait partie. Elle calcule combien d’argent coutent les frais de justice, frais médicaux et l’impact sur la vie humaine (des femmes et des hommes) des comportements dits asociaux en très grande majorité perpétués par des hommes (violences, sexuelles ou non, comportements à risque sur la route, etc.) en raison de cette éducation à la virilité. Elle parvient au résultat de 95 millards d’euros par an.

En entreprise, dans nos relations professionnelles, l’impératif au camouflage des émotions et donc la stigmatisation des personnes qui les expriment qu’on traite de collègues hystériques conduit à des cultures toxiques, dont le burn out est un des symptômes les plus visibles.
Je peux déjà vous entendre rétorquer que l’hystérie dénote une expression exagérée des émotions et que celle-ci n’a pas sa place dans l’entreprise où les relations doivent rester cordiales. Ce n’est pas pour rien si on parle de “relation strictement professionnelle” pour parler d’une relation dénuée d’émotions fortes (amoureuse ou amicale). Mais la prochaine fois que vous vous trouverez dans une situation où vous auriez envie de dire d’une collègue qu’elle est hystérique, je vous encourage à vous demander si c’est l’expression de l’émotion qui est exagérée (elle insulte et se roule par terre) ou si c’est l’émotion elle-même que vous trouvez déplacée (comme la colère). Et si on est dans le second cas, et que la colère est légitime, comment faire si on ne peut pas l’exprimer ?
Et si c’était un homme qui avait exprimé la même émotion, quelle serait votre réaction ?

Et si on parlait justement de la santé mentale des femmes ?

Dans les années 70 et 80 certaines féministes ont voulu se réapproprier le terme hystérie en l’assimilant à la manifestation physique de la résistance à l’oppression patriarcale. Est-ce que cette idée est absurde ?
Pas forcément quand on observe les chiffres de la santé mentale par genre qui montrent une claire disparité : les femmes consultent plus pour des troubles psychiques, prennent plus de psychotropes, souffrent plus de certaines maladies mentales.
Je vous recommande l’écoute de cet épisode du podcast Quoi de Meuf ? pour mieux comprendre ce qui de la nature mais surtout de la culture explique ces disparités. Quelques indices : le poids des injonctions sur le corps des femmes, la charge mentale, la manière dont le système de santé traite les femmes, les attentes autour de la maternité, etc…

Pour conclure, je dirais donc que si les fondements biologiques de l’hystérie sont clairement nuls et non avenus, il reste vrai que l’on prend mal en compte et en charge la santé mentale des femmes.
Les femmes sont sociabilisées en tant que femme à plus exprimer leurs émotions et cela se retourne contre elles dans toutes les sphères de la vie, et notamment au travail. Utiliser le terme hystérique pour parler d’une femme, d’une collègue, d’une foule, d’un rire contribue à renforcer ce stéréotype de genre mais également à stigmatiser la santé mentale, quel que soit le genre (c’est pourquoi je ne l’emploierais pas non plus pour parler d’un homme).

Sexiste, psychophobe et toxique, je n’emploie donc pas le terme hystérique.