C’est le 8 mars, Journée internationale de lutte pour les droits des femmes et on sait qu’on va voir de nombreuses entreprises mettre avec fierté en avant leurs engagements pour l’égalité professionnelle. Certaines seront authentiques, d’autres moins. Certaines seront ambitieuses et mettront des millions sur la table. D’autres auront des actions symboliques pour ne pas dire anecdotiques. Sans parler de celles qui pratiquent le marketing fainéant (sexualiser le corps des femmes pour vendre, au hasard, du carrelage) et le féminisme washing (prétendre être une entreprise qui promeut l’égalité mais exploiter des femmes pour fabriquer ses produits, par exemple) qui vivent leur heure de gloire tous les ans à cette même période ou se font rappeler à l’ordre sur les réseaux sociaux (coucou la Journée de la femme).
Pourtant, il y a une chose extrêmement simple et accessible que toutes les entreprises pourraient faire et qui contribueraient concrètement (et gratuitement) à renforcer l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes : écrire leurs offres d’emploi de manière inclusive.
Offre d’emploi : et si on faisait un première impression inclusive ?
Quand Maud Grenier, experte RH et CEO de PeoplePro, m’a contactée pour parler langage inclusif et recrutement, j’ai tout de suite accepté. Pourquoi ? D’abord parce que les offres d’emploi sont un terrain de jeu hyper complet et concret pour mettre en pratique la boîte à outils du langage inclusif, mais aussi parce qu’au-delà du texte, les offres d’emploi sont souvent la première étape par laquelle des candidat·es vont découvrir une entreprise. Et cette première impression est, comme toujours, cruciale.
J’avais déjà partagé sur Instagram quelques exemples d’utilisation de l’écriture inclusive dans les offres d’emploi de la RATP mais aussi de la SNCF dont la Présidente du réseau Mixité, Anne-Sophie Nomblot, avait d’ailleurs expliqué la démarche au salon VivaTech en 2021. L’objectif est simple : recruter plus de femmes.
1. La diversité et la mixité en entreprise ne sont pas qu’une question morale mais aussi une question d’efficacité économique : McKinsey démontre depuis 2015 dans ses études l’impact positif sur les organisations d’une vraie diversité parmi les équipes et la direction ainsi que les meilleurs résultats financiers des entreprises où des femmes font partie de l’équipe dirigeante.
2. Il est important de changer de paradigme de recrutement et de privilégier le culture add au culture fit, c’est-à-dire de recruter des personnes qui pourront apporter une perspective différente à l’entreprise en ajoutant (add en anglais) à la diversité des profiles plutôt qu’en se conformant (fit en anglais) à l’homogénéité des personnes (comme expliqué par Adam Grant dans cette conférence donnée à Stanford)
3. Le langage inclusif est une boîte à outils et il existe de nombreuses méthodes pour écrire un texte de manière inclusive (le point médian étant une de ces méthodes mais dont on peut très bien se passer). Cela dit toutes ces méthodes ne se valent pas : certaines sont plus ou moins discrètes et donc plus ou moins efficaces pour rendre les femmes visibles.
4. Rendre une offre d’emploi inclusive ne se résume pas à écrire H/F dans le titre et on peut opter pour des stratégies de féminisation plus visible (ou féminisation ostentatoire) pour contrecarrer les stéréotypes de genre liés aux métiers (notamment dans le cas des fonctions en anglais ou des mots épicènes). Par ailleurs, le texte de l’annonce est un espace dans lequel l’entreprise qui recrute peut mettre en avant ses engagements concrets en faveur de la diversité, de l’équité et de l’inclusion comme autant de signaux explicites pour rendre l’entreprise accueillante pour toutes et tous.
5. Le principal frein à la pratique du langage inclusif est la peur : il est très important de faire preuve de bienveillance envers soi-même et de commencer quelque part. Peu importe qu’une offre ne soit pas 100% écrite de manière inclusive ou si la stratégie employée n’est pas la plus efficace pour visibiliser les femmes (voir point 3), l’important est de se lancer.
6. L’argument selon lequel l’écriture inclusive rendrait la lecture difficile pour les personnes dyslexiques est infondé car il se concentre uniquement sur le point médian (dont on peut toujours se passer) et qu’on manque par ailleurs d’études scientifiques mesurant l’impact de ce point pour les dyslexiques. En revanche, il est crucial de pratiquer un langage clair et accessible dans les offres d’emploi, en évitant autant que possible le jargon ou les termes trop techniques qui peuvent décourager les candidatures.
7. Même s’il est vrai que la langue française est mal équipée pour désigner la pluralité des identités de genre (au-delà de la binarité femme-homme), certaines des méthodes du langage inclusif sont plus inclusives que d’autres (épicènes, englobants) et les entreprises engagées sur les questions LGBTQIA+ peuvent le rendre explicite dans le paragraphe de l’offre décrivant leurs engagements, ce qui est un signal fort envoyé aux personnes concernées.
9. Il est temps de sortir de ce que la linguiste Julie Neveux appelle la « mythologie esthétisante du français » et s’intéresser au contexte historique du développement des normes de la langue : le français n’a pas toujours été aussi sexiste et a été masculinisé pour remettre les femmes « à leur place d’inférieure » dans la langue (comme l’a démontré Eliane Viennot) ; le français n’a pas toujours été aussi complexe et la question de l’orthographe ou du respect des règles de grammaire est aussi une manière de distinguer les gens éduqués des autres (comme l’ont montré Arnaud Hoedt et Jérôme Piron dans leur génialissime Ted Talk La faute de l’orthographe). Avoir un recrutement inclusif c’est aussi retenir son jugement sur ce qui serait le « bon usage » du français et s’interroger sur la place que doit avoir (ou pas) l’orthographe dans les critères de sélection.
10. Pour rendre une offre inclusive, on peut aussi réduire le nombre de critère de sélection et prioriser leur ordre de manière à encourager les candidatures de toutes les personnes qui ont le potentiel même si elles n’ont pas forcément toute l’expérience. D’ailleurs, l’idée selon laquelle les femmes postuleraient seulement quand elles remplissent 90% des critères là où les hommes se contenteraient de moins est en réalité une légende urbaine, comme l’explique Marie Donzel dans cet article. Limiter les critères à ce qui est essentiel est donc une bonne manière de maximiser ses chances d’avoir des candidatures diverses.
J’aime bien l’exercice des rétrospectives, surtout celles qui permettent de se replonger dans les lectures faites dans l’année écoulée et de prendre conscience de tous ces livres lus (et, il faut être franche, de tout ce qu’on n’en a pas retenu).
L’année dernière, j’avais déjà partagé une liste des 10 livres sur le langage inclusif en 2021 : cette liste est pour moi le socle fondateur. Cette année, j’ai élargi le champ des possibles avec des livres de différents registres (essais bien sûr mais aussi BD ou romans) qui parlent de plus ou moins près du langage inclusif mais qui ont tous, d’une manière ou d’une autre, nourri mes réflexions, et pour certains inspiré des articles écrits ici.
Je vous propose donc cette année une rétrospective sur le mode listicle des livres que j’ai aimés et qui m’on appris quelque chose pour parler en féministe.
5 livres sur les pensées féministes
Futur·es, Comment le féminisme peut sauver le monde, Lauren Bastide, Allary Editions : le nouvel essai de Lauren Bastide est un condensé très accessible, souvent drôle et justement énervé, de l’état des théories féministes, notamment les plus récentes et radicales (dans le sens bon du terme) autour des identités de genre, des relations amoureuses, des violences subies par les corps, de la question du care et de l’écoféminisme. Elle mentionne rapidement le débat sur l’écriture inclusive (et coucou le point médian sur la couverture, certainement le premier que je vois en librairie et que certain·es n’auront peut-être même pas identifié tant il est gros !) mais ce n’est pas le coeur de cet essai qui propose, dans la même veine qu’une Titiou Lecoq avec ses livres sur Les grands oubliées ou Le couple et l’argent (que je recommande aussi d’ailleurs), un ouvrage à la fois de synthèse hyper documentée mais aussi de réflexion personnelle sur les sujets qui nous mobilisent aujourd’hui.
Sortir de l’hétérosexualité, Juliet Drouar, Binge Audio Editions : « et si nous étions des personnes plutôt que des femmes ou des hommes ? « Ce qui m’a le plus éclairé à la lecture de ce livre est la proposition d’arrêter de considérer le sexisme uniquement comme une domination subie par les femmes mais par toutes les personnes sexisées, c’est-à-dire aussi les personnes intersexes, trans, bi, gay, lesbiennes. Le mot sexisé·e a d’ailleurs fortement résonner avec une réflexion que j’avais par ailleurs sur la voix passive et je cite Juliet Drouar dans l’article Pourquoi je dis : une personne racisée, ou de l’usage du passif dans le vocabulaire des discriminations. Un livre parfois théorique qui s’adresse, pour moi, à des personnes déjà familières du vocabulaire politique des militant·es féministes.
Tout le monde peut être féministe, bell hooks, éditions divergences : première lecture de bell hooks pour moi avec ce livre qui se veut une « introduction courte et accessible à la théorie féministe » répondant « sans jargon idéologique à la question : qu’est-ce que le féminisme ? ». En effet, un livre à mettre en toutes les mains de personnes souhaitant une première lecture sur les enjeux du féminisme. J’ai été particulièrement sensible au chapitre « L’éducation féministe de la conscience critique » qui plaide notamment pour le développement de ressources accessibles pour que chacun·e, quelque soit son âge ou son expérience, puisse éveiller sa conscience féministe. Ecrit en 2000 (et traduit en 2020 en français), ce livre précède l’explosion du contenu pédagogique féministe, notamment sur les réseaux sociaux, mais pour moi cet enjeu est toujours d’actualité.
Pour enseigner la pensée et la théorie féministes à tout le monde, nous devons aller au-delà du monde universitaire et même au-delà de l’écrit. Beaucoup de gens n’ont pas les compétences nécessaires pour lire la plupart des livres féministes. Les livres audio, les chansons, la radio et la télévision sont autant de moyens de diffuser le savoir féministe. Et bien sûr, nous avons besoin d’un réseau de télévision féministe, ce qui n’est pas la même chose qu’un réseau de télévision adressé au public féminin. Mobiliser des fonds pour créer un réseau de télévision féministe nous aiderait à répandre la pensée féministe dans le monde entier.
Le corps des femmes, la bataille de l’intime, Camille Froideveaux-Metterie, Points : je suis rentrée par ce livre dans l’oeuvre de cette philosophesse passionnante. Lire ce livre m’a fait réfléchir au mot féminin, un terme que je préfère ne pas trop utiliser car il renvoie souvent à une vision essentialiste où les femmes seraient par nature comme ci ou comme ça (raison pour laquelle je ne dis pas : leadership féminin, par exemple). Mais l’autrice développe dans cet ouvrage et d’autres l’idée « d’un féminisme incarné », c’est -à-dire un féminisme qui reconnaît l’importance de l’expérience vécue d’un corps de femme (cisgenre ou non) comme fondamentalement différente de celle vécue dans un corps d’homme ; le mot féminin pour renvoyer à cette expérience a donc du sens.
Cette approche permet de dépasser l’opposition entre différentialisme biologisant et universalisme constructiviste en proposant de réfléchir le féminin et le masculin non pas comme deux concepts éternels disant ce que sont ou doivent être les femmes et les hommes, mais comme deux types de subjectivité corporelle historiquement et socialement construits qui englobent d’innombrables variations individuelles.
Un féminisme décolonial, François Vergès, La fabrique : un livre que je peux pas dire avoir pris du plaisir à lire car il bouscule, à raison, mon statut de femme blanche hétérosexuelle économiquement privilégiée, mais un livre nécessaire qui questionne les dimensions intersectionnelle et anticapitaliste du féminisme : qu’y a-t-il de féministe pour des femmes comme moi à se libérer des contraintes du foyer en précarisant d’autres femmes, souvent racisées, pour prendre soin de leur maison ou de leurs enfants ?
Elvire Duvelle-Charles, militante féministe passée par les Femen et créatrice de @ClitRevolution, démontre dans cet essai le potentiel libérateur des réseaux sociaux dans la lutte féministe aussi bien que leur impact néfaste sur la fatigue militante ou la sécurité des féministes en ligne, harcelées et menacées. Elle y parle, notamment dans le chapitre « quand les call out et les dogpiles se retournent contre nous » de l’importance d’employer un langage précis pour lutter contre les discriminations et de la pression exercée sur toutes celles et tous ceux qui s’expriment à le faire « parfaitement ».
Alors que les call-out nous servaient à dénoncer des personnes ayant du pouvoir dont les comportements étaient problématiques, les mauvaises pratiques des entreprises ou des publicités sexistes, cette pratique s’est progressivement retournée contre les militantes elles-mêmes. Scrutées par leurs semblables, elles se retrouvent de plus en plus pointées du doigt pour des mots maladroits ou des actes qui ne sont pas en totale cohérence avec leur combat (…). L’essor que le féminisme a pris ses dernières années s’est accompagné d’une intransigeance sur les discours féministes et d’une course à la pureté militante vertigineuse.
A la pratique du call out (interpellation publique, souvent agressive), elle préfère celle ducall in, un genre de call out bienveillant, fait en privé, de manière constructive. J’ai retrouvé cette expression dans un article du New York Time : What if Instead of Calling People Out, We Called Them In? On y décrit la pratique de Loretta J. Ross, professeuse au Smith college qui « challenge la call out culture » :
« Les femmes sont des étudiantes dans une classe enseignée par Loretta J. Ross, professeuse invitée à Smith College, qui les met au défi d’identifier les caractéristiques et les limites de la culture du call out : l’acte de mettre en cause publiquement une autre personne pour un comportement considéré comme inacceptable. On peut décrire le call out comme une sœur de la dénonciation, plutôt problématique, et une des nombreuses choses qui peuvent conduire à l’annulation (« cancelling »). « Je mets en question la culture du call out « , a déclaré la professeuse Ross de chez elle à Atlanta, où elle donnait récemment une conférence en direct par Zoom à ses étudiant·es, vêtue d’une muumuu bleue du Ghana. « Je pense que vous pouvez comprendre à quel point le call out peut être toxique. Il éloigne vraiment les gens et les rend craintifs de s’exprimer. »1
Laure Murat, dans Qui annule quoi ? propose d’expliquer par l’exemple (en l’occurrence celui des déboulonnages des statues dans une pespective décoloniale) les enjeux de la cancel culture, et propose d’ailleurs « un autre nom, plus proche de la réalité quelle produit : accountability culture (culture de la responsabilité) ou encore pensée woke (éveillée) ». Je recommande ce livre très court (moins de 40 pages) qui permet de cultiver son esprit critique sur un sujet où les débats actuels manquent souvent de nuance.
6 livres sur la représentation des femmes dans l’art, l’histoire, les médias et la culture
Parler en féministe, c’est aussi pour moi être capable de féminiser son discours pas seulement dans son vocabulaire mais aussi dans les noms que l’on cite, et nous savons bien que le nom des femmes qui auraient du rester célèbres pour leurs écrits, leurs recherches ou leur art, ne sont pas toujours arrivés jusqu’à nous. Ce que font des livres comme La revanche des autrices ou Une place c’est non seulement redonner de l’espace à des noms de femmes oubliées (chacun contient des notices biographiques sur des autrices ou des femmes peintres) mais aussi (et surtout) expliquer les mécanismes qui ont conduit à leur effacement de l’histoire (également le sujet du livre de Titiou Lecoq cité plus haut, Les grandes oubliées). Ce qui fait dire à Eva Kirilof dans Une place :
J’ai beaucoup de mal avec le terme « oubliées » quand on parle de femmes artistes, car il y a quelques chose de l’ordre de la passivité. Il ne s’agit pas (…) d’une défaillance de notre mémoire collective, mais d’un système bien huilé qui a longtemps refusé aux femmes les possibilités matérielles mais également symboliques d’accéder au monde de l’art.
Pour sortir de la passivité et mettre en avant le système d’oppression, je préfère donc le termeinvisibilisées (sur le modèle de tous les mots en -iser utilisés pour parler des discriminations dont je parle ici). Un livre que j’aurais aussi pu référencer dans mon article consacré aux épicènes : Femmes artistes, artistes femmes : les épicènes, faux amis du langage inclusif ?
Et puis parfois on se souvient de leurs noms, mais l’histoire qu’on se raconte est une interprétation discutable : dans Mythes et Meufs, Blanche Sabbah passe ainsi au crible une vingtaine de mythes tournant autour de personnages féminins, comme Jeanne d’Arc, Méduse, La Petite Sirène ou Pocahontas. Nombreuses sont ces femmes qui ont inspiré des productions culturelles modernes (notamment beaucoup de dessins animés). Dans ce livre alternent pour chaque mythe quelques planches de BD puis une page de texte revenant plus en détail sur leur interprétation. Un livre qu’on peut donc mettre aussi dans les mains de plus jeunes lecteurs et lectrices grâce à ce double niveau et aux nombreuses références actuelles qu’il contient.
Parmi les mythes modernes, celui de la Vieille Fille, détricoté par Marie Kock dans un essai très personnel où elle revient sur ce qui fait qu’une femme célibataire et indépendante est nécessairement reléguée au statut de fillette immature, d’adulte incomplète ou de vieille inutile. J’ai relu plusieurs fois ce passage où l’autrice explique ne pas refuser le principe de l’amour romantique mais ne pas être prête à tout accepter, en redéfinissant au passage la notion de « besoin » :
Moi, je n’ai pas envie de demander moins. De renier mes standards élevés, presque impossibles à atteindre. Parce que sinon, à quoi ça sert ? En vivant seule longtemps, j’ai appris à être ma meilleure compagne. A être indépendante, à me respecter, à m’aimer. Je ne suis plus dans l’attente d’être complétée. Je suis déjà entière. C’est donc ça mon standard : quelqu’un dont je n’aurais pas besoin.
Mais au-delà des mythes et des figures, la représentation des femmes n’est pas uniquement une question de place, mais aussi une question de traitement : je suis allée voir du côté de la pop culture avec Jennifer Padjemi et de celui des médias avec Rose Lamy. Cette dernière, aussi créatrice du compte @Préparez-vous pour la bagarre, dresse le tableau des modes d’écriture journalistique qui contribuent à maintenir ou renforcer des discours sexistes dans les médias avec un focus sur le traitement des violences sexistes et sexuelles (à l’image du malheureusement fameux « une femme se fait violer » dont je parle ici). On y parle donc beaucoup de vocabulaire et de précision du langage, avec de nombreux exemples très concrets à l’appui : un travail inédit et nécessaire que je recommande vivement. Jennifer Padjemi démontre quant à elle comment la pop culture et ses objets (surtout les séries et la musique) offrent des terrains de jeu presque infinis pour donner à voir d’autres représentations des femmes, de leurs corps, de leur santé mentale, mais aussi des hommes et avec un accent sur les personnes LGBTQIA+. C’est un livre qui démontre aussi le chemin qu’il reste à parcourir, à grands coups d’examples décortiqués et analysés de contenus culturels qui sont autant d’idées de séries à regarder, de livres à lire ou de chansons à écouter.
2 romans bouleversants
Cavales, Aude Walker, Fayard S’adapter, Clara Dupont-Monod, Le livre de poche
Il est rare que des livres parviennent à me faire pleurer mais ces deux-là on réussi. J’ai acheté le premier, Cavales, en écoutant une chronique de France Inter qui mentionnait ce livre rédigé en écriture inclusive. Sans savoir quel était le sujet du livre, je l’ai acheté par curiosité car en littérature, les auteurs et autrices qui écrivent en inclusif sont encore rares (on peut citer l’exemple de Martin Winckler). Je dois avouer que ce n’est pas l’écriture inclusive qui m’a séduite dans ce texte (elle concerne surtout des accords de verbes et ne suit pas la convention d’un usage raisonné du point médian que je pratique) même si évidemment ça m’a fait plaisir. Non, c’est simplement l’histoire, celle de trajectoires de vies un peu (ou très) cassées, qu’on croit comprendre au départ et qui se dévoilent à nous au fil des pages, sur un fond de paysage californien, qui m’a franchement transportée. Pour S’adapter, c’est en cherchant à lire sur le handicap que je suis tombée sur ce livre, également Goncourt des lycéens (et des lycéennes, s’il vous plaît) où Clara Dupont-Monod retrace, à quelques choses près et en personne concernée, l’histoire de sa famille où est né un enfant handicapé, dans ses mots à elle, inadapté. C’est par le récit fait par les pierres du jardin de la maison cévenol où se déroule l’histoire que l’on apprend à connaître cet enfant par le regard de ses frères et soeur, et c’est tout simplement magnifique. C’est de la beauté et de l’amour que j’ai retenu de ce roman que j’ai envie de faire lire à tout le monde autour de moi. Voici les premiers mots du livre :
Un jour, dans une famille, est né un enfant inadapté. Malgré sa laideur un peu dégradante, ce mot dirait pourtant la réalité d’un corps mou, d’un regard mobile et vide. « Abîmé » serait déplacé, « inachevé » également, tant ces catégories évoquent un objet hors d’usage, bon pour la casse. « Inadapté » suppose précisément que l’enfant existait hors du cadre fonctionnel (une main sert à saisir, des jambes à avancer) et qu’il se tenait, néanmoins, au bord des autres vies, pas complètement intégré à elles mais y prenant part malgré tout, telle l’ombre au coin d’un tableau, à la fois intruse et pourtant volonté du peintre.
C’est en cherchant le livre de la linguiste Julie Abbou que je suis tombée sur le roman du même titre de Polina Panassenko. Le roman (Prix Femina des lycéens 2022, et des lycéennes aussi s’il vous plaît !) retrace l’histoire de Pauline, russe naturalisée française qui s’est installée avec sa famille en France dans les années 90 et cherche à se réapproprier, par voie de justice, un élément constitutif de son identité qui lui a été enlevé : son prénom russe, Polina. En racontant son parcours d’immigrée, elle montre comment tenir sa langue est devenue sa stratégie d’intégration : perdre l’accent russe en France, ne pas parler français en Russie. C’est cette idée que notre langue est un puissant vecteur de revendication d’identité et d’une place dans le monde qui unit ses deux livres. Celui de Julie Abbou est le livre d’une linguiste qui travaille depuis des années sur la question du langage inclusif, ou plus exactement comme elle préfère l’écrire, des pratiques féministes du langage. C’est un essai parfois plus technique mais qui m’a appris beaucoup, notamment sur les origines de l’expression langage inclusif, née aux Etats-Unis alors que certaines Eglises cherchaient à rendre les traductions de la Bible inclusives. J’avoue que je ne l’avais pas vu venir. L’essai est aussi une réflexion critique féroce sur la marchandisation du langage inclusif (aujourd’hui objet de formation dispensées par des agences ou de récupération commerciale dans la publicité) et sur la notion même d’inclusion, qui est, pour l’autrice, « une arnaque » universaliste et pas un outil pertinent pour penser la nécessaire radicalité politique que l’égalité entre les individus requiert. Je ne suis pas d’accord avec certaines des idées qu’elle défend (et je fais partie des personnes qui vendent des formations au langage inclusif) mais j’ai pris beaucoup de plaisir à lire cet ouvrage d’experte qui remet aussi sur le devant de la scène une émotion fondamentale à ses pratiques du langage en féministe : la joie. Celle de créer de nouveaux mots, de jouer avec les conventions (à la manière d’une Noëmie Grunenwald dans Traduire en féministe/s), de bifurquer avec les mots, de créer, de provoquer, de politiser nos mots. Mais elle reconnaît aussi une émotion que j’ai observée chez de nombreuses personnes hésitantes face au langage inclusif et que j’analyse dans 3 freins à la pratique du langage inclusif : la peur.
L’exploration joyeuse et irrégulière qui consiste à pousser la grammaire à ses confins, la dimension ludique des pratiques féministes sont primordiales. Mais peur linguistique et hygiène verbale font obstacle à ces expérimentations. (…) J’ai moqué tout à l’heure la profusion de guides pour la féminisation et le langage non sexiste. Mais cette profusion répond à un besoin, celui des personnes amené·es à manipuler ces formes et qui, en l’absence de standard fourni par les autorités linguistiques habituelles (Etat, Académie, école, grammaire, etc.) se trouvent perdu·es, se sentent incompétent·es. C’est donc chaque institution, chaque organisme, qui doit bricoler une ligne de conduite, pour ne pas laisser ses locuteur·trices dans le désarroi.
Bonnes lectures !
1 Traduction libre de : The women are students in a class taught by Loretta J. Ross, a visiting professor at Smith College who is challenging them to identify the characteristics, and limits, of call-out culture: the act of publicly shaming another person for behavior deemed unacceptable. Calling out may be described as a sister to dragging, cousin to problematic, and one of the many things that can add up to cancellation. « I am challenging the call-out culture,” Professor Ross said from her home in Atlanta, where she was lecturing on Zoom to students on a recent evening, in a blue muumuu from Ghana. “I think you can understand how calling out is toxic. It really does alienate people, and makes them fearful of speaking up.”
C’est la dernière innovation qui fait le buzz en ce moment dans le champ de l’intelligence artificielle : ChatGPT. Si vous n’en avez pas entendu parler, c’est un robot conversationnel (de la famille des « chat bots » comme on dit en anglais) qui répond à toutes les questions que vous lui posez d’une manière étonnamment efficace et naturelle pour quiconque a déjà essayé d’interagir avec un·e assistant·e virtuel·le sur n’importe quel site web (et reconnaissons-le, c’est souvent très peu satisfaisant).
Voilà comment ChatGPT se définit quand on lui pose la question :
« Je suis un modèle de langage informatique conçu par OpenAI. Mon but est de pouvoir répondre aux questions et fournir de l’aide aux utilisateurs en utilisant mon apprentissage automatique et mes connaissances en langage naturel. J’essaie de fournir des réponses précises et utiles aux utilisateurs. Je suis un outil de traitement de langage naturel et je n’ai pas d’opinions personnelles ni de préférences »
ChatGPT a été créé par OpenAI, une association à but non lucratif fondée en 2015 par Elon Musk et Sam Altman spécialisée dans le développement d’intelligences artificielles, aujourd’hui devenue une entreprise à « but lucratif plafonné » dont Microsoft est un actionnaire principal . C’est également OpenAI qui est à l’origine de DALL-E, un outil qui peut créer n’importe quelle image à partir d’une description que vous lui donnez, comme celle qui illustre cet article (et sur laquelle je reviendrai).
Comme toutes celles et ceux qui travaillent dans la tech, ou qui ont tout simplement de la curiosité pour l’intelligence artificielle et toutes ses ramifications, j’ai eu envie de tester chatGPT. Et de quoi ai-je discuté avec ce robot ? Je vous le donne en mille : de langage inclusif.
Et disclaimer important à ce stade : je travaille chez Google mais cet article ne reflète que mon opinion personnelle, pas celle de mon employeur.
ChatGPT, un robot éduqué mais pas encore converti
Première chose : l’expérience de conversation avec ChatGPT est en effet bluffante de naturel et je ne suis pas étonnée le moins du monde que cela enthousiasme les foules. Les réponses sont censées, bien formulées et je comprends tout à fait qu’on oublie rapidement qu’on est face à un robot, car j’ai moi-même fini par ressentir une forme d’empathie à son égard, à mesure qu’il s’enfonçait dans des réponses insatisfaisantes en tentant de se justifier. J’avais envie de lui dire : « ce n’est pas grave, tout va bien se passer ».
J’ai commencé par interroger ChatGPT sur sa définition du langage inclusif :
Puis sur son identité de genre (puisqu’il utilise le masculin grammatical pour parler de lui-même), sur ses connaissances en grammaire française, sur la psycholinguistique. Voici ses réponses :
A ce stade, je constate que ChatGPT fournit des réponses plutôt justes et est attentif à ne pas vouloir m’offenser (ce qui est plutôt un bon point de départ).
C’est en l’interrogeant sur sa pratique du langage inclusif que le bât commence à blesser. Si le robot a bien expliqué que le langage contribue à renforcer les stéréotypes de genre, surtout dans les langues grammaticalement genrées comme le français, le mettre en application en ce qui le concerne ne semble pas à l’ordre du jour. Pourquoi ? Parce que ce robot a appris la langue française en analysant un « corpus de textes figés » tout comme il a appris à suivre les règles de la grammaire française, pas à les discuter.
J’ai donc fini cette conversation avec un double étonnement : l’agréable surprise de la qualité factuelle des réponses et la plus frustrante surprise que de l’aveu même du robot, c’est une intelligence basée sur le machine learning (l’apprentissage automatique) qui paradoxalement ne peut pas « apprendre de nouvelles règles grammaticales ou adopter des pratiques de langage inclusif ».
Je vais un peu vite en besogne, car en réalité, ce que dit ChatGPT n’est pas tant qu’il ne peut pas dans l’absolu apprendre de nouvelles règles grammaticales, mais qu’il ne peut pas le faire « comme un humain ». Pourquoi ? Parce que ChatGPT est une intelligence artificielle qui apprend sur la base d’un ensemble de données qu’il analyse : c’est ce qu’on appelle le machine learning (qui lui-même contient des sous disciplines dans le détail desquelles je ne vais pas rentrer ici). La machine apprend toute seule, sans suivre d’instructions codées par des humains, sur la base d’informations qu’on lui fournit et qu’on appelle les données d’entraînement. La machine est donc tributaire des textes et des images qu’on lui donne à analyser pour apprendre. Et c’est là que les stéréotypes viennent contaminer l’apprentissage, car les données d’entraînement fournies sont souvent à l’image de notre société : bourrées de stéréotypes.
Cette courte vidéo explique comment les biais humains sont transférés dans les intelligences artificielles.
Pour essayer de réduire les biais et les stéréotypes dans les intelligences artificielles, les entreprises de la tech ont commencé à développer des principes de responsabilité dans l’IA (responsible AI), à l’image de Google ou du Responsible Artificial Intelligence Institute, proposant des grands principes mais aussi des protocoles spécifiques pour limiter autant que possible la perpétuation des biais humains.
Parmi ces principes, une étape clé est de s’assurer que les données d’entraînement sont représentatives et inclusives et parfois forcer l’algorithme à voir certains groupes sous-représentés pour éviter de retomber dans les stéréotypes, comme ceux du monde professionnel : par exemple, l’image qui illustre cet article a été générée en demandant à Dall-e de créer des peintures représentant différents métiers. J’ai utilisé l’outil en anglais, langue qui dispose d’un neutre où le genre n’est théoriquement pas marqué et devrait donc déclencher des représentations aussi bien féminines que masculines. Comme on pouvait s’y attendre, les stéréotypes de genres sont bien apparus puisque 4 images de « painter » (peintre) sur 4 étaient des images d’hommes, 3/4 des « writer » (écrivain·e) des images d’hommes, 4/4 des « thinker » (penseur ou penseuse) des images d’hommes et 4/4 des « nurse » (infirmier·e) des images de femmes.
De la même manière, j’ai reproduit avec Chat GPT l’expérience qui consiste à demander à des gens de citer des personnes célèbres en utilisant différentes formulations – masculin dit générique (des écrivains), énumération du masculin et du féminin (des écrivains et écrivaines) ou épicène (des personnes célèbres pour leurs écrits) – puis à compter les occurrences de noms de femmes et d’hommes cités. ChatGPT répond peu ou prou de la même manière que les humains, en donnant plus de noms masculins quand la question est posée au masculin et quelques noms féminins quand la formulation est inclusive (énumération ou épicène). Là où le cerveau humain à spontanément tendance à interpréter le masculin grammatical en se représentant des hommes (ce que démontrent toutes les études de psycholinguistique), ChatGPT reproduit ce mécanisme. En plus, on peut raisonnablement penser que pour ce robot il y a aussi moins de biais de disponibilité de l’information : on cite aussi moins d’écrivaines parce qu’on en connaît moins, mais lui peut chercher en ligne autant de noms d’écrivaines qu’il veut pour fournir une réponse paritaire.
Le langage inclusif, la prochaine frontière du machine learning ?
En menant mes recherches pour cet article, j’ai découvert l’existence d’un projet mêlant intelligence artificielle et écriture inclusive : E-MIMIC, « une application qui vise à éliminer les préjugés et la non-inclusion dans les textes administratifs rédigés dans les pays européens, à commencer par ceux qui sont rédigés dans les langues romanes », en gros une application qui automatiserait le passage de textes administratifs (bourrés de mots au masculin dit générique comme « citoyen », « utilisateur », « usager ») en inclusif de manière naturelle et compréhensible (sans que ça soit la fête du point médian partout).
Les autrices et auteurs précisent notamment pourquoi les noms d’agents (qui caractérisent des personnes qui font une action, comme les noms de métiers) sont particulièrement touchés par les biais de compréhension par les machines « apprenantes »:
« Il est avant tout fondamental d’intervenir en amont sur l’apprentissage (des algorithmes, NDLR) pour éviter que le dispositif apprenne de manière erronée, par exemple, en abstrayant des règles grammaticales erronées. C’est, par exemple le cas de l’élimination de la forme féminine des noms et des adjectifs dans les langues romanes et cela pour deux raisons essentiellement : 1) le fait que souvent les algorithmes s’entraînent sur des corpus internationaux, notamment des organisations internationales, qui privilégient l’utilisation du masculin « neutre ». 2) Le dispositif utilise l’anglais comme langue pivot et, comme souvent l’anglais utilise des mots épicènes pour les acteurs ou ne présente pas de formes binaires des adjectifs, la retraduction vers la langue d’arrivée finit par privilégier le masculin, faute de pouvoir attribuer un genre précis.
Les biais de langage des intelligences artificielles s’expriment aussi par les choix de vocabulaire et les tournures de phrases : les intelligences artificielles vont avoir tendance à reproduire les tournures de phrases ou les associations de mots qu’elles rencontrent le plus fréquemment dans les textes des données d’entraînement. Dans le guide Responsible Language in Artificial Intelligence & Machine Learning du Center for Equity, Gender & Leadership (EGAL) at the Haas School of Business of the University of California, Berkeley, on lit cet exemple qui résonne parfaitement avec l’article sur la voie passive que j’ai écrit récemment :
Par exemple : la voie passive est fréquemment utilisée dans les articles de presse traitant de harcèlement sexuel ; cet usage masque la personne qui a commis l’action et rejette la responsabilité perçue sur la victime plutôt que l’auteur du crime. Par conséquent, si un système de machine learning de journalisme automatisé était entraîné sur des données incluant des articles de presse et des articles académiques, il est fort probable que les textes automatiquement générés reproduiraient des tournures similaires aux données d’entraînement, dans ce cas la sur-utilisation de la voie passive dans les articles sur le harcèlement sexuel.1
Comment faire alors pour réduire les biais et stéréotypes de langage dans les intelligences artificielles ? Ce guide contient 9 recommandations très concrètes : on peut évidemment penser à intégrer plus de textes écrits avec des techniques du langage inclusif dans les données d’entraînement mais, même si le langage inclusif est de plus en plus répandu, il reste très minoritaire dans les textes et les discours produits aujourd’hui. Une autre manière de faire, complémentaire à la première mais qui pourrait accélérer l’apprentissage des algorithmes, serait un travail d’étiquetage ou d’annotation des données (data labeling) fournies à l’intelligence artificielle, c’est-à-dire qu’il faut que des humains prennent des textes écrits de manière non inclusives et d’autres en inclusif et mettent une étiquette qui indique à la machine apprenante ce qu’elle est en train de lire et comment elle peut le rendre inclusif.
ChatGPT, le verdict
Je n’en veux pas à ChatGPT de ne pas pratiquer un langage inclusif car il ne fait que représenter l’état du monde à cet égard, et il y a encore un énorme travail d’éducation à faire. Mais il est intéressant d’observer dans ses réponses une apparente conscience de soi (self awareness) de ses propres biais potentiels, qui sont en réalité le reflet l’apprentissage par l’algorithme de ce qu’il est souhaitable ou non souhaitable de répondre à certaines questions, mais qui traduit bien l’état de précaution actuel sur l’expression de l’intelligence artificielle, consciente de sa marge de progrès en matière d’inclusion.
Je pense aussi qu’un usage intéressant à creuser dans le futur pour ChatGPT est son utilisation comme outil de conseil à la reformulation. Car si ChatGPT ne s’exprime pas spontanément de manière inclusive et est loin d’être dénué de biais, comme on l’a vu, il maîtrise le concept et certains des outils du langage inclusif et peut les restituer. Par exemple, on peut simplement lui demander de nous aider à trouver des formulations inclusives : les réponses, même si incomplètes et parfois imparfaites, sont loin d’être mauvaises. Même si je ne suis pas fan de l’idée de l’automatisation de l’écriture inclusive qui n’est pas la démarche la plus efficace pour créer des textes bien écrits et agréables (je préfère la démarche d’intention inclusive plutôt que la méthode qui consiste à passer un texte tout au masculin en inclusif en cherchant à reformuler des morceaux de phrases individuellement), je reconnais que cela peut aider dans certains contextes.
Au final, la croisée de l’intelligence artificielle et du langage inclusif n’est pas un champ d’investigation simple car les conventions du langage (surtout inclusif) sont en perpétuelle évolution et la connotation péjorative ou non de certains mots est ultra dépendante du contexte spatio-temporelle dans lequel on se place, aussi bien que du point de vue duquel on se situe. Un mot n’est pas perçu ou compris de la même manière par des personnes ayant des expériences différentes et il n’y a pas nécessairement de bonne ou de mauvaise réponse à la question de savoir si un mot est inclusif ou pas. Et n’oublions pas non plus que l’intelligence artificielle, bien que largement commentée et présente dans de nombreuses applications de notre quotidien, de notre assistant vocal à notre appareil photo, reste encore aujourd’hui un champ de recherches et d’expérimentations, pas une technologie infaillible éprouvée depuis des décennies. C’est de feedbacks constructifs et bienveillants qu’on besoin celles et ceux qui travaillent sur ce type de projets. Après tout, ChatGPT est un robot spécialisé dans le langage naturel, or le langage inclusif, pour la plupart d’entre nous, n’a rien de naturel tant l’habitude de s’exprimer au masculin est profondément ancrée : pour nous aussi, humains, la clé de la réussite pour s’exprimer en inclusif, c’est l’entrainement, alors ne soyons pas trop dur avec un jeune robot qui n’est qu’au tout début de son parcours.
En tout cas, je fais l’hypothèse que l’examen minutieux auquel sera soumis ChatGPT (et les autres technologies basées sur une intelligence artificielle) dans les prochaines années ouvrira encore un autre champ pour faire résonner les réflexions autour du langage inclusif. Un champ qui ne manquera pas de faire débat.
1 Traduction libre de « For example: passive language is common in news stories about sexual harassment; this obscures who committed the action and puts perceived blame on the victim instead of the perpetrator.21 So, if an automated journalism ML system were trained on data including published newspaper and academic articles, we would expect auto-written text in the news articles to show similar issues as appear in the training data, including overuse of passive voice in an article about sexual assault. »
Je n’arrive plus trop à me souvenir de la première fois où j’ai entendu le mot « racisé·e » mais il est très possible que ça ait été en écoutant un épisode du podcastLa Poudre de Lauren Bastide, peut-être l’entretien avec Amandine Gay ou celui avec Aïssa Maïga, deux femmes noires oeuvrant dans le milieu du cinéma. Je me souviens en tout cas d’avoir été interpellée et même certainement choquée par l’utilisation de ce mot que spontanément je comprenais comme l’acceptation de l’idée qu’il y aurait plusieurs races et non une seule race humaine. Alors a commencé mon éducation (qui est loin d’être achevée) sur le mot « racisé·e » qui m’a permis de comprendre que c’était un outil utile et nécessaire pour penser le racisme et désigner les personnes qui le subissent. Alors qu’en parallèle grandissait mon intérêt pour le langage inclusif, j’ai commencé à faire des ponts entre ce mot et d’autres qui sont employés pour désigner des personnes qui subissent des discriminations comme « minorisé·e » ou « marginalisé·e » et même des mots qu’on rencontre plus souvent comme « handicapé·e ». Mais qu’ont ces mots en commun qui mérite, à mon sens, une analyse pour montrer l’importance des choix de langage pour un monde plus inclusif ? L’utilisation d’une forme de voie passive.
Être une personne racisée, c’est subir le racisme. Point.
En bref, voici ma compréhension du mot racisé·e : il sert à désigner les personnes non blanches qui subissent le racisme. Ce n’est pas une validation de l’existence de multiples races d’un point de vue biologique mais une reconnaissance de l’existence de races comme des constructions sociales menant à la formation de groupes hiérarchisés entre eux. Et même si aujourd’hui, les fondements biologiques de l’existence d’une seule race humaine sont très largement acquis, les conséquences de l’idée qu’il existerait une hiérarchie entre les groupes humains sont toujours visibles et infiltrées dans toutes les couches de nos sociétés : c’est ce qu’on appelle le racisme systémique qui fait que, même si une personne qui recrute pour un poste n’est pas consciemment raciste, elle sera moins susceptible de choisir des profils de personnes non blanches que l’inverse ou la raison pour laquelle la souffrance des femmes noires est moins bien prise en charge à l’hôpital.
Le mot racisé·e est entré dans le Dictionnaire Le Robert en 2018 avec la définition suivante : « Personne touchée par le racisme, la discrimination » et est dérivé du terme racisation qui a été conceptualisé par Colette Guillaumin dans son ouvrage L’idéologie raciste paru en 1972. Le mots racialisé·e existe également, issue du concept de racialisation présent chez d’autres auteurs et il y a des nuances entre ces deux notions : la racialisation installe l’idée de hiérarchisation entre les races (comme des constructions sociales) là où la racisation ajoute la notion de domination.
Chez Guillaumin, la racisation désigne le processus par lequel un groupe dominant définit un groupe dominé comme étant une race. On comprend alors pourquoi c’est le terme « racisé » qui a été repris par les militant·es de l’antiracisme politique pour s’auto-désigner comme groupe soumis à un rapport de pouvoir racialisant. La racisation ne désigne donc qu’un aspect des processus de racialisation, celui de la production de l’assignation racialisante. Au contraire, si on reprend le cas des personnes blanches, elles sont racialisées mais en aucun cas racisées.
Le mot racisé·e a lui-même fait polémique, et pas seulement entre les personnes concernées par le racisme et les autres, mais au sein des anti-racistes ou des personnes non blanches : ce terme est vu par certain·es comme une résurgence néo-raciste qui viserait à remettre sur le devant de la scène le concept de race de manière délétère ou comme une autre manière de ramener les personnes non blanches à un statut de victime subissant leur couleur de peau (quelques exemples dans la section Utilisation politique du terme « racisé » et controverses de la page Wikipédia du mot racisation).
Mon objectif est d’encourager l’esprit critique sur les mots, aussi je vous laisse maintenant juger en conscience de votre choix sur l’utilisation ou non de ce terme : à titre personnel, je vais continuer à l’employer car c’est celui que je vois employé par les militant·es anti-racistes que je suis et que j’adhère au concept et l’existence du processus de racisation. Je l’emploie en premier lieu pour désigner des personnes dans le contexte d’une discussion où je veux mettre en avant la dimension discriminatoire d’un comportement ou d’une situation. Dans le cadre informel d’une conversation et pour décrire une personne (si même cette dimension de son identité doit être précisée), j’essaierai de trouver une alternative moins politisée pour ne pas ramener sans cesse les personnes à cette forme d’altérité imposée par le mot racisé·e. Par exemple, je peux dire simplement une personne noire (même si le terme racisé·e peut s’appliquer à toute personne non blanche).
Voici deux posts Instagram que j’ai trouvés très éclairants sur cette question, issus des compte Décolonisons-nous et Racisme invisible.
Personnes minorisées, sexisées, handicapées : le passif pour traduire une oppression
Définition : une phrase est à la voix passive lorsque le sujet de la phrase subit l’action. Sa forme la plus connue est celle qui consiste à utiliser l’auxiliaire être avec un verbe au participe passé (la table est nettoyée) éventuellement suivi par un complément d’agent (par Camille). Mais on peut aussi traduire l’idée du passif (subir une action) en modifiant le verbe lui-même, par exemple en utilisant le suffixe -isé qui sert à traduire une idée de transformation (quand on féminise, on rendquelque chose féminin, whatever that means). Ce suffixe est omniprésent dans le vocabulaire qui sert à décrire les discriminations. Pourquoi ? Car il permet de traduire la dynamique où un groupe subit une d’oppression. On ne précise simplement pas qui oppresse car l’oppression est souvent sociale et non pas attribuable à un individu en particulier.
D’après Wikipédia la définition sociologique de l’oppression est « le mauvais traitement ou la discrimination systématique d’un groupe social avec ou sans le soutien des structures d’une société ». En d’autres termes :
L’oppression sociale fait référence à l’oppression qui est réalisée par des moyens sociaux et qui a une portée sociale – elle affecte des catégories entières de personnes. (…) Ceux qui subissent le choc de l’oppression ont moins de droits, moins d’accès aux ressources, moins de pouvoir politique, moins de potentiel économique, une santé moins bonne, des taux de mortalité plus élevés et des chances globales inférieures.
Dans la langue, le passif qui place le sujet en objet subissant une action me semble parfaitement traduire l’idée d’une oppression subie par des personnes discriminées.
Prenons quelques exemples.
On a pendant longtemps parler de minorités pour désigner « un groupe de personnes qui, en raison de leurs caractéristiques physiques ou culturelles, sont distinguées des autres dans la société dans laquelle elles vivent, par un traitement différentiel et inégal, et qui par conséquent se considèrent comme objets d’une discrimination collective » (Wirth, 1945, cité ici). Ce qui compte ici n’est pas tant l’idée de nombre que « l’expérience de la discrimination comme dénominateur commun d’un groupe social » (les femmes constituent la moitié de l’humanité et ne sont pas minoritaires, pourtant elle subissent un traitement différentiel et inégal). J’y préfère le terme de groupes minorisés (ou aussi parfois marginalisés – qui sont de fait mis à la marge de la société) qui inscrit les individus y appartenant dans une forme d’oppression sociale.
De même, l’expression personnes sexisées a été proposée par des intellectuelles comme Colette Guillaumin déjà citée ou plus récemment Michelle Causse pour désigner les femmes subissant l’oppression liée à leur sexe. Dans une perspective plus large visant à dépasser l’association systématique sexisme/femmes, Juliet Drouar propose dans son ouvrage Sortir de l’hétérosexualitéd’utiliser aussi ce terme pour désigner « l’ensemble des personnes subissant structurellement du sexisme » :
Le terme sexisé, en levant le voile sur les processus de construction sociale de la différence des sexes à l’origine du sexisme (avec le suffise « -isé ») permettrait de ne pas invisibiliser les personnes LGBTQI+. Sans pour autant empêcher d’utiliser les mots disponibles – trans, lesbiennes, femmes, intersexes, gay, bi·es, two-spirit – pour décrire les spécificités des oppressions sexistes et de leurs mécanismes concernant les différentes communautés.
Sortir de l’hétérosexualité, Juliet Drouar
Autre exemple : le mot handicapé·e est défini comme un nom propre dans le dictionnaire, c’est un participé passé substantivé, c’est-à-dire un participé passé utilisé comme un nom (même si je préfère dire une personne handicapée plutôt que une ou un handicapé). Pourtant, on peut considérer que c’est une sorte de forme passive. Ainsi, dans le podcast La Série Documentaire : Handicap, la hiérarchie des vies, une femme exprime sa préférence pour l’expression personne handicapée à celle de personne en situation de handicap, car le handicap est une oppression de la société validiste dans laquelle nous vivons : elle est handicapée par la société qui ne lui est pas accessible et ne fait que peu d’effort pour le devenir, car le fait d’être valide (sans handicap) est perçue comme la norme à laquelle les personnes handicapées doivent s’adapter.
A l’opposé du passif, la voix active pour redonner leur agentivité aux sujets
Dans le domaine des violences sexistes et sexuelles, le terme le plus emblématique de l’usage de la voix passive est le mot violée (que je mets au féminin par usage de l’accord de majorité, car l’écrasante majorité des victimes de viol sont des femmes) : une femme est violée par un homme. Rose Lamy, dans son ouvrage que je vous recommande grandement Préparez-vous pour la bagarre : défaire le discours sexiste dans les médiasrevient sur le traitement médiatique des viols et sur la fréquence de l’usage, dans les médias et dans la vie de tous les jours, de l’expression : « une femme se fait violer ». Sauf que se faire violer et être violée, ce n’est pas la même chose, car la première formulation inclut un verbe d’action (faire) qui implique que la femme victime a été pour quelque chose dans ce qui lui est arrivé. Cette formulation d’apparence banale contribue à la culture du viol, c’est-à-dire l’ensemble des pratiques et des discours qui banalisent le viol, notamment en rejetant une partie de la faute sur la victime. Le fameux « elle l’a bien cherché avec cette jupe courte ». On peut même aller plus loin, comme Lucile Peytavin, autrice du génialissime Le coût de la virilité. Dans une tribune intitulée Parlons de violences machistes pour combattre ce fléau elle encourage à inverser le discours et parler de violences machistes plutôt que de violences faites aux femmes pour replacer l’agresseur (quasiment toujours un homme) comme sujet de l’action : un homme a violé une femme.
L’année vient à peine de commencer et déjà, trois féminicides ont été recensés en France. Les criminels seraient : un militaire de 21 ans dans le Maine-et-Loire, un employé de mairie en Meurthe-et-Moselle et un homme de 60 ans à Nice. Et combien de femmes ont été harcelées, violentées, insultées depuis que 2022 a pointé le bout de son nez ? Ou plutôt combien d’hommes ont harcelé, violenté, insulté des femmes ? Et si, pour combattre les « violences faites aux femmes » on commençait par parler de lutte contre la « violence machiste » ? (…) Mais qui viole, harcèle, agresse, tue les femmes ? Qui sont les auteurs à l’origine de ces violences ? Employer les termes de violences “faites aux femmes” n’apporte pas de réponse à cette question et même invisibilise les responsables. La difficulté à nommer les agresseurs est toujours bien présente !
Je trouve très éclairant de prendre conscience des implications de l’utilisation de la voix passive pour rendre visible par le langage les mécanismes d’oppression. En parallèle, je trouve tout aussi pertinent de positionner, en creux, la voix active comme un moyen de réappropriation de ce qu’on appelle l’agentivité des personnes (celle sui sont opprimées comme celles qui oppriment).
En sciences sociales et en philosophie, l’agentivité, adaptation de l’anglais « agency » et utilisé notamment au Canada, est la faculté d’action d’un être, sa capacité à agir sur le monde, les choses, les êtres, à les transformer ou les influencer. En sociologie, l’agentivité est la capacité d’agir, par opposition à ce qu’impose la structure.
Parler d’agentivité, notamment chez les personnes subissant des discriminations, c’est mettre l’accent surleur capacité d’agir, sur leur capacité à être motrice de leur action et pas uniquement à les subir, dans une posture de victime qui serait nécessairement misérabiliste.
Cette manie de vouloir réduire au silence celles qui prennent la parole, un acte déjà éprouvant, est très parlante parce qu’être victime de discrimination n’est pas un ressenti : c’est un fait. Il est humiliant d’être traité différemment et ce n’est pas se « victimiser » que de constater une réalité et la dénoncer afin qu’un réel changement s’opère.
D’ailleurs le verbe victimiser rentre aussi dans le cadre de cette réflexion : dit-on de soi-même qu’on se victimise ? Ou bien est-ce un outil pour désigner les personnes qui dénoncent leur statut factuel de victime pour détourner l’attention vers une posture de souffrance (légitime et indéniable) qui devrait inspirer la pitié ?
Un exemple pour illustrer cette idée d’agentivité : une femme voilée. Je partage le post Instagram de Miana Bayani, autrice féministe, musulmane et engagée qui explique comment l’usage de l’expression « une femme qui porte le hijab » replace les femmes concernées dans la position de sujet agissante, pas nécessairement comme la victime passive du choix d’un autre.
Comme je l’ai déjà expliqué, pour moi la notion de langage inclusif comprend celle de langage précis : employer les mots les plus justes possibles pour désigner les personnes. Utiliser (ou refuser) l’usage de la voix passive permet de créer des mots qui désignent des réalités concrètes, des expériences de la vie que l’on ne partage pas forcément (je rappelle que je suis une femme blanche, valide, hétérosexuelle) mais que des mots justes nous permettent de mieux appréhender pour en prendre conscience. Je vous partage ma pratique, je ne vous demande pas de l’adopter mais je vous encourage à garder un esprit ouvert et critique sur les mots qui désignent les discriminations car ils sont des outils à part entière pour les rendre visibles et les combattre.
Je finis par cette citation de la génialissime Brené Brown :
“Les gens refusent de participer à des conversations vitales sur la diversité et l’inclusion par peur de mal paraître, de dire quelque chose de faux ou d’être dans l’erreur. Choisir son propre confort plutôt que les conversations difficiles est l’illustration parfaite du privilège, et cela abime la confiance et empêche de parvenir à un changement significatif et durable1.
1 Traduction de “People are opting out of vital conversations about diversity and inclusivity because they fear looking wrong, saying something wrong, or being wrong. Choosing our own comfort over hard conversations is the epitome of privilege, and it corrodes trust and moves us away from meaningful and lasting change.”
Il y a quelques jours, une PLV (publicité sur le lieu de vente) a été photographiée dans un magasin Monoprix et épinglée par Pépite sexiste, association de sensibilisation aux stéréotypes diffusés par le marketing. Située dans le rayon des protections périodiques, cette affiche indique aux personnes trop gênées pour acheter ces produits en magasin de passer par le site internet de Monoprix pour plus de discrétion. Cette affiche (retirée depuis) est avant tout problématique parce qu’elle contribue à renforcer le tabou autour des règles qui ne devraient en aucun cas susciter la gêne ou la honte, mais elle est aussi très intéressante parce qu’elle contient un mystère : à qui s’adresse Monoprix ?
A qui parle Monoprix ?
Les commentaires sous le post de Pépite Sexiste sont très clairs sur une chose : cette affiche n’est pas claire du tout.
Après l’avoir postée sur Facebook et Twitter on a eu plusieurs types de commentaires : certaines personnes pensent que l’affiche concerne les produits pour fuites urinaires, d’autres qu’elle est à destination des maris/petits copains qui vont acheter des serviettes pour leur partenaire…
Ce qui m’intéresse dans cette affiche, c’est l’utilisation du masculin dans la phrase « Trop gêné ? » : s’adresse-t-on aux hommes qui achètent des protections périodiques (pour eux-mêmes dans le cas d’hommes trans ou pour une femme de leur entourage) ? Emploie-t-on le masculin qui « l’emporte(rait) sur le féminin » comme la règle largement répandue dans la langue française l’exige(rait) ? A-t-on simplement fait une erreur en employant le masculin au lieu du féminin car on sait que l’écrasante majorité des personnes qui en achètent sont des consommatrices ?
Toutes ces hypothèses ont été soulevées dans les commentaires et je n’ai pas pour ambition de trancher car je ne sais pas quelle était l’intention de la personne qui a rédigé cette annonce. Justement, ce qui m’intéresse, c’est l’ambiguïté même de cette phrase qui est une parfaite illustration de ce que le langage inclusif cherche à changer : l’emploi systématique du masculin dit générique ou neutre dans la langue.
Masculin générique ou spécifique ?
Vous avez certainement déjà entendu cette règle de la grammaire française, « le masculin l’emporte sur le féminin » qui justifierait que lorsqu’on parle d’un groupe mixte, composé d’hommes et de femmes, on devrait choisir le genre grammatical masculin pour désigner tout le monde (règle qui a été imposée par l’Académie Française et les grammairiens du 17e siècle et a contribué à masculiniser la langue française qui était beaucoup plus égalitaire auparavant, mais je vous renvoie aux travaux de la géniale Eliane Viennot pour une perspective historique sur ce sujet dont elle est l’experte incontournable).
C’est pourquoi en français lorsqu’on parle d’un groupe de garçons et filles qui étudient on peut dire « les étudiants » pour théoriquement représenter tout le monde. C’est ce qu’on appelle l’emploie d’un masculin dit générique qui a vocation à être neutre. L’emploi du genre grammatical masculin peut donc être à la fois générique (représenter tout le monde, tous les genres) ou spécifique (quand il désigne une personne identifiée comme un homme). Par exemple, si je dis : « Le directeur a pris la parole », l’emploi du singulier dans ce contexte me laisse penser que le directeur est un homme, on est donc dans un emploi spécifique du masculin. A contrario, le genre grammatical féminin, lui, est toujours spécifique : si je dis « les étudiantes » ou « les musiciennes », je sais que je parle forcément d’un groupe uniquement composé de femmes (sauf chez Typhaine D qui pratique, dans une démarche artistique et militante, la féminine universelle et dont je vous recommande le Tedx « Elle était une fois, une langue émancipéé »).
Si l’on revient à notre affiche Monoprix, la question est donc de savoir si on utilise ici un masculin générique (pour parler de toutes les personnes susceptibles d’acheter des protections périodiques) ou spécifique (pour les hommes seulement) ? A lire cette affiche, il n’y a strictement aucun moyen de savoir à qui on parle. En quoi est-ce à la fois révélateur et problématique ?
Le masculin pose un problème d’interprétation
Premier problème : quand notre cerveau lit ou entend un masculin, il ne sait pas gérer l’ambiguïté d’interprétation que je viens d’énoncer (s’agit-il d’un générique pour parler d’un groupe mixte ou d’un spécifique pour parler d’un groupe d’hommes) et va la plupart du temps associer le masculin comme genre grammatical au masculin comme identité de genre. En gros, quand je lis « les étudiants », même si j’ai appris à l’école que ce masculin peut aussi représenter des femmes, mon cerveau va avoir tendance à se représenter plutôt des hommes, à penser spécifique plutôt que générique. C’est ce qu’ont montré 40 ans d’expérimentations et d’études dans le champ de la psycholinguistique, résumées dans le livre « Le cerveau pense-t-il au masculin ? » de Pascal Gygax, Ute Gabriel et Sandrine Zufferey (vous pouvez écouter le résumé par Pascal Gygax dans cette table-ronde que j’ai animée « Démystifier le langage inclusif : 1h pour comprendre et se faire un avis », à la 20e minute). La pseudo neutralité du masculin n’existe donc pas réellement pour notre cerveau qui associe le masculin dans la langue aux hommes. Dans la pub Monoprix, je vois un masculin et moi, en tant que femme, je ne me sens pas concernée.
Deuxième problème : le masculin n’est pas précis car il laisse possible l’interprétation de son sens. Prenons un autre exemple : « Le directeur s’est adressé aux étudiants sur un ton amical ». Ici, « le directeur » est un masculin spécifique mais qu’en est-il des « étudiants » ? Dans cette phrase, il n’y aucun moyen de savoir si on parle en réalité d’un groupe composé de garçons uniquement (spécifique) ou d’un groupe mixte (générique). Et ceci est très problématique lorsqu’on veut se faire comprendre, et a fortiori dans le champ publicitaire où on veut faire passer des messages explicites auprès de sa cible : ici, la cible est floue et imprécise. Dans la pub Monoprix, je vois un masculin et moi, en tant que femme, je ne sais pas si on s’adresse à moi ou pas.
Le langage inclusif, c’est aussi lever l’ambiguïté d’un masculin pseudo neutre
Je ne vais pas proposer de réécritures inclusives de cette affiche car à mon sens, elle ne devrait pas exister #ChangeonsLesRègles. Mais je trouve que la décrypter est intéressant parce que cela permet de placer le langage inclusif, qui a pour objectif de représenter toutes les personnes quel que soit leur genre dans la langue, sur un autre terrain : pas uniquement celui de l’égalité de genre, mais aussi celui de la précision et de la clarté du langage. Parler de manière inclusive, en pratiquant les 3 grandes conventions que sont notamment la féminisation des noms de métiers et le refus de l’emploi du masculin générique (au profit des mots épicènes, englobants, de l’énumération masculin/féminin ou du point médian), c’est aussi s’assurer qu’on s’exprime de manière précise, claire et sans ambiguïté. Et dans les métiers de la communication, qu’elle soit commerciale ou politique, c’est un langage clair qu’on cherche à pratiquer. Les outils du langage inclusif sont donc indispensables aujourd’hui à quiconque cherche à se faire bien comprendre à une époque où le masculin ne peut plus se faire passer pour neutre.
Récemment, nous avons connu une nouvelle vague(lette) d’oppositionau langage inclusif qui a suscité chez moi un énervement certain. Mais au détour d’un déjeuner avec une traductrice militante du français inclusif et d’une conversation avec le fondateur d’une agence de communication engagée en faveur de l’écriture inclusive, j’ai relativisé. Et j’ai décidé de me concentrer sur le positif : or, des signes de progression du langage inclusif, j’en ai vus au moins 5 ces dernières semaines.
Dans la bouche du Président
Le Président de la République a pris la parole dans une vidéo mise en ligne sur la chaîne YouTube de l’Elysée le 3 octobre intitulée Une méthode nouvelle où il revient sur la mission du Conseil National de la Refondation. Dans cette vidéo d’un peu plus de 13 minutes, il utilise à de très nombreuses reprises la double flexion, c’est-à-dire un des outils du langage inclusif qui consiste à dire le masculin et le féminin des mots comme dans « infirmiers et infirmières ».
Il l’utilise dès son entrée en matière pour parler à « chacune et chacun d’entre nous » (formulation aussi reprise dans la description de la vidéo) et à « celles et ceux », formulation dont il a l’habitude et qui lui avait déjà valu lors de son élection en 2017 les foudres de journalistes qui y dénonçaient un « celzécisme » opportuniste (voir l’article de Capital « Parlez-vous le Macron ? »).
Mais Emmanuel Macron ne s’arrête pas là et on note un effort particulier à dire, pour les noms de métiers, le masculin et le féminin : « présidentes et présidents des chambres », « enseignants et enseignantes », « pharmaciens et pharmaciennes », « infirmiers et infirmières »…
L’utilisation des doublets n’est pas nouvelle chez Emmanuel Macron et, déjà lors du débat de la présidentielle face à Marine Le Pen, il les a utilisés plus d’une fois. Cela me laisse penser que lui-même comprend bien l’intérêt de dire les deux genres grammaticaux pour mieux représenter femmes et hommes, ou en tout cas pour s’adresser à eux et à elles, sinon il ne s’embarrasserait pas de ces formulations plus longues. Ce nouveau mandat, qui a vu son précédent ministre de l’Education, Jean-Michel Blanquer, farouchement opposé à l’écriture inclusive, remplacé par Pap Ndiaye qui pourrait y être plus favorable, va donc peut-être marquer un contexte politique plus propice au développement du langage inclusif.
D’ailleurs, on notera que vient tout juste d’être remis à jour et publié le Guide pour une communication publique sans stéréotype de sexe du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, qui contribue à normaliser le langage inclusif comme une pratique souhaitable dans tous les domaines de la sphère publique.
Que ces publicités soient le fruit d’une initiative individuelle passée inaperçue ou le résultat d’une réflexion profonde sur l’impact des mots sur le recrutement, la visibilité et l’inclusion des femmes, le point médian ajoute ici une dimension supplémentaire à ces pubs. Ce signe dont on pourrait se passer (on peut toujours écrire en inclusif même sans point médian) reste le plus polémique et le plus remarquable de l’écriture inclusive. Il est le témoin d’un certain courage en communication par une prise de risque dans l’affichage de valeurs, certes largement consensuelles aujourd’hui (l’égalité de genre), mais sous une forme largement rejetée (le point médian). Et cette prise de risque, qui se montre aujourd’hui dans l’espace public et pas uniquement dans les profondeurs d’une page web ou d’une appli, peut être aussi une manière d’interpeller et de marquer plus efficacement les personnes exposées, qu’elles soient réfractaires ou favorables à l’écriture inclusive, car la rareté du point médian en publicité en fait un outil de distinction et de mémorabilité. Et n’est-ce pas cela le Graal des publicitaires à l’âge de la bataille pour l’attention ?
De nombreuses rédactions ont déjà adopté le langage inclusif depuis longtemps : Slate, Métro, Madmoizelle, France TV Slash. On voit régulièrement des médias s’ajouter à cette liste et l’assumer ainsi que des médias nouveaux se lancer d’emblée en inclusif, comme la revue féministe La Déferlante qui a même partagé sa propre charte d’écriture inclusive en ligne.
Mais au-delà des rédactions qui l’encouragent, je commence à lire de plus en plus d’articles où les journalistes pratiquent manifestement l’écriture inclusive mais de la manière la plus transparente (et la plus intégrée) qui soit, sans point médian, discrètement, mais sûrement là. Car oui, il faut le rappeler, l’écriture inclusive ne se limitant pas au point médian, on peut très bien écrire en inclusif sans jamais l’utiliser (et donc sans jamais se faire remarquer). C’est d’ailleurs ce que rappelait Mathilde Serrell le 6 octobre dans sa chronique Un Monde Nouveau sur France Inter intitulée : « #MeToo l’écriture inclusive, la fin d’un malentendu » ? Elle y cite par ailleurs l’étude que j’ai co-réalisée pour Google avec Mots-Clés sur la perception du langage inclusif par les internautes et qui le montre bien : les gens n’aiment pas le point médian mais acceptent volontiers les autres techniques du langage inclusif.
Autre exemple : France Football, magazine qui décerne le ballon d’or, vient de lancer un nouveau prix, le Prix Socrates, pour les « joueuses et joueurs engagés », obligeant même le Figaro (la plateforme des opposant·es au langage inclusif), qui en a repris le communiqué de presse, à jouer de la double flexion.
Autre fait marquant dans l’univers des médias, le magazine Paulette est devenu Paul.e, pour une version non genrée du titre déjà féministe.
Je suis heureuse car je ne pense pas que le dernier livre à charge contre l’écriture inclusive sera un succès de librairies : Malaise dans la langue française, ouvrage collectif dirigé par Sami Biasoni, est aujourd’hui 189e meilleure vente sur amazon loin derrière Virginie Despentes, Lola Lafon, Annie Ernaux ou même le Petit Grévisse (Grammaire française). Et alors que, à des fins purement scientifiques, je voulais me le procurer pour en faire la lecture, j’ai réalisé qu’il était en stock seulement dans 18 librairies indépendantes parisiennes d’après le site parislibrairies.fr (au 9 octobre 2022).
Vous trouverez en revanche dans plus de 50 librairies le dernier roman d’Aude Walker, Cavales, écrit en écriture inclusive qui est, lui, sur ma table de chevet. Et je ne parle même pas du nouveau livre de Lauren Bastide, Futur·es, qui va, à n’en pas douter, et c’est tant mieux, se vendre comme des petits pains féministes.
Dans notre quotidien
Finalement, il trace sa route un peu partout, le langage inclusif : dans des versions très diverses et identifiables, du point médian au point final en passant par la barre oblique, mais aussi plus subtilement, dans une répétition du masculin et du féminin qui ne choque pas notre oreille mais marque celles et ceux (sic), qui comme moi, y prêtent une attention particulière. Alors je vous encourage, vous aussi, à prêter attention : dans le train, sur certains sites de l’administration, dans vos applis de livraison de repas, dans la rue, sur les bus, dans un cahier de correspondance…
Notez ces occurrences du langage inclusif et n’hésitez pas à me partager celles que vous trouvez les plus significatives dans les commentaires ou par email : alicia@reworlding.fr.
Un des outils pour écrire de manière inclusive est l’utilisation du point médian, c’est-à-dire ce signe de ponctuation · qui permet de contracter ou abréger en un seul mot ses formes masculine et féminine comme dans « étudiant·es » ou « chirurgien·ne ». Dans le débat actuel sur l’écriture inclusive, c’est lui qui cristallise toutes les tensions (comme démontré par l’étude Mots-Clés et Google sur la perception de l’écriture inclusive par les internautes en France), au point que la détestation du point médian en vient à rendre impossible un débat nuancé et bienveillant sur le langage inclusif dans son ensemble. Accusé d’être moche, de rendre illisible les mots, d’être une aberration, il n’est pourtant qu’un outil parmi d’autres. Faisons le point sur ce fameux point médian, aussi parfois appelé point milieu.
L’écriture inclusive peut très bien se passer du point médian
Je le repète, le point médian est UN outil parmi d’autres dans la boîte à outils de celles et ceux qui veulent s’exprimer de manière inclusive. Des livres de plusieurs centaines de pages sont entièrement écrits de manière inclusive sans jamais l’utiliser et il en va de même pour cet article.
Dans Les 3 règles très simples du langage inclusif, vous retrouverez les autres outils disponibles parmi lesquels l’énumération (écrire « les étudiants et les étudiantes » en entier, sans abréger) qui marche dans 100% des cas (même si c’est plus long) ou les termes englobants ou épicènes (comme « le corps enseignant » ou « les élèves ») non marqués en genre.
Il n’y a strictement aucune obligation d’avoir recours au point médian. Jamais. On peut donc très bien être contre son utilisation sans être contre toute l’écriture inclusive en bloc.
Attention donc aux arguments qui instrumentalisent le point médian pour disqualifier toute l’écriture inclusive, en mettant par exemple en avant son illisibilité par les personnes dyslexiques. Sur ce sujet, on manque de données scientifiques sur cet impact et la dyslexie peut prendre de nombreuses formes différentes, certaines sensibles à la ponctuation d’autres non. Ce qui est certain, c’est que si l’on n’utilise pas le point médian mais qu’on utilise les autres outils à notre disposition, on peut très bien écrire de manière inclusive et accessible.
A l’oral, le point médian disparaît
Une des critiques faite au point médian est la difficulté de l’oraliser, c’est-à-dire le dire à l’oral. Il faut bien avoir en tête que le point médian est un signe qui permet d’abréger deux mots en un à l’écrit et qu’à l’oral il ne se prononce pas. De la même manière que vous oralisez M. en Monsieur et Mme en Madame, vous direz à l’oral « étudiant·es » en « étudiantes et étudiants » ou « étudiants et étudiantes » dans l’ordre de mention que vous préférez. En d’autres termes, à l’oral, le point médian ne se lit pas, tout simplement, mais à l’écrit il est pratique pour gagner du temps ou de l’espace.
On recommande un usage raisonné du point médian
Dans les conventions du langage inclusif que je pratique, je pratique un usage dit raisonné du point médian, c’est-à-dire que je ne l’utilise que lorsque les mots au masculin et au féminin sont proches (un ou deux lettres de différence) comme dans avocat·e, commandant·e ou infirmier·e. Ici, le point médian ne perturbe que très peu la lecture du mot. De même, je ne mets qu’un seul point médian quand le mot est au pluriel comme dans chef·fes (que je n’écris pas chef·fe·s) En revanche, je l’évite pour le moment quand les mots sont plus éloignés (je n’écris pas « sportif·ve » ou « consommateur·ice) et je n’utilise pas de néologisme de type auditeurice ou lecteurice. A la place, je dis « auditrices et auditeurs » ou je parle du lectorat.
Mais au fait, pourquoi le point médian ?
On choisit plutôt le point médian que le point final, la parenthèse ou le slash car le point médian est dépourvu de toute autre signification symbolique. Quand on met le e entre parenthèses, cela revient symboliquement à mettre les femmes entre parenthèses. Le point médian ne signifie rien, il est neutre.
En conclusion, il est important de considérer le point médian pour ce qu’il est : un outil parmi d’autres, bien pratique mais jamais indispensable. Ne laissons pas un petit point nous éloigner de l’objectif principal du langage inclusif : représenter justement les femmes et les hommes dans la langue.
Il y a un peu plus d’un an, quand j’ai lancé re·wor·l·ding, j’ai défini ma mission ainsi : « encourager chacun·e à cultiver un regard critique sur les mots et à utiliser un langage précis et inclusif ». Dès le départ, j’ai utilisé le terme « langage inclusif » plutôt que le plus courant « écriture inclusive », notamment inspirée par l’experte incontestée Eliane Viennot dont je venais de lire « Le Langage inclusif : pourquoi, comment » (un incontournable pour qui veux comprendre les enjeux historiques et pratiques du langage inclusif en une centaine de pages). Depuis, au fil de mes lectures et rencontres, je suis tombée sur d’autres formulations comme rédaction épicène, langage démasculinisé, français inclusif ou encore écriture non-sexiste ou égalitaire. Pendant plusieurs mois, je me suis d’ailleurs interrogée : es-ce que « langage inclusif » était vraiment l’expression la plus appropriée ? Aujourd’hui, je suis convaincue que c’est celle qui me correspond le mieux et voilà pourquoi.
L’écriture inclusive, populaire mais limitante
Aujourd’hui, en France, il n’y a pas photo : l’expression qui est la plus communément adoptée est « écriture inclusive ». C’est elle qui fait régulièrement la une des journaux et c’est elle qui écrase toutes les autres formulations dans les recherches des internautes, comme on le voit dans ce graphique issu de Google Trends. Si l’expression « langage inclusif » émerge, elle reste 36 fois moins recherchée que « écriture inclusive » en France ces 12 derniers mois.
Néanmoins, le fait d’utiliser l’expression « écriture inclusive » pose deux problèmes, l’un sémantique l’autre politique. Du point de vue du sens, parler d’écriture inclusive est très restrictif car cela implique une attention sur l’écrit uniquement. Dans l’ouvrage sus-mentionné, Eliane Viennot écrit :
Toutes les techniques et recommandations énumérées jusqu’ici [dire les métiers au féminin, ne pas utiliser le mot Homme dans un sens englobant ou utiliser l’énumération du masculin et du féminin, ndlr] sont valables pour l’oral comme pour l’écrit. Elles constituent l’essentiel du langage inclusif. Quelques autres sont propres à l’écriture, qui suppose un temps de réflexion plus long, et donc la mise en oeuvre de moyens adaptés à ce qu’on veut dire, mais aussi qui fatigue la main (les mains, à l’ordinateur), et donc donne envie de raccourcir les énoncés quand c’est possible.
Eliane Viennot, Le langage inclusif : pourquoi, comment
Eliane Viennot introduit alors les techniques comme le point médian et les néologismes, c’est-à-dire les manières d’abréger à l’écrit des mots que l’on pourrait développer à l’oral. Raphaël Haddad et Chloé Sebagh, dans la postface de ce même ouvrage, décrivent l’écriture inclusive comme un « levier d’acquisition du langage inclusif », c’est-à-dire un moyen pour les personnes d’acquérir des réflexes inclusifs à l’écrit qui influenceront ensuite leur pratique orale. Je comprends cette approche et j’ai moi-même entendu des personnes évoquer la plus grande facilité de s’exprimer en inclusif à l’écrit qu’à l’oral. Néanmoins je crois en une approche holistique qui permette à chacun·e d’avoir une expression inclusive à l’écrit comme à l’oral sans installer l’idée de progression de l’un à l’autre, et j’encourage pour se lancer une pratique plastique, c’est-à-dire qui s’adapte au contexte plus qu’au support. Mon analyse des freins à la pratique du langage inclusif m’a permis de réaliser que le contexte est souvent bien plus bloquant que les compétences (le problème n’est pas tant de savoir comment écrire ou parler en inclusif mais comment ce que je dis ou écris va être reçu par mon entourage). Or dans un sens, l’oral est encore plus un safe space(espace sûr) que l’écrit pour la pratique du langage inclusif car ce qui crispe les gens et peut susciter des réflexions désagréables, c’est avant tout le point médian, domaine réservé à l’écrit inclusif. En gros, à l’oral, on ne remarque pas nécessairement qu’une personne s’exprime en inclusif comme je l’ai très rapidement expérimenté moi-même.
C’est pourquoi, au-delà du problème sémantique autour de l’expression « écriture inclusive », je vois aussi un problème politique du fait de l’association quasi systématique dans l’opinion publique de l’écriture inclusive au point médian (qui n’en est, je le rappelle, qu’un seul des outils). Dans une étude (que j’ai co-dirigée)menée début 2022 par Mots-Clés et Google , 2500 personnes ont été sondées pour évaluer le niveau d’adhésion et de compréhension de l’écriture inclusive. Les chiffres ont clairement montré que si la majorité (58%) des internautes est défavorable à l’écriture inclusive, c’est en réalité le point médian et les néologismes qui sont rejetés (61% et 79% de défavorables), pas les autres conventions comme les termes englobants ou le féminin des noms de métiers (56% et 65% de favorables).
Les données montrent que certaines méthodes de l’écriture inclusive sont rejetées, mais que le principe d’utiliser des alternatives au masculin dit générique est approuvé.
Au final, même si l’expression « écriture inclusive » est la plus répandue, elle offre une vision restrictive du champ des possibles pour s’exprimer de manière inclusive et contribue à se focaliser sur un des aspects les plus polémiques, le point médian, ne permettant pas de faire avancer sereinement le débat et donc la pratique.
Langage épicène ou dégenré : la neutralité fait-elle progresser l’égalité ?
A côté de l’écriture inclusive, un certain nombre d’expressions se construisent autour de l’idée de rendre la langue neutre : langage épicène, langage dégenré ou en anglais « gender neutral language ». Si dans le principe, l’idée de rendre le langage neutre est séduisante pour gommer les inégalités de genre et inclure réellement toutes les personnes, au-delà de la binarité de genre homme-femme (et c’est le sens des travaux d’Alpheratz sur le français inclusif qui sont passionnants), dans la pratique, la polémique suscitée par la simple introduction du néopronom iel dans la version en ligne du Dictionnaire le Robert laisse présager que ce n’est pas demain la veille qu’on va pouvoir avancer sereinement dans cette direction. Aussi, dans l’état actuel des choses et considérant les stéréotypes de genre bien ancrés dans nos sociétés patriarcales, les mots épicènes sont pour moi un faux-ami de l’inclusion par le langage. Je l’ai montré récemment avec l’exemple des noms d’expositions consacrées à des femmes :
Mais comment rendre visibles les femmes dans le monde de l’art quand le mot « artiste » lui-même est en français moderne unmot épicène, c’est-à-dire qu’il « peut être employé au masculin et au féminin sans variation de forme » comme libraire ou élève qui désignent n’importe qui quel que soit son genre ? (…)
Lestermes épicènes et englobants qui neutralisent dans une formulation non genrée cachent les femmes dans un ensemble là où, notamment dans les métiers où elles sont particulièrement sous-représentées, on voudrait rendre visible leur présence. (…)
Dans les cas où le mot qui convient est épicène, comme artiste ou photographe, l’explicitation du féminin est indispensable : en ajoutant le mot femme, donc, ou en jouant sur les déterminants pour faire exister le féminin (avec « un ou une » ou un·e à l’écrit). (…)
Quand le féminin peut se distinguer du masculin, je préfèrerai cette option car le féminin explicite sera toujours pour moi le meilleure gage de la visibilisation des femmes.
Par extension qualifier d’épicène un langage qui vise « à éviter toute discrimination sexiste par le langage ou l’écriture » (source wikipédia) ne me semble pas pertinent. Et toutes les expressions qui sous-tendent l’idée de neutraliser la langue pour gommer les stéréotypes passent à côté de la réalité de l’état des inégalités aujourd’hui : il ne s’agit pas simplement de représenter de manière égale les hommes et les femmes avec un neutre englobant mais de rendre encore plus visibles les femmes là où elle ne le sont pas en insistant sur leur présence (réelle ou potentielle) dans certains métiers par des formulations volontairement visibilisantes (pardonnez-moi la répétition), comme artistes femmes.
Inclusive, égalitaire, non sexiste : de la description à l’action
En ce sens, je ne parle pas non plus de langage égalitaire car même si je reconnais bien volontiers que le langage est un instrument au service de l’égalité de genre, ma tendance personnelle à toujours favoriser les formulations qui rendent visibles les femmes plutôt que les expressions neutres correspond plutôt à une volonté d’équité que d’égalité.
Ainsi, l’équité est la vertu qui permet d’appliquer la généralité de la loi à la singularité des situations concrètes et qui vise à instaurer une égalité de droit, en tenant compte des inégalités de fait.
En tenant compte des inégalités de fait de la société et du langage, je choisis des formulations volontairement plus visibilisantes pour les femmes pour in fine instaurer l’égalité.
Cette idée d’être dans l’action positive est aussi au coeur de mon choix du mot inclusif qui, je le sais, peut également déplaire, comme l’explique Noémie Grunenwald dans son excellent livre Sur les bouts de la langue. Traduire en féminist/e :
Je n’aime pas dire écriture inclusive. Je préfère parler d’écriture dégenrée, démasculinisée ou féminisée. Le principe d’inclusion sous-entend qu’il existerait quelque part un propriétaire légitime de la langue qui, dans sa grande générosité, voudrait bien faire l’effort d’y intégrer les femmes en leur attribuant une petite place sur le côté. La réalité est tout autre : les femmes ont été exclues de la langue. Il s’agit donc plutôt de redresser un tort en démasculinisant une langue qui, en l’état, n’est pas du tout neutre.
Je ne crois pas non plus qu’il existe de grand propriétaire de la langue, car comme le rappellent Maria Candea et Laélia Veron, Le français est à nous ! et il n’est pas de loi de la langue décidée par l’Académie Française ou une quelconque institution qui soit plus forte que l’usage (en gros, ce sont les gens qui font la langue). En revanche, si j’ai appris quelque chose depuis ces quelques mois où je m’éduque et forme les autres au langage inclusif, c’est que quelque que soit le nom qu’on lui dit donne, il requiert de faire des efforts pour le mettre en pratique. Il requiert de passer à l’action pour sortir du mode automatique dans lequel l’enseignement du français depuis l’école nous a mis en imposant ce « masculin qui l’emporte(rait) sur le féminin ». Et les freins sont forts au premiers rang desquels la peur (de se tromper, de passer pour un·e militant·e dans un contexte professionnel, de déclencher des débats sans en maîtriser les arguments…), émotion puissante et paralysante.
Ne pas pratiquer le langage inclusif, même quand on est convaincu·e de son utilité, va bien plus loin que de simplement « ne pas connaître les règles à appliquer » :c’est une parcours de déconstruction et reconstruction qui demande engagement, confiance et entraînement.
Ici on est dans l’action, or l’inclusion c’est bien, comme la définit Le Robert, « l’action d’inclure ». Parler de langage inclusif, c’est donc pour moi avant tout parler d’un outil très concret que l’on met activement au service de l’égalité de genre et qui sert également les politiques de diversité, d’équité et d’inclusion (DEI) des entreprises et des institutions. D’ailleurs, dans mon entreprise, quand je parle des sujets DEI, je cite souvent cette phrase (dont j’ai du mal à trouver l’origine) : « diversity is a fact, inclusion is a act » (ou la variante « diversity is a fact, inclusion is a choice »). En gros, l’idée est que la diversité est un fait (il y a plus ou moins de diversité dans un groupe de personnes) mais que l’inclusion est une action, un choix. Un choix qui ne s’impose pas à toutes et à tous comme une évidence mais qui nécessite de faire des efforts substantiels pour se mettre en mouvement.
Enfin, inspirée par la conception anglo-saxonne du « inclusive language », je ne considère pas le langage inclusif uniquement comme une question de représentation des genres, mais comme un outil pour supprimer toutes les discriminations : sexistes, donc, mais aussi homophobes, transphobes, grossophobes, racistes, validistes… Et il ne s’agit pas d’adopter un langage non sexiste (ce qui est vrai mais formulé d’une manière négative peu engageante) mais activement féministe, anti-raciste, anti-validiste… C’est pourquoi je m’interroge aussi sur des mots comme noir·e, normal·e ou transsexuel·le : je les déconstruis pour savoir précisément tous les sens qu’ils portent afin de choisir en conscience lesquels j’emploie. D’ailleurs, je parle de langage inclusif et précis, encore une fois en référence à un concept anglo-saxon que j’ai découvert dans mon entreprise, « precise language », et qui, dans le contexte d’une langue anglaise naturellement moins genrée que le français, insiste sur la précision du vocabulaire, sur l’évolution du langage et la nécessité de repenser régulièrement les termes que l’on emploie au prisme des évolutions sociétales qui s’y reflètent.
« Par exemple, alors que le terme de « minorité » est toujours utilisé aux Etats-Unis comme une manière de décrire une personne non blanche, beaucoup de personnes ne l’apprécient pas ; et dans certains cas, c’est factuellement faux. En remplaçant « minorité » par un terme plus précis comme « historiquement sous-représenté », vos mots sont plus justes et empouvoirant (empowering) pour les personnes de votre entreprise qui s’identifient comme en faisant partie. »
Dans une perspective états-unienne, le langage inclusif à la française, focalisé sur le genre, est une composante du langage précis qui s’attaque à toutes les discriminations. Je ne choisis pas et je prends les deux.
Choisir de parler de langage inclusif aujourd’hui, c’est à la fois la volonté de me placer dans un champ des possibles qui va au-delà de l’écriture, sortir d’une expression polémique qui ne permet pas un débat sain, me placer dans la perspective de l’action, de l’effort concret vers l’inclusion, en rendant volontairement les femmes plus visibles et en prêtant une attention particulière à la précision de mon vocabulaire pour lutter contre toutes les formes de discriminations.
Dernière précision : j’utilise l’outil langage inclusif au service du processus de communication, et je m’intéresse à la communication inclusive (ou non) des entreprises et des institutions, c’est-à-dire aux messages rendus publics par ces organisations et qui sont aussi potentiellement vecteurs de discriminations, comme la publicité. La communication inclusive est pour moi une extension du langage inclusif, mais le langage inclusif reste la base sans laquelle la communication ne le sera jamais.
Un des 3 grands freins à la pratique d’un langage inclusif est son absence dans le contenu audio-visuel que nous consommons, et par extension le monde du divertissement et de la culture (édition, séries, cinéma…). Je suis convaincue qu’il est crucial d’être exposé·e à un parler inclusif dans les séries ou les films et de voir des titres de livres ou de podcasts écrits en inclusif non seulement pour rendre visibles les femmes dans le monde par le langage mais aussi pour créer des effets de mimétisme et banaliser le langage inclusif qui pour de nombreuses personnes est assimilé à une pratique trop militante et donc clivante (pour le coup, le frein majeur à sa pratique).
Récemment, j’ai porté mon attention sur un type de manifestations culturelles particulièrement signifiantes, les expositions dans les musées et les galeries, et tout particulièrement la manière dont ont été nommées certaines d’entre elles.
Les expositions, opportunités en or pour rendre visibles les femmes
« Faut-il (encore) des expositions 100% « artistes femmes » ? » Telle est la question que 3 journalistes (femmes) du Quotidien de l’art posait en juin 2021, alors que Paris accueillait les expositions « Peintres femmes 1780-1830, naissance d’un combat » au Musée du Luxembourg, « Elles font l’abstraction » au Centre Pompidou ou encore « Be AWARE. A History of Women Artists » à la BNF.
Et puis pourquoi scinder les histoires, parler d’« artistes femmes » – a-t-on jamais parlé « d’artistes hommes » ? – quand beaucoup de ces artistes se positionnent au-delà des questions de genre ? Ces expositions collectives d’« artistes femmes » sont paradoxales : « Très souvent, on les expose pour dire qu’avant tout elles sont des artistes, observe Justine Bohbote. On veut effacer le genre alors même qu’il est le critère de sélection de l’exposition. » (…) «« Artistes femmes », c’est un pis-aller du langage correspondant à ce moment de relecture », nuance Christine Macel, commissaire de la remarquable exposition « Elles font l’abstraction ». Pour elle, il n’y a d’autre choix que de « révéler le processus d’invisibilisation des femmes en raison de la domination masculine ». Et de mettre au défi les visiteurs (sic) de reconnaître à l’entrée les portraits des quelque 110 femmes présentées. La conservatrice a su éviter l’écueil du féminin et de l’essentialisme tout en se gardant du catalogage. « Aligner des noms de femmes, ce n’est pas efficace, elles disparaissent à nouveau si on ne les identifie pas clairement, si on ne leur donne pas une place dans un récit, si on ne met pas en évidence les tournants qui ont marqué cette histoire », poursuit-elle.
Comme Titiou Lecoq l’explique dans Les Grandes oubliées – Pourquoi l’Histoire a effacé les femmes, le problème n’est pas tant qu’il n’y avait pas de femmes artistes (ou cheffes ou autrices ou chevaleresses) mais qu’elles ont été effacées des livres d’histoire. Les expositions, et notamment celles organisées par les institutions mastodontes du monde de l’art, comme Le Centre Pompidou en France, sont des catalyseurs d’histoire qui permettent de rendre visibles des femmes du passé et du présent en leur donnant, comme le dit Christine Marcel citée ci-dessus, « une place dans un récit ». A titre personnel, l’exposition sur Elisabeth Vigée Le Brun au Grand Palais en 2015 a été un moment de révélation non seulement sur cette artiste mais de manière générale sur la place des femmes dans le monde de la peinture de l’époque. L’importante médiatisation de cette exposition et donc de celle à qui elle était consacrée à travers des livres, magazines, documentaires, podcasts… a eu un effet durable sur la connaissance de cette artiste : un avant/après qui est visible dans les recherches faites sur Internet. Google Trends montre que plusieurs années après l’exposition le volume de recherches en ligne sur Elisabeth Vigée Le Brun se maintient à un niveau supérieur à celui d’avant l’exposition. L’effet de la visibilisation est pérenne.
Mais comment rendre visibles les femmes dans le monde de l’art quand le mot « artiste » lui-même est en français moderne un mot épicène, c’est-à-dire qu’il « peut être employé au masculin et au féminin sans variation de forme » comme libraire ou élève qui désignent n’importe qui quel que soit son genre ? Je trouve cette question intéressante car, à travers quelques exemples récents, elle permet plus largement de poser la question des stratégies que l’on peut mettre en oeuvre pour s’assurer non seulement de décrire correctement le contenu de l’exposition mais aussi de rendre visibles les femmes dès son titre (et donc son affiche), des éléments visibles dans l’espace public par tout le monde, que l’on aille ou pas voir l’expo en question. Elle pose ainsi une alternative cruciale et déterminante en matière de langage inclusif : neutraliser par des formulations non genrées ou visibiliser par un féminin explicite ?
Femmes artistes ou artistes femmes ?
L’option la plus évidente est celle d’ajouter le mot femme au mot épicène comme « Peintres femmes » ou « Femmes photographes de guerre ».
Trois choses à noter ici : l’ordre de mention n’est pas le même dans ces deux exemples, le mot « femmes » étant placé tantôt avant tantôt après le mot « peintres » ou « photographes ». En théorie, l’ordre de mention a son importance car des études de psycholinguistique ont montré qu’on a tendance à dire en premier le mot qu’on considère le plus important. Je ne vais pas tirer de conclusion sur l’intention des curateurs et curatrices de ces expositions-là car d’autres critères rentrent aussi en considération dans le choix d’un titre, néanmoins, on pourrait discuter de ce que la position du mot « femmes » apporte comme sens supplémentaire : veut-on mettre l’accent sur le genre (femme) ou la fonction (peintre, photographe) ? Parler d’artiste femme ou de femme artiste introduit-il une nuance où la fonction prédomine (une artiste avant tout qui est aussi une femme par ailleurs) ou bien le genre (une femme avant tout qui est aussi une artiste par ailleurs) ? Cela semble être un détail mais dans un monde qui a tendance à essentialiser les compétences (il y aurait par exemple un leadership féminin comme une cuisine féminine), savoir si féminin décrit le genre d’une artiste ou son style prend toute son importance.
Les mots épicènes, faux amis du langage inclusif ?
Deuxième chose à noter : ces exemples sont de parfaites illustrations que les mots épicènes, notamment utilisés de manière englobante au pluriel, sont censés désigner des groupes mixtes comprenant hommes et femmes mais qu’en réalité ils ne rendent pas visibles tout le monde. Leur interprétation est par ailleurs victime de nos biais et stéréotypes de genre. En bref, dire « les artistes » ne convoquent pas nécessairement l’image de femmes.
Très concrètement, si on enlevait le mot « femmes » de ces affiches, et surtout de la seconde qui évoque un champ d’action particulièrement assimilé aux hommes (la photographie sur un terrain de guerre), il y a fort à parier qu’une personne interrogée au hasard dans la rue n’aurait pas envisagé la possibilité que des photographies prises par des femmes y soient exposées. C’est ce qu’a par ailleurs démontré un sondage de 2021 mené dans le cadre d’une étude conjointe de Mots-Clés avec Google : on a demandé à 3 groupes de nommer des personnes célèbres dans différentes fonctions et on a noté combien de femmes et d’hommes étaient spontanément cités en fonction de la formulation de la question :
– une formulation genrée au masculin générique : « citez deux écrivains célèbres » – une formulation épicène : « citez deux personnes célèbres pour leurs écrits » – une formulation inclusive par énumération : « citez deux écrivains ou écrivaines célèbres ».
Systématiquement, la formulation genrée au masculin dit générique a suscité deux à trois fois moins de noms de femmes que les deux autres formulations, et la formulation épicène a suscité en général moins de noms de femmes que la formulation inclusive (avec énumération).
Ce que cela signifie, c’est que si l’on veut que les gens pensent à des femmes face au titre d’une expo, d’un film ou d’une série, il faut mettre de manière visible le mot femme ou le nom de la fonction au féminin et non pas les noyer dans un masculin dit générique. Et quand le terme épicène désigne une profession majoritairement perçue comme masculine (comme philosophe ou artiste, même si c’est de moins en moins le cas), il sera d’autant plus difficile de faire émerger l’image de femmes dans les représentations sans mention explicite du féminin.
D’ailleurs, le principe de visibiliser les personnes par l’explicitation du mot qui les représente, quitte à frôler la redondance, peut aussi s’appliquer à d’autres dimensions de l’identité que le genre. C’est par exemple le cas dans l’exposition « Homosexuels et lesbiennes dans l’Europe nazie » au Mémorial de la Shoah.
On aurait pu imaginer que le mot « homosexuel » et donc l’homosexualité qui comprend le lesbianisme aurait suffit à décrire les personnes dont on parle. Mais de même que les femmes ont été invisibilisées dans l’histoire du monde, les lesbiennes l’ont aussi été dans l’histoire LGBTQIA+. Expliciter leur présence dans l’exposition dès son titre, c’est déjà participer à les rendre visibles, et s’assurer qu’on va aussi s’attacher à décrire leur destin spécifique. Si l’exposition avait été intitulée au masculin générique « Homosexuels dans l’Europe Nazie » ou en mode épicène « Personnes homosexuelles dans l’Europe Nazie » (formulation peu naturelle de toute façon), avec une image représentant par ailleurs un homme, on aurait pu s’imaginer très légitimement que l’expo ne concernait que les hommes gays, ce qui n’était pas le cas. Au-delà de rendre les lesbiennes invisibles, ce titre aurait même été imprécis car il n’aurait pas décrit la réalité de l’exposition. Il ne s’agit même plus de visibiliser les lesbiennes mais de choisir un titre dont le sens est pertinent.
Féminiser les noms de métiers, la base
Je vous avoue que quand j’ai vu l’affiche de l’exposition au Musée du Luxembourg, « Peintres femmes, 1780-1830 Naissance d’un combat », j’ai été fâchée. N’aurait-il pas été génial d’appeler cette expo simplement « Peintresses », mot communément employé jusqu’au 17e siècle au moins et le début de la masculinisation de la langue française, tout comme chevaleresse au Moyen-Âge ?
Employer le féminin des noms de métiers, c’est une des trois conventions de base du langage inclusif : j’ai déjà expliqué pourquoi je préfère dire autrice, mairesse et entrepreneuse plutôt qu’auteure, maire et entrepreneure afin de rendre visibles et audibles le féminin des noms de métiers. Le Musée du Luxembourg avait ici une excellente opportunité non seulement de faire preuve de précision historique en employant le mot « peintresse » présent dans la langue française de l’époque couverte par l’exposition, mais aurait pu s’éviter le double « peintres femmes » et participer à réhabiliter un mot attesté, précis et qui a le mérite de distinguer clairement un peintre d’une peintre(sse) sans le risque d’essentialiser. D’autant que le mot « peintresse » est tout à fait compréhensible comme un féminin et aurait même pu piquer la curiosité de celles et ceux qui auraient été surpris par ce terme.
Neutraliser ou visibiliser : le verdict
Remettons les choses en perspectives : la base du langage inclusif est de ne pas tout dire au masculin dit générique car notre cerveau voit des hommes quand on lu parle au masculin, même s’il a appris à l’école que le masculin peut représenter tout le monde. Ce n’est pas moi qui le dit mais 40 ans d’expérimentations scientifiques. Toutes les méthodes qui permettent d’éviter le masculin générique sont donc recevables, qu’il s’agisse de termes épicènes comme « cinéaste » plutôt que « réalisateur », de termes englobants comme « le corps enseignant » plutôt que « les professeurs », ou d’énumération (aussi appelée double flexion ou doublets) comme « curateur et curatrices » plutôt que simplement « curateurs ». Aussi, dans un texte ou un discours, et pour assurer la fluidité du style, on va alterner entre ces différentes options. Le principal défi de celles et ceux qui veulent écrire en inclusif est de ne pas « traduire » un texte au masculin en mettant des doublets partout, ce qui alourdit le texte et apporte de l’eau au moulin des personnes opposées au langage inclusif parce que ça serait « moche ».
Mais il faut avoir conscience que toutes ces options n’ont pas la même efficacité si notre objectif est de rendre visibles les femmes dans l’espace public et médiatique. Les termes épicènes et englobants qui neutralisent dans une formulation non genrée cachent les femmes dans un ensemble là où, notamment dans les métiers où elles sont particulièrement sous-représentées, on voudrait rendre visible leur présence. Par exemple, je vais préférer dire « les développeurs et développeuses » à n’importe quelle autre formulation inclusive car je veux dire le mot « développeuse » pour les faire exister, alors qu’elles ne représentent en France que 15% des ingénieur·es informatiques. Dans les cas où le mot qui convient est épicène, comme artiste ou photographe, l’explicitation du féminin est indispensable : en ajoutant le mot femme, donc, ou en jouant sur les déterminants pour faire exister le féminin (avec « un ou une » ou un·e à l’écrit). D’ailleurs « artiste » est un mot très large, et il comporte beaucoup de nuances qui peuvent être féminisées : plasticienne, performeuse, scrulptrice, dessinatrice, illustratice et même peintresse. Quand le féminin peut se distinguer du masculin, je préfèrerai cette option car le féminin explicite sera toujours pour moi le meilleure gage de la visibilisation des femmes.
Quand j’ai vu l’affiche de l’exposition Pionnières, j’étais donc ravie à l’idée d’aller la visiter (qui aurait d’ailleurs pensé à l’appeler « Femmes pionniers » ?). Jusqu’à ce que je m’interroge à nouveau : montrer un sein était-il indispensable ? Peut-être fallait-il rendre l’exposition plus… sexy ? Mais c’est un autre débat.
Demain aura lieu le premier tour des élections présidentielles. Cette semaine, j’ai donc reçu la propagande électorale, c’est-à-dire l’ensemble des tracts des candidat•es à l’élection qui présentent leurs professions de foi et les principales propositions de leurs programmes.
J’ai analysé ces tracts par le prisme du langage inclusif pour mesurer comment les candidates et les candidats se sont emparés (ou pas) de cet outil pour représenter à la fois les électeurs et les électrices dans la formulation de leurs propositions.
La méthodologie
J’ai attribué à chaque tract un score sur 6 points : – 1 point pour le langage employé dans le slogan, qui est vraiment la vitrine du tract – 3 points pour le texte de l’adresse et de la profession de foi : comment le ou la candidat·e s’adressent à l’électorat (« Françaises, Français » en inclusif ou « Chers compatriotes » au masculin générique par exemple) et les mots employés dans la « lettre » qui introduit en général les propositions – 3 points pour le texte des propositions elles-mêmes
J’ai pénalisé les occurrences du masculin générique, particulièrement dans les noms de métiers très présents dans les propositions, ou l’utilisation du mot Homme dans un sens englobant ; et j’ai valorisé les formulations inclusives, notamment l’énumération (« celles et ceux », « toutes et tous ») et la préférence du mot humain.
Je me suis ici uniquement attachée aux mots employés, et pas au contenu des propositions elles-mêmes : je ne cherche pas à mesurer l’importance des sujets de diversité, d’équité et d’inclusion dans les programmes mais seulement à mesurer l’utilisation d’un langage inclusif.
Le classement
Le trio de tête : Poutou en tête (qui utilise énormément les points médians), puis Roussel et Jadot. Les 3 font des efforts visibles d’inclusion par le langage.
Le groupe des ratages : Mélenchon, Lassalle, Hidalgo, Arthaud. Un « Madame, Monsieur » par ici, un « celles et ceux » par là mais en gros du masculin générique partout. Surprise pour Hidalgo, mairesse de Paris, ville dont la communication est en général très inclusive avec l’utilisation quasi systématique de points médians. Et étonnement devant le tract de Lassalle qui conjugue 4 points médians, signe en général d’une conviction forte pour le langage inclusif, et l’utilisation quasi exclusive du masculin générique et de l’expression « Droits de l’Homme » à laquelle on préfère en inclusif « droits humains ».
Le groupe des je m’en foutistes : Pécresse, Le Pen, Zemmour, Dupont-Aignan. Ici, uniquement du masculin générique ou presque.
Et le dernier du classement : Macron. Ce qui le distingue du précédent groupe et pénalise son score est son slogan « Nous tous ». Avec Nathalie Arthaud et « le camp des travailleurs », c’est le seul à avoir un slogan au langage non inclusif.
Pourquoi c’est important ?
Je me suis lancée dans cet exercice parce que le langage formate nos représentations du monde. 40 ans d’études de psycholinguistique le montrent : quand on parle d’un métier au masculin, les femmes se sentent moins concernées. Quand des candidat•es formulent toutes leurs propositions au masculin ou ne s’adressent qu’aux électeurs en écrivant « Chers compatriotes », les femmes ne sont ni représentées ni mêmes adressées. Rendre visibles les femmes par le langage, c’est aussi les faire exister dans l’espace public, médiatique et politique.
Il n’y a pas de grosses surprises dans ce classement où l’on observe en gros que plus on se déplace vers la droite moins le langage inclusif est utilisé : à l’exception de Nathalie Arthaud, Anne Hidalgo et Emmanuel Macron, le placement sur le spectre politique est quasi respecté. Cependant, dans quasiment tous les programmes, il est fait mention de propositions pour renforcer l’égalité entre les femmes et les hommes : cela montre qu’il y a encore beaucoup de travail d’éducation à faire pour que la classe politique dans son ensemble se range du côté des arguments scientifiques qui démontrent que le langage inclusif est un outil efficace en faveur de l’égalité (et évidemment pas le seul à mettre en oeuvre). Et il a un bénéfice qui devrait plaire à tous les candidats et les candidates : il est gratuit.