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Pourquoi dire et ne pas dire

Pourquoi je ne dis pas : la Femme

Pour le 8 mars, Journée internationale de lutte pour les droits des femmes, je vous propose deux contenus qui vous expliqueront en détail pourquoi je ne dis pas : « La Femme ». Car si les grandes conventions du langage inclusif recommandent de ne pas employer le mot « Homme » dans un sens englobant, j’y ajoute aussi de ne pas employer le mot Femme (avec ou sans majuscule de prestige) précédé de l’article « la » pour parler de la totalité des femmes : le déterminant devant le mot femme a aussi un sens déterminant. Explications en 2 formats.

Une vidéo de 3 minutes sur Instagram

Un article sur le site de l’ADN

A lire ici.

Article sur le site de l'ADN : Mettre la femme au pluriel, une autre lutte du 8 mars
Mettre la femme au pluriel, une autre lutte du 8 mars.
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Pourquoi dire et ne pas dire

Pourquoi je ne dis pas : rendre un projet sexy

Dans le monde professionnel, c’est une expression qu’on emploie très souvent :
« Est-ce que tu peux rendre tes slides plus sexy ? »
« Le produit est bien mais il faut qu’on le rende plus sexy ! »
« La marque est en perte de vitesse : il faut lui rendre son côté sexy. »
Sexy est ici employé comme synonyme de désirable (qui suscite le désir d’acheter) ou d’excitant (qui provoque une émotion forte au point qu’on ait envie d’acheter). Moi-même j’ai souvent employé cette expression par le passé tant il y a de services qui sont mal marketés (mis en valeur), de marques dont l’image n’est pas dans l’air du temps, ou de produits ou packagings qui sont tout simplement moches (attention jugement) et qui mériteraient d’être « rendus plus sexy ».
Or, depuis quelques temps, ce mot me gêne. Au-début, je ne comprenais pas exactement pourquoi, même si je me doutais bien que le malaise avait quelque chose à voir avec l’objectification sexuelle des femmes. Mais grâce à une conversation avec quelques collègues marketeuses comme moi, j’ai démêlé les fils de l’inconfort dans lequel me mettait ce mot.

Sexy ou la convocation d’un imaginaire publicitaire sexiste

En réalité la première raison est très simple.
Aujourd’hui, les marques sont poussées par les mouvements féministes, LGBTQIA+ et de visibilisation des personnes trans, racisées, en situation de handicap… à représenter une image de sexiness bien plus diverse et inclusive que par le passé. Même si c’est plus ou moins bien fait, comme le décrypte régulièrement Léa Niang dans sa newsletter Visibles sur la communication inclusive, on ne peut pas nier un mouvement positif parmi les professionnel·les du marketing et de la communication.
Cela dit, même si la mise en mouvement est actée, dans les faits le marketing sexiste (aussi appelé marketing fainéant) reste extrêmement prégnant dans notre société. Pépite sexiste le documente quasi quotidiennement et démontre bien comment, que vous le vouliez ou non, vous êtes exposé·es à une imagerie publicitaire qui utilise la sexiness des femmes (et même d’un certain type de femme, plutôt blanche, plutôt blonde, plutôt mince) pour vendre des produits. On n’est plus nécessairement sur le stéréotype de la pin-up qui a connu son apogée pendant la Seconde Guerre Mondiale et a vu se répandre l’utilisation de l’image sexualisée des femmes dans la pub, mais pas toujours très loin.


Récemment, j’ai vu passé ce même camion promouvant du carrelage de salle de bain porté par une femme dont la nudité n’est pas visible mais complètement suggérée. Pourquoi ce choix ? Parce que notre imaginaire publicitaire s’est forgé autour de l’idée que le corps d’une femme (surtout mais d’un homme aussi) et la nudité en particulier font vendre n’importe quoi car le corps d’une femme est sexy (désirable et excitant) et que cette sexiness corporelle va rejaillir sur le produit et in fine sur le consommateur ou la consommatrice en gravant au passage le souvenir publicitaire dans la tête des personnes exposées.
Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’une étude récente à démontré qu’en réalité mettre en scène une femme-objet ne fait pas vendre, et nuirait même à la marque, comme l’a rapporté Marlène Thomas dans la Newsletter L de Libération en novembre 2020.

Cassant une maxime très ancrée dans le marketing, une nouvelle étude de chercheuses italiennes des départements de psychologie sociale des universités de Padoue et de Trieste publiée fin septembre dans la revue Sex Roles démontre que «le sexe ne fait pas vendre».
Pour parvenir à cette conclusion, quatre enquêtes ont été menées. Femmes et hommes ont été confrontés à des publicités «sexualisées» et «neutres» sur divers produits comme une cuisine, de la bière, un matelas, de la mozzarella ou des lunettes. «Les femmes ont moins d’attrait et de moindres intentions d’achat pour des produits présentés avec des modèles féminins sexualisés que lorsque les publicités sont neutres. Et les hommes ne sont pas affectés par la sexualisation des publicités», notent les chercheuses. Des données du Geena Davis Institute on Gender in Media, cité dans ces recherches, indiquent pourtant que les femmes sont six fois plus représentées dans des vêtements ou des postures sexuelles suggestives que les hommes dans des pubs datant de 2006 à 2016

Newsletter L de Libération du 18 novembre 2020


De ce fait, dire en 2022 qu’on veut rendre un produit sexy, même si c’est avec la meilleure intention du monde, continue à mon sens à convoquer ce même imaginaire stéréotypé. Et même si on montre des corps et des beautés diverses, on continue à montrer des corps (de femmes surtout) pour vendre des produits qui n’ont pas grand chose à voir avec le corps, comme du carrelage (ce que Gerflor faisait déjà dans les années 80 avec des corps d’hommes et un humour dont je vous laisse seul·es juges).

Associer sexiness et performance publicitaire, c’est associer sexe et performance

C’est la deuxième raison qui me fait rejeter le mot sexy dans le cadre du discours professionnel : suivre l’objectif de rendre une marque ou un produit plus sexy, c’est avant tout vouloir améliorer sa performance commerciale.

Performance, nom féminin

1. Résultat obtenu dans une compétition.
Les performances d’un champion.

2. Rendement, résultat le meilleur.
Les performances d’une machine.

3. Œuvre artistique conçue comme un évènement, une action en train de se faire

Dictionnaire Le Robert

Utiliser la sexiness comme un facteur voire un indicateur de performance commerciale (certaines marques mesurent leur degré de sexiness, plus souvent appelée désirabilité, à travers des études) est problématique dans le sens où cela contribue à renforcer la connexion entre sexe et performance, sexe et compétition, sexe et rendement.

La sexiness est l’objectif à atteindre.
L’objectif à atteindre est la performance.
La sexiness est la performance.

Or, depuis des années les mouvements féministes, entre autres, s’attachent aussi à déconstruire cette image du sexe comme performance qui amène à tellement de situations de détresse chez tous les individus quel que soit leur genre. Le culte de la performance sexuelle qui pousse de nombreux hommes à prendre des médicaments pour booster leur capacité ou de nombreuses femmes à se forcer à avoir des rapports sexuels même si elles n’ont pas envie. Le culte de la performance sexuelle qui sacralise l’orgasme comme unique « destination » d’un rapport sexuel. Le culte de la performance sexuelle qui impose une certaine fréquence aux rapports sexuels dans les couples (et même en dehors) et nie la multiplicité des formes de désirs (ou d’absence de désir) qui existent pourtant bel et bien.

Associer sexiness et performance, c’est maintenir un lien en réalité néfaste et qui ne fait que nourrir des attentes irréalistes, comme les déconstruisent régulièrement Mashasexplique ou Je m’en bats le clito.

De la sexiness au sexe, y a-t-il une place pour ce sujet au travail ?

Dire que je ne veux plus employer sexy pour qualifier un produit ou une marque dans le cadre du travail, ce n’est pas chercher à rendre tabou le sujet du sexe et des sexualités. Ce n’est pas non plus dire que l’intime n’a aucune place à prendre dans le monde professionnel : je pense par exemple qu’on aurait raison de parler de certains sujets intimes comme les règles (et le SPM, syndrome pré-menstruel) ou l’endométriose dans le cadre des entreprises car dans un cas comme dans l’autre l’impact au travail est réel sur les personnes qui souffrent psychologiquement et physiquement. En parler n’aurait pas pour but de stigmatiser et mettre à l’écart mais de comprendre et adapter au sein de l’entreprise.

En matière de sexe et de sexualités (et dans les entreprises qui ne vendent pas des produits ou services directement liés au sexe), je ne vois pas cette relation entre « parler de sexe » et « bien-être au travail », mais j’anticipe surtout que ce sujet ramène son lot de jugement (souvent hétéronormé par ailleurs, c’est-à-dire pensé par le prisme des relations hétérosexuelles), de malaise et ne contribue finalement qu’à créer un climat propice aux remarques sexistes, homophobes, transphobes, grossophobes… voire au harcèlement.

Je ne dirai donc plus sexy pour qualifier des slides, un produit ou une marque de carrelage, mais je reconnais qu’en marketing le désir reste un puissant moteur. Je lui préfère à la limite désirable (plus neutre et plus ouvert, car le désir peut prendre des formes multiples, pas forcément sexuelles), enviable (un peu désuet et parfois connoté péjorativement, certes) ou même attrayant·e.
Liste non exhaustive à explorer pour trouver le mot inclusif qui remplacera sexy.

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Le langage inclusif pour les nul·les

3 freins à la pratique du langage inclusif

En 2021, j’ai formé au langage inclusif environ 300 personnes dans mon entreprise (qui en compte environ un millier dans ses bureaux parisiens), et c’est un accomplissement dont je suis très fière. J’ai d’ailleurs eu l’occasion de partager le contenu de cette formation (dans une version condensée et bien moins interactive) lors d’une journée spéciale organisée par les Ateliers numériques de Google que vous pouvez revoir sur YouTube.

Cependant, même si le taux de satisfaction de la formation était très élevé (avec une note de 4,7/5), j’ai observé dans mes interactions avec les personnes formées que finalement peu d’entre elles avaient développé une pratique systématique du langage inclusif et que l’écrasante majorité ne le pratiquait que très peu voire pas du tout. Il faut noter l’exception du service marketing de mon entreprise qui s’est emparé du sujet comme d’un objectif d’équipe et dont je détaille les actions dans l’article Le marketing inclusif passe aussi par le langage sur Thinkwithgoogle.fr.

Il semblait donc que j’étais confrontée à un paradoxe : alors que les feedbacks de cette formation montraient que les personnes ressortaient convaincues de la nécessité d’un langage plus inclusif, cette conviction ne se transformait pas (ou peu) en pratique.
Deux questions se posaient alors à moi : comment objectiver cette intuition pour s’assurer que ces observations représentaient la réalité ? Et si c’était bien le cas, comment mieux accompagner le passage de la conviction à la pratique ?

90% des personnes formées ont une pratique au moins occasionnelle du langage inclusif

A la fin de 2021, j’ai donc proposé à toutes les personnes formées de répondre à un rapide questionnaire et de participer à une session d’échanges et de retours d’expérience.

10% des personnes formées environ ont répondu au questionnaire : près de 90% des répondant·es déclarent avoir une pratique au moins occasionnelle d’une forme ou une autre de langage inclusif. Cela peut être simplement dire « bonjour à toutes et à tous » ou féminiser les noms des métiers. Je trouve ce chiffre très élevé et il me réjouit, mais je veux le prendre avec précaution car il est fort probable qu’il y a un biais positif du fait que les personnes qui ont pris le temps de répondre sont très certainement les personnes les plus intéressées (voire impliquées) sur la question du langage inclusif.

En revanche, j’ai retiré de l’analyse combinée des données quantitatives du questionnaire et des données qualitatives de la session d’échanges des enseignements autrement plus pertinents et actionnables.

Frein #1 : la systématisation

« Je le fais de temps en temps mais j’ai du mal à le faire tout le temps » démontre à quel point il est difficile de déconstruire des automatismes ancrés depuis notre enfance et que la pratique du langage inclusif implique une grande conscience de soi (et de ce qu’on dit) pour sortir du mode « pilote automatique » dans lequel on est quand on s’exprime. Cela implique de réfléchir à quelque chose à quoi on a perdu l’habitude de réfléchir.

« Certains automatismes comme « hey guys » restent en tête malgré une volonté d’être inclusif. Cela est probablement causé par un manque de langage inclusif dans le contenu audio-visuel que je consomme. »

Je trouve très pertinent ce constat qu’il existe un lien entre notre manière de nous exprimer et les styles d’expressions auxquels nous sommes exposé·es en lien avec le langage inclusif. Et c’est pourquoi il est fondamentale pour moi d’influencer autant que possible les entités créatrices de discours public, visible, comme les marques (qui font de la publicité), les médias (qui manient un langage à forte valeur prescriptive) et le monde du divertissement au sens large (édition, séries, cinéma…).

Frein #2 : la spontanéité

« C’est plus facile à l’écrit qu’à l’oral » est le deuxième constat qui a émergé. Pour les personnes qui ont la conscience des automatismes décrits ci-dessous vient la question de la compétence.

« J’ai le sentiment de plafonner aux applications « faciles » du quotidien, j’aimerais bien réussir à aller plus loin en repensant parfois complètement la façon de formuler des phrases pour qu’elles soient par nature inclusive (plutôt que de doubler à chaque fois un mot par exemple). »

Ce qui est en jeu ici est à la croisée de la connaissance des 3 grandes conventions du langage inclusif (en tout cas celles que je pratique) et du sentiment que s’exprimer de manière inclusive prend plus de temps et demande un effort, parfois considérable. Je ne peux pas nier que cet effort existe et qu’il prend du temps, temps dont on ne dispose pas toujours quand on est sous la pression d’une deadline ou qu’on répond rapidement sur un chat. Cela dit, il y a une manière simple de réduire le sentiment d’effort : l’entraînement. Et même s’il peut paraître évident que pour parler de manière inclusive comme pour apprendre une langue étrangère on doit s’entraîner, encore faut-il identifier quelles sont les formes et modalités d’entraînement qui sont adaptées à chaque individu, en fonction de son contexte, de son temps disponible, de son objectif. En mode stage intensif à la Wall Street English et/ou en mode gamification comme le propose l’application DuoLingo ?

Frein #3 : une forme d’insécurité linguistique

« Personne d’autre ne l’utilise dans mon entourage » est le troisième mais certainement le plus fort des 3 freins identifiés, qui rentre en résonance avec de nombreux témoignages : pratiquer un langage inclusif crée la peur du jugement et de l’isolement.

« J’appartiens à une minorité ethnique très stigmatisée dans les médias en ce moment et je fais très attention à ça et donc pour l’instant je n’utilise pas le langage inclusif dans mes écrits. Je commence juste à utiliser « bonjour à toutes et à tous » à l’oral. »

Le langage inclusif est perçu, je cite, comme un « acte militant » qu’on ne peut employer que quand on s’adresse à une « audience éduquée » sous peine de passer pour celle ou celui qui « donne des leçons », voire d’être accusé « d’hypocrisie » si on est un homme.
L’isolement est donc craint pour soi en tant que locuteur ou locutrice mais aussi pour les personnes à qui on s’adresse en créant un écart entre les sachant·es et les autres, les militant·es et les autres. Cette forme de mise à l’écart peut se rapprocher du phénomène d’othering où l’on met l’accent sur ce qui nous sépare plutôt que ce qui nous rapproche (par opposition au concept de bridging).
On a aussi peur de devoir se justifier, de rentrer dans un débat dont on craint de ne pas maîtriser tous les arguments et de ressortir ridiculisé·e parce qu’on n’a pas réussi à répondre à toutes les objections (dont vous pouvez retrouver quelques exemples et 10 punchlines pour y répondre ici).
La mention de l’origine ethnique ou du genre masculin du locuteur montre aussi la dimension intersectionnelle de la difficulté à pratiquer le langage inclusif.

Finalement, ce qui se joue ici peut tout à fait s’apparenter à une forme d‘insécurité linguistique.

L’insécurité linguistique peut être définie brièvement comme l’inconfort ressenti par une personne au cours d’un échange verbal, le plus souvent en situation de communication formelle, c’est-à-dire assujettie à une norme linguistique précise, correspondant à l’usage dominant. Cette notion commence à entrer dans l’usage commun car elle peut toucher tout un chacun se trouvant dans une situation de communication formelle où il est appelé à surveiller sa manière de parler.

Publictionnaire

Je vois un parallèle évident avec l’idée de surveiller sa manière de parler, d’avoir peur du jugement des autres si on ne s’exprime de la manière majoritaire, ainsi que dans l’inconfort lié au sentiment de ne pas maîtriser les conventions du langage inclusif et de « faire n’importe quoi ».

Comment sortir de cette insécurité linguistique ? Des pistes ont été évoquées par les répondant·es : s’appuyer sur sa position de leader dans une organisation ou un groupe pour inspirer l’expression générale ; créer, surtout dans le monde de l’entreprise, un cadre rassurant et protecteur pour les personnes qui veulent s’exprimer de manière inclusive (comme c’est le cas dans mon entreprise avec les guidelines des équipes marketing) ; surtout renforcer sa confiance en soi pour gérer l’inconfort et faire preuve de bienveillance envers soi-même et les autres pour minimiser le sentiment de mise à l’écart (othering) et créer des liens (bridging).

Comprendre ces freins permet maintenant de s’attarder à la deuxième question sur laquelle je réfléchis actuellement : comment mieux accompagner le passage de la conviction à la pratique ?
Une de mes pistes de réflexion est de m’inspirer des outils du coaching, une pratique bienveillante et sans jugement qui vise à rendre autonomes les individus à la poursuite d’un objectif (ici, ancrer la pratique du langage inclusif) en identifiant freins mais surtout ressources par le questionnement ouvert et la prise de conscience. Tout un programme, non ?

Nous verrons où me mèneront ces explorations mais je retiens en tout cas que ne pas pratiquer le langage inclusif, même quand on est convaincu·e de son utilité, va bien plus loin que de simplement « ne pas connaître les règles à appliquer » : c’est une parcours de déconstruction et reconstruction qui demande engagement, confiance et entraînement.

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Le langage inclusif pour les nul·les

10 livres sur le langage inclusif et précis

Aujourd’hui, je vous propose une rétrospective de 10 livres que j’ai lus et aimés en 2021 sur le thème du langage inclusif et précis.

« Le langage inclusif : Pourquoi, comment ? » d’Eliane Viennot, avec une postface de Raphaël Haddad et Chloé Sebagh, Editions Ixe, 140 pages, 15 euros

« En finir avec l’homme, chronique d’une imposture » d’Eliane Viennot, Editions Ixe, 114 pages, 6,50 euros

« Le cerveau pense-t-il au masculin : cerveau, langage et représentations sexistes » de Pascal Gygax, Sandrine Zufferey et Ute Gabriel, Le Robert, 172 pages, 18 euros

« Qui veut la peau du français ? » de Christophe Benzitoun, Le Robert, 282 pages, 22 euros

« Le français est à nous : petit manuel d’émancipation linguistique » de Maria Candea et Laélia Veron, La Découverte Poche, 224 pages, 10,50 euros

« La Ministre est enceinte ou la grande querelle de la féminisation des noms » de Bernard Cerquiglini, Points, 232 pages, 7,10 euros

« Genre, langue et politique : le langage non sexiste en débats », Cahiers du Genre aux éditions l’Harmattan, 294 pages, 24,50 euros

« Dictionnaire critique du sexisme linguistique », ouvrage collectif, Editions Somme Toute, 260 pages, 22 euros

« Manifeste pour un vin inclusif », de Sandrine Goeyvaerts, Editions Nouriturfu, 90 pages, 10 euros

« Sur les bouts de la langue : Traduire en féministe/s », de Noémie Grunenwald, Editions de la Contre Allée, 186 pages, 19 euros

Bonne lecture !

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Pourquoi dire et ne pas dire

Pourquoi je ne dis pas (systématiquement) : Joyeux Noël

J’adore l’esprit de Noël : j’écoute Mariah Carey dès le 28 novembre, je fais moi-même ma couronne de porte, mon sapin de Noël est grand et décoré en rouge et doré. Il y a pas mal de mes origines allemandes là-dedans et la volonté, aussi, de créer des rituels familiaux qui viennent ponctuer chaque week-end de décembre. Même si Noël est une fête religieuse, je la célèbre sans aucune intention de religiosité n’étant moi-même pas croyante.
Cela dit, ma passion pour le langage m’a poussée à m’interroger sur l’expression qui vient ponctuer cette période de fin d’année et que je balançais auparavant fièrement et sans y penser, le coeur plein de bonnes intentions : Joyeux Noël. Car en réalité, cette expression n’est pas très inclusive. Pourquoi ?

Tout le monde ne fête pas Noël

Cela peut paraître évident, mais il est bon de le rappeler surtout dans un pays comme la France, un pays laïc mais de tradition catholique où la plupart des jours fériés sont liés à des fêtes religieuses catholiques, où la quasi totalité des édifices religieux sont des lieux de culte catholique et où il n’est pas rare de voir des croix au sommet des montagnes. En France, célébrer Noël sur un mode catholique, c’est-à-dire la naissance de Jésus le 25 décembre est le mode de penser par défaut. Si pour les les 48% de Français·es qui se déclarent lié·es à la religion catholique (ce qui est différent de pratiquant cette religion – c’est ici un rapport plus social que religieux), il y a peut-être une portée religieuse à cette célébration, la dimension commerciale de Noël en fait aujourd’hui un évènement plus culturel que cultuel que de nombreuses personnes non religieuses célèbrent (comme moi). Difficile d’y résister quand à partir de mi-novembre, que l’on soit croyant·e ou non, on est exposé·e de manière constante à l’ambiance de Noël et ses messages.

Mais le catholicisme est loin d’être la seule religion présente en France : s’il est interdit par la loi française de recenser les personnes sur la base de leur religion, l’Observatoire de la laïcité a publié en 2019 un sondage montrant qu’au moins 8% des personnes vivant en France se sentaient liées à une religion ne célébrant pas Noël (et ce chiffre sous-estime certainement la réalité).
Les orthodoxes peuvent célébrer Noël mais certain·es le fêtent en janvier car leur calendrier n’est pas le même, la religion juive ne fête pas Noël mais Hanukkah au mois de décembre (et pas le 25), et les personnes musulmanes n’ont pas d’équivalent de Noël.

La Commission européenne l’a rappelé dans son guide pour une communication inclusive destiné à donner à ses fonctionnaires des recommandations (et non des obligations, contrairement à ce que les polémistes ont voulu faire croire) pour s’adresser à toutes les Européennes et tous les Européens en tenant compte de leurs diversités, y compris la diversité de culte : partir du principe que tout le monde est chrétien en Europe (et a fortiori en France) est tout simplement faux. Il ne s’agit pas de renier les traditions et l’héritage catholique de la France ou d’empêcher qui que soit de fêter Noël mais simplement de reconnaître qu’il y a d’autres pratiques, d’autres cultes.

Evitez de partir du principe que tout le monde est chrétien. Tout le monde ne célèbre pas les fêtes chrétiennes et toutes les fêtes chrétiennes ne sont pas célébrées le même jour. Soyez sensibles au fait que les gens ont différentes traditions religieuses et différents calendriers.

European Commission Guidelines for Inclusive Communication


J’en discutais avec une collègue l’autre jour qui est musulmane et qui me disais précisément ne pas tant être gênée par l’expression « Joyeux Noël » en soi mais plutôt par le fait qu’une partie de son entourage, notamment professionnel, partait du principe qu’elle le célébrait forcément, ce qui témoigne d’un manque d’ouverture et de connaissance de sa propre culture à elle.

Noël n’est pas toujours un moment joyeux

Au-delà de l’inclusion du point de vue religieux, qui peut paraître assez évidente, il y a une autre dimension dans l’expression « Joyeux Noël » qui me gêne aussi : l’injonction à la joie.

Noël renvoie à un imaginaire de fête familiale, où tout le monde se retrouve autour d’un sapin et d’un bon repas, où l’on échange des cadeaux et où, en gros, on passe un bon moment ensemble.
C’est oublier que ce « Joyeux Noël » peut être un trigger (déclencheur) négatif pour les personnes qui se sentent mal de ne pas rentrer dans cette image parfaite du Noël familial (les célibataires, les personnes isolées, les personnes âgées…) et cela peut provoquer ou renforcer une souffrance qui va impacter la santé mentale des individus.
De même, être pauvre et ne pas pouvoir couvrir ses enfants de cadeaux, ou même simplement leur offrir le jouet désiré, c’est une souffrance pour de nombreux parents en situation de précarité. Vous me direz que, comme le Grinch le découvre dans Comment le Grinch a volé Noël, Noël est dans le coeur avant tout. Certes, c’est une jolie histoire, mais je ne crois pas qu’elle soit très opérante pour comprendre la vie des personnes qui vivent dans la précarité.
Enfin, dans les environnements précaires comme dans les privilégiés, Noël n’a pas la même saveur en fonction de son genre : la charge mentale repose en grande partie sur les femmes qui planifient des jours (voire des semaines) à l’avance les cadeaux à acheter, qui emballent, qui font les courses, qui préparent les repas, qui s’assurent que les conversations ne dérapent pas à table, qui rangent les papiers cadeaux qui traînent, qui font le SAV des jouets cassés, et j’en passe. Causette en a fait un article édifiant l’année dernière : La charge (monu)mentale de Noël.

Mais alors on dit quoi ?

Ici, pour moi, il y a deux clés : le contexte et l’intention.
Le contexte, c’est assez simple : si vous connaissez suffisamment bien une personne pour savoir qu’elle fête Noël, vous avez la réponse à la première question.
Si vous n’êtes pas sûr·e, vous pouvez opter pour des formulations moins marquées comme « bonnes fêtes » (même si cela part du principe qu’il y a quand même une célébration) ou « bonne fin d’année » (qui marche à tous les coups). « Mais je suis juive et je m’en fiche qu’on me dise Joyeux Noël ! » est un argument qu’on peut entendre : et je le comprends ! Dans ce cas, good for you ! Mais pour s’exprimer de manière inclusive, on choisit souvent l’option du dénominateur commun le plus partagé afin de s’assurer que personne ne se sente exclu car penser par défaut pour les groupes minorisés fonctionne toujours aussi pour les groupes dominants : il n’y a aucun risque à dire « bonne fin d’année » pour personne, il y a un risque à dire « Joyeux Noël » même pour quelques un·es, je choisis donc la première option, qui ne coûte pas plus chère.

L’intention, c’est le plus important pour moi : dit-on « Joyeux Noël » comme un automatisme dépourvu d’intention, comme n’importe quel bonjour ou au revoir ? Ou bien le dit-on en conscience, avec le vrai souhait de transmettre un message à son interlocuteur ou son interlocutrice ? A la réflexion, m’interroger sur ce « Joyeux Noël » m’a permis de comprendre que j’avais envie d’y mettre plus qu’un simple message de courtoisie : à ma collègue qui part pleine d’anxiété à l’idée de toutes les choses à organiser, je veux aussi dire mon empathie, à la caissière qui va travailler et n’aura pas de vacances pour se reposer, je veux aussi dire ma gratitude. A la première, un « Bonnes fêtes et prends bien soin de toi surtout », à la seconde « Bonnes fêtes et merci infiniment ». Cela n’a pas besoin d’être long ou compliqué mais juste sincère, authentique et dit avec intention.

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Le langage inclusif pour les nul·les

10 punchlines pour tenter de survivre aux débats de fin d’année sur l’écriture inclusive

Je le dis et le répète souvent : en plus des 3 conventions simples à suivre pour pratiquer un langage inclusif, la quatrième règle que je m’applique est de faire preuve de bienveillance envers moi-même (je ne suis pas une machine et je vais parfois utiliser un masculin générique, ce n’est pas grave) et envers les autres (il y a un gros travail d’éducation à faire sur ce sujet et on ne peut pas attendre de tout le monde une pratique systématique et immédiate du langage inclusif).

Néanmoins, ma bienveillance a aussi ses limites, notamment dans des contextes où je me trouve avec des personnes qui ne sont pas ouvertes au dialogue authentique voire pratiquent une crasse mauvaise foi.

Aussi, à l’approche de la fin d’année où de nombreuses personnes vont se retrouver dans des fêtes de famille ou avec des connaissances plus ou moins choisies, j’ai décidé de recenser 10 idées-reçues ou arguments fréquemment opposés au langage inclusif (et surtout à l’écriture inclusive) et de proposer 10 punchlines pour les parer.

Evidemment, on n’a pas à engager dans des débats si on n’en a pas envie et il est important de préserver sa santé mentale aussi parfois on préférera botter en touche ou simplement faire comme si on n’avait rien entendu, et c’est ok. Dans les autres cas, j’espère que ces quelques contre-arguments vous seront utiles.



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Est-ce que ce monde est sérieux ?

De l’anglais au français : traduction & inclusion

On m’avait recommandé il y a déjà plusieurs mois de lire Invisible Women (Femmes invisibles) de Caroline Criado Perez, un livre qui démontre « comment l’absence de données sur les femmes dessine un monde fait pour les hommes ». Aussi, quand je suis tombée dessus dans sa traduction française dans ma librairie de quartier, je l’ai acheté avec plaisir et enthousiasme.

J’ai une connaissance de l’anglais qui me permet de le lire sans difficulté (sauf pour les textes les plus scientifiques) et j’ai tendance à privilégier les ouvrages dans leur langue originale, mais parfois par flemme ou par opportunité, comme ici, je les lis en français. Et dans ce cas précis, ça a gâché tout mon plaisir. Et je dirais même que ça m’a mise en colère.

Un livre important et riche sur l’invisibilisation des femmes dans les données

Que les choses soient très claires : le contenu de Femmes invisibles est non seulement intéressant mais très riche et essentiel. Je recommande vivement sa lecture car l’autrice y démontre avec un nombre impressionnant de preuves ancrées dans la donnée à quel point nous vivons dans un monde pensé par et pour les hommes : des horaires de déneigement en Suède qui pénalisent plus les femmes que les hommes qui se trouvent sur les trottoirs avec leur poussette à la mauvaise heure, aux essais cliniques où l’on ne prend pas la peine d’inclure des femmes pour tester l’efficacité des médicaments menant à une bien moindre prise en charge de nos maladies, les exemples pleuvent. C’est étourdissant et accablant mais nécessaire.
Le point principal de l’autrice n’est pas tellement de blâmer la malveillance ou les mauvaises intentions des services de déneigement ou des compagnies pharmaceutiques mais de démontrer que les données utilisées pour prendre des décisions concernant la production de biens, l’organisation de services ou des choix de planification politique (pour le logement par exemple) devraient toujours être collectées et analysées avec un prisme genré, c’est-à-dire en étant capable de distinguer les données pour les femmes et les hommes.
Saviez-vous par exemple que les femmes ont 47% de risques en plus que les hommes d’être gravement blessées ou de mourir dans un accident de voiture car les crash-test réalisés pour mesurer l’efficacité des systèmes de sécurité dans l’automobile sont quasiment tous réalisés avec des mannequins (crash test dummies) à la corpulence d’un « homme moyen » ?

Quand le langage inclusif est vanté mais pas utilisé

Le fond du livre est donc essentiel mais sa forme laisse très clairement à désirer dans sa traduction française (je ne peux évidemment pas me prononcer pour les nombreuses traductions dans d’autres langues). Pourquoi ?
Dès l’introduction du livre, intitulée Le masculin par défaut, l’autrice évoque sur plusieurs pages la question du langage et affirme l’impact des mots sur les stéréotypes de genre. Elle explique le concept du masculin générique (utiliser le masculin pour parler de groupes mixtes) et ses effets néfastes dans les langues grammaticalement genrées (comme le français) mais pas que.

Toutes ces querelles au sujet de simples mots ont-elles réellement le moindre effet sur le monde réel ? On peut soutenir que oui. En 2012, une analyse du Forum économique mondial a montré que les pays où l’on parle des langues flexionnelles (comme le français, l’italien ou l’allemand, ndlr), qui ont des idées bien arrêtées quant au masculin et au féminin présents dans pratiquement chaque énoncé, sont les plus inéquitables sur le plan du genre. Mais voici une bizarrerie intéressante : les pays dans lesquels on parle des langues sans genre (comme le hongrois et le finlandais) ne sont pas les plus équitables. En fait, cet honneur revient à un troisième groupe de pays, ceux où l’on parle des « langues avec genre naturel », comme l’anglais. Ces langues permettent de marquer le genre (female teacher, male nurse), mais, la plupart du temps, le genre n’est pas inscrit dans les mots eux-mêmes. Les auteurs (sic) de cette étude suggèrent que s’il n’y aucune possibilité de marquer le genre, on ne peut pas « corriger » les préjugés cachés dans une langue en accentuant la « présence des femmes dans le monde ». En bref, puisque l’homme va de soi, cela fait une grande différence quand, littéralement, on ne peut pas du tout exprimer le féminin.

L’autrice a écrit cet ouvrage en anglais, donc dans une des ces langues « avec genre naturel » mais avec la conscience et la volonté de visibiliser les femmes dans le choix de ses mots. Elle donne des arguments en faveur du langage inclusif dont elle défend très clairement les principes. Il n’y a pas de doute possible. Pourtant, la traduction française de cet ouvrage n’est pas faite de manière inclusive. Et c’est très problématique.

La lecture de Femmes invisibles a donc été un aller-retour plutôt douloureux entre l’énervement suscité par le fond du livre qui a de quoi scandaliser et l’énervement provoqué par sa mauvaise traduction.


Mais qu’est-ce qui cloche dans cette traduction ?


C’est malheureusement simple : aucune des 3 principales conventions du langage inclusif n’est appliquée.

– une utilisation quasi systématique du masculin générique : on ne parle que d’auteurs, de chercheurs, d’inventeurs, de développeurs, d’électeurs pour désigner des groupes pourtant mixtes
– des noms de métier dont le féminin est maltraité et incohérent au fil du livre : des « législateurs de sexe féminin » au lieu des « législatrices », « les entrepreneurs de sexe féminin » au lieu des entrepreneuses (ou à la rigueur des « entrepreneures », allez), en gros des traductions littérales de  « female entrepreneur » qui ne font pas confiance au féminin du mot en français pour traduire le fait qu’on parle de femmes ou n’assument pas le pléonasme pour accentuer le propos qu’on aurait pu imaginer avec « des femmes entrepreneuses » par exemple.
le mot Homme utilisé de manière englobante : un des derniers chapitres s’intitule « les droits des femmes sont des droits de l’Homme » avec une majuscule dont on sait qu’elle ne change rien au problème d’utiliser « homme » pour parler de l’humanité. Allez, on dira que c’est peut-être dans ce cas une référence ironique.

On en arrive d’ailleurs à des aberrations qui dépassent la traduction inclusive pour basculer dans le non-sens : comme des « participants de sexe féminins » au lieu de  « participantes » ou des phrases où on parle explicitement d’une population féminine exclusivement et qui sont tout de même au masculin, comme cette perle :

Les Etats-Unis ont le taux de mortalité maternelle le plus élevé des pays développés, mais ce problème est particulièrement aigu pour les Afro-Américains. L’OMS estime que, chez les Afro-Américains, le taux de mortalité des femmes enceintes et des mères qui viennent d’accoucher correspond à celui des femmes de pays à revenu bien plus faible, comme le Mexique ou l’Ouzbékistan.

Je ne pense pas qu’ici « le masculin l’emporte sur le féminin » car le traducteur (et sa correctrice) aurait voulu inclure les hommes trans afro-américains qui auraient donné naissance. Non, c’est simplement un bon vieux masculin générique complètement absurde dans contexte.

L’ouvrage est paru aux Éditions First contre qui je n’ai absolument rien et qui publient par ailleurs des ouvrages positionnés comme féministes. Je suis en revanche très déçue qu’à aucun moment, de la traduction à la correction, personne n’ait réalisé l’incohérence entre le texte original et sa version traduite, problématique du point de vue de la langue et du sens mais surtout en contradiction pure et simple avec les convictions de l’autrice. Ou alors cela a été vu et ignoré, et là c’est un problème autrement plus grave.

Traduire en féministe/s, c’est possible

Heureusement, cette lecture douloureuse a été compensée par une découverte enthousiasmante, Sur les bouts de la langue de Noémie Grunenwald aux éditions de La Contre allée.
Dans cet ouvrage, l’autrice, traductrice et militante, partage sa perpective sur ce qu’est une traduction en féministe/s.

Traduire en féministe/s, c’est se décentrer soi-même pour construire la solidarité. Traduire en féministe/s, c’est tortiller la langue, l’étirer et l’affiner pour en faire le meilleur usage possible : lui permettre de dire vraiment ce qu’on veut exprimer en évitant les filtres limités et dégradants de l’androlecte1.

Première traductrice (de l’anglais au français) de nombreux textes féministes qu’elle a souhaité diffuser auprès de publics francophones, elle partage notamment quelques exemples de cas complexes de traduction, soit pour des néologismes, c’est-à-dire des mots nouveaux ou qui n’ont pas de traduction évidente (comme whiteness chez bell hooks aujourd’hui largement traduit en blanchité), soit pour des nuances qui ne sont pas toujours aisées à transcrire (comme la distinction entre womanhood, femininity et femaleness), soit parce qu’il n’est pas toujours évident d’être certain·e de l’intention d’un auteur ou d’une autrice derrière un masculin anglais censément neutre.

Je pense à Vanina Mozziconacci et sa traduction d’un article de Berenice Fisher. Dans le texte, l’autrice employait le terme « thinkers » et la traductrice disait ne pas avoir voulu traduire dans un masculin dit « générique » par « penseurs ». Après discussion avec les éditrices du texte, la traductrice a contacté l’autrice qui a reconnu ne pas s’être posé la question du genre de « thinkers » lors de l’écriture. La question de la traductrice a mené l’autrice à faire un choix a posteriori sur son texte, et Mozziconacci a finalement traduit par « penseur•e•s ». La traduction participe à la construction du sens formulé jusque dans le texte source, et la lecture féministe de la traductrice apporte une importante valeur ajoutée au texte.

Si Noémie Grunenwald préfère parler d’écriture dégenrée, démasculinisée ou féminisée plutôt que d’écriture inclusive, elle n’en utilise pas moins toute la palette des outils existants, de l’énumération (les lectrices et lecteurs), à l’accord de proximité en passant par le point médian, les néologismes, et j’en passe.

Ce qui est particulièrement intéressant dans sa démarche est la notion d’expérimentation. Là où à titre personnel je suis convaincue qu’une des clés pour diffuser plus largement le langage inclusif et ancrer sa pratique chez les individus et dans les organisations (comme les entreprises) est d’unifier certaines de ses pratiques, Noémie Grunenwald alterne volontiers entre plusieurs techniques.

La vérité, c’est que je m’amuse. Je tente des choses, au risque souvent de me planter et de faire des choix plus ou moins cohérents ou contradictoires. Je trouve l’expérimentation plus intéressante que la normalisation, et j’ai peur qu’une mise en règle précipitée nuise à l’incroyable créativité des mouvements de libération en général – féministes et lesbiens en particulier.

Lire Sur les bouts de la langue a aussi beaucoup résonner par rapport à une autre expression que j’affectionne : le langage précis qui pour moi est le corollaire du langage inclusif et que je défends à parts égales dans mon manifeste.
Le langage inclusif a pour objectif de faire en sorte que chaque individu soit représenté et visible dans la langue, indépendamment de son genre.
La langage précis, c’est s’assurer que les mots que l’on emploie disent vraiment ce que l’on veut dire, c’est-à-dire signifient ce qu’on a l’intention qu’ils signifient.
Évidemment, chaque mot employé est interprêté par la personne qui nous lit ou nous écoute et nous n’avons que très peu de contrôle sur cette interprétation ; en revanche, on a la possibilité, et je dirais même la responsabilité, en tant que locuteur ou locutrice (en tant que personne qui parle ou qui écrit) de choisir des mots dont on est soi-même sûr·e de bien comprendre la signification ou la charge symbolique.
Quand je dis que je n’emploie pas le mot hystérique ou très peu les mots féminin ou normal, c’est parce que je ne veux pas offrir aux personnes qui m’écoutent ou me lisent la possibilité d’y voir un sens que je ne veux pas y mettre. C’est cela pour moi le processus de déconstruction appliqué au langage.
Et c’est, je pense, ce dont parle Noémie Grunenwald quand elle traduit de manière à ce que le texte « dise vraiment ce qu’on veut exprimer ».

Je ne crois pas que dans sa traduction française Femmes invisibles dise vraiment ce que l’autrice veut exprimer. Et c’est très dommage car la traduction, surtout de textes engagés comme celui de Caroline Criado Perez, est une responsabilité. Alors vivement une nouvelle traduction plus respectueuse de l’œuvre originale (et aussi où les nombreuses études citées sont correctement référencées au fil du texte pour qu’on puisse les retrouver facilement dans la longue bibliographie).
Et à vous qui lisez en anglais, pour votre plaisir ou votre travail, et qui peut-être traduisez dans vos entreprises des textes, mêmes commerciaux, gardez en tête l’exemple cité plus haut des « thinkers » et demandez-vous, la prochaine fois que vous serez confronté·e à un consumer, user ou autre painter, quelle stratégie vous aurez envie d’utiliser : le masculin générique qui invisibilise les femmes (les consommateurs), un mot englobant qui neutralise les genres (les gens qui consomment) ou l’énumération qui rend visibles les femmes (les consommatrices et les consommateurs, dans l’ordre de mention que vous préférez) ?
Bien penser à cette traduction, c’est votre pouvoir autant que votre responsabilité, comme dirait Spiderman.

1 L’androlecte ou le langage de l’homme, que Michèle Causse définit comme l’expression d’une conscience-expérience sexuée au masculin, imposée aux deux sexes et fondée sur l’assimilation/exclusion d’un sujet sexué au féminin.

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Pourquoi dire et ne pas dire

Pourquoi je dis : autrice, entrepreneuse et mairesse

Une des règles les plus simples du langage inclusif est d’employer le féminin des noms de métiers quand on parle de personnes qui s’identifient comme des femmes.
On dit donc très simplement la directrice, l’institutrice, la boulangère, l’avocate… Pourtant pour certains métiers, notamment ceux perçus comme étant les plus prestigieux, le féminin des mots continue à avoir plus de mal à s’imposer. C’est par exemple le cas des mots « autrice », « entrepreneuse » ou « mairesse ».
Alors que je lisais récemment un livre appartenant à mon fils de 8 ans, j’ai de nouveau été frappée par la fréquence à laquelle on nomme mal certains métiers quand ils sont exercés par des femmes.

Un livre jeunesse publié par Bayard, « Les dragons de Nalsara »
où on dit de Marie-Hélène Delval qu’elle en est « l’auteur » (alors qu’elle est bien aussi décrite comme « traductrice »)

Si je comprends qu’employer un langage inclusif 100% du temps à l’écrit comme à l’oral puisse paraître difficile et contraignant à certaines personnes car cela requiert de transformer profondément des habitudes ancrées depuis l’enfance, il est plus difficile pour moi de faire preuve de bienveillance envers les entreprises des métiers de l’écrit et de la parole (comme les maisons d’édition, la presse et les médias de manière générale) sur une règle qui ne devrait pas poser de problème particulier : dire les métiers au féminin.

La querelle de la féminisation des noms de métiers

Il est important de faire un petit retour historique sur l’apparition (et la disparition) de certains noms de métier au féminin.
Comme l’explique Eliane Viennot dans Non le masculin ne l’emporte pas sur le féminin, en langue française, on a toujours disposé de mots au féminin et au masculin pour parler de quasiment tous les métiers. Il est par exemple important de déconstruire cette idée qu’au Moyen-Âge, les femmes n’avaient aucun pouvoir car elle avaient en réalité accès à de nombreux métiers qu’on a dit plus tard « réservés aux hommes ».

Sophie Cassagnes-Brouquet décrit dans ses ouvrages la vie des femmes à cette époque avec beaucoup plus de nuances que les idées communément admises et on y on découvre qu’on les appelait déjà abbesse, mairesse, chevaleresse ou encore autrice, philosophesse, poétesse…

C’est à partir du 17e siècle avec la vague de masculinisation du français que ces mots ont commencé à perdre du terrain notamment avec un évènement marquant, la suppression du mot « autrice » (entre autres mots féminins décrivant des fonctions de prestige) du premier Dictionnaire de l’Académie Française. Les siècles qui ont suivi ont contribué à renforcer la volonté d’invisibiliser les femmes exerçant ces métiers en supprimant les mots pour les décrire correctement, et en introduisant l’idée de la « femme de », encore longtemps inscrite dans les dictionnaires les plus communs : une boulangère est une femme de boulanger comme une ambassadrice une femme d’ambassadeur. Il est aujourd’hui désuet d’employer ces féminins dans ce sens, mais cette vision des « femmes de » continue à habiter l’esprit notamment des générations les plus âgées.

Dans les années 1980 en France a eu lieu la querelle de la féminisation des noms de métiers, insufflée par l’arrivée de femmes à des hautes fonctions gouvernementales. Un bras de fer s’est installé en France pour savoir si l’Académie allait autoriser qu’on dise Madame La Ministre ou La présidente.

A ce sujet, je recommande le livre de Bernard Cerquiglini (malheureusement pas un adepte du langage inclusif de manière général), La Ministre est enceinte, qui revient sur ces années de querelle de féminisation des noms de métiers. C’est tristement drôle et instructif.

Pour faire court, après des années de discussions politiques et de circulaires ministérielles, l’Académie Française à fini par se plier à l’usage qui avait évidemment fini par pencher pour la version la plus évidente et la plus censée : dire La Ministre quand on parle d’une femme.

Les faux féminins, les faux amis de la féminisation des mots

Mais pour certains mots, la féminisation prend des chemins de traverse : c’est par exemple le cas de (certains) mots qui finissent en -teur ou en -eur.
Au Québec, qui a dès les années 1970 entrepris de (re)féminiser les noms de métiers, la stratégie adoptée à été celle d’ajouter un « e » au mot masculin, comme dans « auteure », « entrepreneure » ou « professeure ». Si la démarche était louable et a permis d’accélérer grandement l’adoption de mots féminins, elle présente deux inconvénients :

1. elle est en opposition avec les règles habituelles de la langue française et contribue à rendre plus complexe encore la compréhension et l’adoption d’un langage inclusif unifié. Demandez à un enfant de 3 ans de vous donner le féminin de « professeur », il ou elle vous dira certainement « professeuse », car la règle qu’un mot en -eur se féminise en -euse est souvent déjà assimilée à cet âge. Idem pour les mots en -teur qui se terminent en -trice au féminin, comme agricultrice… ou autrice.

2. le « e » ajouté ici pour féminiser les mots est ce qu’on appelle un « e » muet, qui ne se prononce pas et donc ne s’entend pas. Or on ne veut pas que les femmes soient muettes mais audibles. En effet, dans un contexte où il est essentiel de rendre visible la présence des femmes dans tous les métiers, et surtout ceux où elles sont sous-représentées, il est aussi important de rendre cette présence audible. Si à l’écrit, vous lisez le « e » d’entrepreneure, à l’oral, vous ne l’entendrez pas. Et il faut entendre que des femmes sont autrices ou entrepreneuses car les mots ont un impact sur notre représentation du monde.

L’usage est en train d’ancrer « autrice » et « entrepreneuse »

Vous l’aurez compris, je dis autrice, entrepreneuse ou mairesse car ce sont les formes les plus évidentes du point de vue des conventions régulières de la langue française, des formes (au moins pour autrice ou mairesse) qui sont attestées depuis des siècles, et des formes qui rendent présentes, visibles, audibles les femmes qui exercent ces fonctions.
Mais la dernière raison, et certainement la plus encourageante qui me conforte dans l’idée que ce sont les bons mots, est tout simplement leur adoption de plus en plus large par les gens.
Quand on écoute des linguistes, on comprend vite que les règles de grammaire et d’orthographe sont des conventions qui évoluent avec le temps et que les institutions créatrices de normes (comme l’Académie, les dictionnaires, les livres de grammaire) ne les définissent pas toujours avec l’accessibilité et la simplicité en tête. Mais on comprend surtout que ce qui fait la langue, c’est l’usage, c’est-à-dire comment les locuteurs et les locutrices s’emparent de cette langue et la font évoluer.

Un des indices de l’usage peut être trouvé dans les recherches faites sur Internet, notamment sur le moteur de recherche Google. On peut suivre cet usage grâce à l’outil Google Trends qui permet de suivre l’évolution de l’intérêt pour un mot ou un thème dans le temps.
Et quand on compare les recherches faites autour d’auteure vs autrice ou entrepreneure vs entrepreneuse, on voit clairement que l’usage est en train de basculer (voire a basculé) du côté des féminins « autrice » et « entrepreneuse ».

Si on regarde la tendance depuis 2004, le mot « auteure » qui dominait les recherches est clairement en train de se faire rattraper par « autrice », avec une croissance forte de l’intérêt pour ce mot depuis 2017, année qui a marqué le début des débats (et polémiques) en France sur l’écriture inclusive.

Et sur les 12 derniers mois, on voit même que le nombre de recherches sur le mot « autrice » a dépassé celui sur le mot « auteure » (le volume moyen de requêtes comparé se voit bien dans l’histogramme « moyenne » à gauche ici), porté notamment par les interrogations des internautes qui se demandent s’il faut dire « auteure ou autrice ».

On observe exactement la même dynamique sur le mot « entrepreneuse » qui lui a largement dépassé sur les 12 derniers mois le mot « entrepreneure » en nombre de recherches, notamment grâce à la recherche « auto entrepreneuse ».

Les maux de la résistance

Je suis ravie de voir que ces mots, ces féminins qu’on entend et qui sont justes, gagnent du terrain, et qu’a minima, ils suscitent des interrogations qui témoignent d’un processus de déconstruction du masculin dit générique (dire le masculin pour signifier les deux genres grammaticaux, comme dans « les directeurs » pour dire « les directeurs et directrices »).
Néanmoins, de nombreuses personnes n’ont pas encore pris conscience de l’importance d’utiliser les mots au féminin pour parler des métiers. Et d’autres refusent bonnement et simplement de dire « autrice » ou « entrepreneuse », y compris bon nombre de femmes.
Les motifs de résistance sont en général triple : un argument esthétique (« c’est moche ») qui traduit en réalité surtout un jugement personnel lié au manque d’habitude d’entendre ou lire ces mots ; dire le mot « autrice » serait ridicule et ridiculiserait donc les femmes qui exercent cette profession.
Un argument sémantique : les mots au féminin ont souvent des connotations péjoratives ou sexuelles (comme « entraineuse » ou « maîtresse ») qu’il nous appartient collectivement de déconstruire.
Un argument plus politique est souvent mis en avant par des femmes qui ont peiné (et on les comprend) à parvenir à des positions de pouvoir ou à exercer ces fonctions habituellement occupées par des hommes : garder le mot au masculin, c’est une manière d’imposer sa légitimité dans des arènes souvent masculines.

Comme le constatent les chercheurs, il s’avère que les premières femmes ayant accédé aux métiers traditionnellement masculins ont eu davantage tendance à conserver les noms de métier masculins : directeur financier, avocat, chercheur… « Les pionnières peuvent se sentir ‘intruses’ et donc privilégier la forme masculine, explique Claudie Baudino. Il est d’autant plus facile de mettre le métier au féminin que la profession elle-même se féminise. »

Les Echos, Entrepreneuse ou entrepreneure : de l’importance du féminin

Je ne cherche pas ici à faire la critique du sexisme intériorisé des femmes (et des hommes) qui refusent d’employer les mots « autrice » ou « entrepreneuse ». Chacun·e reste libre de l’emploi de son vocabulaire.
En revanche je suis convaincue que peu de personnes ont été exposées au contexte historique, politique et même linguistique qui a fait s’imposer les mots masculins au détriment des mots féminins, mais surtout des femmes. Et je suis convaincue que peu de personnes réalisent l’impact que l’emploi de ces mots peut avoir, alors qu’il est attesté par de nombreuses études scientifiques.
Pourtant, de grandes entreprises commencent à comprendre l’importance de dire les métiers au féminin, que cela soit pour des fonctions dites prestigieuses ou non. S’appuyant sur les études de psycholinguistique qui ont montré que les femmes postulent moins à des offres d’emploi quand le métier est décrit uniquement au masculin, la SNCF est passé à l’écriture inclusive pour ses propres offres afin de recruter plus de femmes dans des métiers où elles sont sous-représentées, comme conductrice de train.

Voilà pourquoi je dis, pour tous les mots où le féminin peut se distinguer à l’oral du masculin, autrice, entrepreneuse, mairesse, directrice, professeuse, chercheuse, artisane, forgeronne…


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Pourquoi dire et ne pas dire

Pourquoi je ne dis pas : l’Homme

Parmi les conventions pour s’exprimer de manière inclusive, la plus simple est certainement celle-ci : ne pas dire « l’homme » (ou l’Homme) pour désigner l’humanité. Pourtant, l’idée largement répandue selon laquelle le mot « homme » contient le mot « femme » quand on parle par exemple de « l’homme préhistorique » ou de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ne résiste pas vraiment à un examen consciencieux du contexte historique et politique dans lequel le mot « homme » a pris ce sens englobant d’humanité.

Eliane Viennot, professeuse émérite de littérature qui a consacré plusieurs ouvrages devenus des références au sujet de la masculinisation de la langue française, vient de publier un petit opus qui fait le point sur ce sujet, avec ce titre parfaitement provocateur, En finir avec l’homme, chronique d’une imposture, paru aux Editions iXe.

La principale idée de l’ouvrage est la suivante : le mot « homme » a depuis son origine et pendant des siècles désigné les individus masculins uniquement sans ambiguïté. Mais différents évènement ont contribué à lui donner progressivement un sens englobant, en même temps que l’omniprésence du mot « homme » faisait disparaître les femmes en tant que sujets politiques, renforçant leur statut d’objet. Parler de l’homme en ce sens, c’est ne plus parler des femmes.

Des siècles sans ambiguïté : un homme n’est pas une femme

Une des raisons fréquemment mises en avant pour justifier l’emploi « d’homme » dans un sens englobant d’humanité est étymologique : l’origine du mot « homme » en français est la déclinaison hominem du mot latin homo qui lui-même signifie « individu appartenant à l’espèce humaine » (quel que soit son sexe, donc) et qui a aussi donné le pronom indéfini « on ». Le mot homme contiendrait donc en lui cette double représentation et cette définition est aujourd’hui largement admise dans les dictionnaires.

Premier étonnement pour la lectrice contemporaine que je suis : la langue française est loin d’avoir d’emblée donné au mot « homme » le sens englobant d’humanité, mais l’a bien utilisé en premier lieu pour désigner uniquement l’humain de sexe masculin. Avec la création de l’Université de Paris vers 1300 va s’ouvrir une première phase de formalisation de la langue française, et à cette époque le mot « homme » n’est pas considéré comme un équivalent du mot homo du point de vue du sens (c’est-à-dire qu’homme n’est pas synonyme d’être humain) :

« Homo signifie homme et femme, et nul mot de français n’a d’équivalent ; et pour ce, cette (…) proposition est fausse : femme est homme »

Nicole d’Oresme, vers 1360

Dans les siècles qui suivirent, cette absence totale d’ambiguïté se retrouve dans tous les ouvrages des philosophes de l’époque, de Montaigne à La Boétie, où le mot « homme » signifie bien le mâle, les femmes n’étant jamais incluses dans ce mot (et donc très peu le sujet des-dits ouvrages). On a tendance à lire avec notre vision actuelle du mot « homme » les textes des Lumières comme Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau, au titre qu’on a envie de croire inclusif. Mais Eliane Viennot démontre que là encore, le mot « homme » est en réalité bien pris dans le sens d’être humain mâle, et que c’est de l’inégalité entre les individus masculins qu’on parle, pas des autres car la place des femmes est alors déjà définie : dans l’espace domestique, pas dans l’espace politique.

La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 se situe dans cette même veine, qui exclut dans son titre comme dans son contenu les femmes, les enfants et une partie des hommes d’ailleurs. Dans cette déclaration, le masculin employé à travers le texte n’est pas un masculin générique qui représenterait tous les individus, mais bien un masculin spécifique, écrit par des hommes pour des hommes.

Malgré les protestations de certain·es partisan·es d’une égalité de droits entre les sexes (comme Olympe de Gouge ou Condorcet), ce texte et tous les textes constitutionnels ou législatifs qui vont suivre vont continuer à parler des droits et devoirs des individus masculins, et eux seulement, ne mentionnant le mot « femmes » que très rarement pour réaffirmer leur exclusion des droits et ce jusqu’en 1946.

Bible et Académie Française aux origines du glissement de sens

Eliane Viennot décrit comment les premiers traducteurs de la Bible du latin au français ont ouvert la brèche à ce glissement de sens en traduisant hominem en « homme » alors qu’il aurait du être traduit dans ce contexte par « humain » pour respecter le sens originel du texte. Si le mot homme a été choisi au lieu d’un autre, c’était plus par choix politique (inscrire l’assujettissement des femmes aux hommes dans les préceptes de la Bible) que par pertinence de sens.

C’est dans le premier Dictionnaire de l’Académie Française paru en 1694 que pour la première fois est proposée une définition du mot « homme » qui englobe aussi les femmes :

Homme : animal raisonnable. En ce sens, il comprend toute l’espèce humaine, et se dit de tous les deux sexes.

Dictionnaire de l’Académie Française, 1694

C’est dans cette même édition du Dictionnaire que sont aussi supprimés les mots désignant le féminin de certains métiers comme « autrice », « philosophesse », « peintresse », « traductrice », l’Académie invitant à utiliser le masculin de ces mots pour désigner les femmes qui (oseraient) pratiquer ces métiers. C’est un des éléments déclencheurs de ce qu’on appelle la masculinisation de la langue française.

20e siècle : résistance française à l’inclusion des femmes & majuscule

Malgré l’obtention du droit de vote pour les femmes en 1944 et la mention explicite dans la Constitution de la IVe République en 1946 de la garantie de droits égaux pour les hommes et les femmes, le 20e siècle ne sera pourtant pas celui d’un retour au sens originel du mot « homme » comme individu masculin.

D’abord, en 1948, alors que la plupart des pays du monde adoptent la traduction inclusive human rights (droits humains) dans la Déclaration universelle des droits, grâce notamment aux efforts d’Eleanor Roosevelt, la France conserve, elle, l’expression « droits de l’homme ».
La Constitution de la Ve République efface ensuite la mention ajoutée précédemment de la garantie des droits aux femmes.
Et les décennies qui vont suivre vont voir se succéder les tentatives de maintien du sens englobant du mot « homme », avec le renforcement d’une innovation apparue plus tôt dans le siècle : la majuscule. « L’homme » désignerait donc le mâle et « l’Homme » le genre humain, en référence à la manière dont les scientifiques distinguent genre et espèce, comme par exemple dans Homo erectus.
Même si elle n’est officialisée qu’en 1990 par son entrée dans le Dictionnaire de l’Académie Française, cette majuscule de prestige qui aiderait à distinguer deux sens du mot homme / Homme a rencontré en franc succès dès son inception dans les années 1930 : en 1938, le musée d’Ethnographie du Palais du Trocadéro devient « Musée de L’Homme » ; en 1959, on appelle en français « Cours de justice des droits de l’Homme » la cour européenne ailleurs appelée « des droits humains », etc.

C’est donc en faisant fi de tous les changements intervenus depuis soixante-dix ans, dans la terminologie comme dans la société et la vie politique, que les hommes au pouvoir en France ont maintenu une formule désormais à double sens.

Eliane Viennot
Dans un musée familial des bords de Loire, on explique comment l’Homme et sa majuscule ont inventé les bateaux.

Mais pourquoi c’est important ?

Comme le rappelle Pascal Gygax dans Le cerveau pense-t-il au masculin ? 40 ans d’études de psycholinguistique ont prouvé que les mots forgent nos représentations : les femmes postulent moins à des emplois dont les annonces sont rédigées au masculin et les plus jeunes filles se projettent moins dans les métiers décrits au masculin. Les femmes se sentent moins représentées et concernées par le masculin dit « générique ».
Parler d’homme (ou d’Homme pour les adeptes de la majuscule) pour désigner l’humanité contribue non seulement à ne pas représenter les femmes, à ne pas s’adresser à elles mais surtout à ne pas penser leur place dans la société.
Des alternatives existent pour remplacer ce mot en français (humain, genre humain, personne humaine) et de plus en plus d’associations ou groupes ayant le mot « homme » dans leur nom le changent pour une version plus inclusive, comme La Ligue des droits de l’Homme belge devenue La ligue des droits humains en 2018.
Mais dans encore trop de musées, de livres scolaires, d’universités, on parle de « l’homme ».

Manuel d’histoire de CE2 toujours utilisé en 2021
Et comment d’autres essaient de réparer les dégâts en déconstruisant une préhistoire sexiste

Enfin, en plus d’invisibiliser les femmes ce mot contribue à une vision du genre où les personnes non-binaires ou intersexes sont absentes.
Pourquoi ne pas faire simple, et surtout faire juste, c’est-à-dire conforme à l’évidence et la simplicité du sens mais aussi à ce qui est bon pour l’égalité de représentation de toutes et tous ?
Si comme le disent certain·es anti-féministes, on devait se concentrer d’avantage sur ce qui nous rassemble que ce qui nous différencie, alors commençons par là : nous sommes toutes et tous des êtres humains.

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Est-ce que ce monde est sérieux ?

Brooklyn Nine-Nine, la série qui fait entrer l’humour inclusif au commissariat

Cet été, j’avais emporté dans ma valise quelques kilos de livres féministes, les 5 derniers numéros de Society que je n’avais toujours pas lus et mon Kindle (on ne sait jamais). J’ai du lire 20 pages de fin juillet à début septembre. La faute à une série que j’ai bingewatchée tout l’été et qui, si elle m’a détourné de mes lectures, m’a fait un bien fou. Car elle m’a prouvé que l’humour inclusif, ça existe. Et maintenant je voudrais que tout le monde la regarde.

Brooklyn Nine-Nine (ou B99 pour les intimes) est une série comique américaine créée en 2013 par Dan Goor et Michael Schur qui compte 8 saisons (les 7 premières sont disponibles sur Netflix, la dernière vient d’être diffusée aux US, disponible sur Canal+). C’est une workplace comedy (comédie centrée sur un lieu de travail), où l’on suit les aventures de détectives de la police de New-York (NYPD), et plus particulièrement le 99e precinct à Brooklyn.

L’affiche de la dernière saison de Brooklyn Nine-Nine


Une sitcom américaine qui se passe dans un commissariat ? On aurait pu courir à la catastrophe. Pourtant Brooklyn Nine-Nine est une oeuvre de génie, surtout quand on la regarde par le prisme de la diversité et de l’inclusivité. Et c’est en plus un monument d’humour, primé dès sa première saison par un Golden Globe dans la catégorie meilleure série comique.

L’humour inclusif, marque de fabrique de Brooklyn Nine-Nine

La bande-annonce de la première saison plante les personnages principaux et montre la première force de B99, son casting à la diversité peu commune à la télévision, et qui a d’emblée positionné la série comme légitime dans le spectre des séries engagées. Je vous recommande l’article “Brooklyn Nine-Nine”: Sitcom Diversity Done Right qui montre bien comment la série aborde la question des identités de manière fine, sans tomber dans les stéréotypes, notamment avec Raymond Holt, capitaine noir ouvertement gay, Rosa Diaz et Amy Santiago, des détectives latinas qui sont tout sauf des personnages secondaires, ou Terry Jeffords, un lieutenant noir aussi musclé que compétent.

Les blagues faites à ces personnages ne s’appuient pas sur des caractéristiques qu’ils ou elles ne peuvent pas changer (comme leur origine ethnique ou leur orientation sexuelle), mais sur des traits de personnalités qui les définissent. Une série télé qui aurait voulu faire passer au chausse-pied la diversité de son casting sans avoir des personnages authentiques aurait fait de l’orientation sexuelle ou de l’origine la punchline de toutes les blagues (…). Dans B99, l’origine ethnique et l’orientation sexuelle sont juste une des facettes des personnages. L’humour vient essentiellement des traits distinctifs de leurs personnalités*.

“Brooklyn Nine-Nine”: Sitcom Diversity Done Right

Dans Brooklyn Nine-Nine, vous ne trouverez donc (quasiment) pas de blagues racistes, sexistes, homophobes, transphobes ou bien elles viendront de personnages détestés (comme le Vautour) et seront systématiquement traitées avec mépris.

Jake Peralta, un allié (presque) exemplaire

Le personnage de Jake Peralta, incarné par Andy Samberg, est une figure d’allié comme on en voit peu souvent comme je n’en ai jamais vu dans une série ou un film. C’est un homme blanc hétérosexuel dans une position de pouvoir (il est détective de police) qui aurait bien pu être le lourd de service inconscient de ses privilèges. Mais il n’en est rien.
Jake s’éduque en regardant des documentaires sur le féminisme quand il n’arrive pas à dormir ; (s’)interroge pour savoir si son tee-shirt ne serait pas raciste ; refuse d’utiliser des expressions sexistes comme « boys will be boys » (les garçons seront toujours des garçons) ou « man up » (sois un homme) ; ne se tait pas quand il entend un·e collègue faire une blague inappropriée ; laisse s’exprimer des femmes qui échanges sur les violences sexuelles en réalisant qu’il ferait mieux d’écouter plutôt que de participer.
Jake est un allié presque exemplaire dans le sens où il reste, comme chacun·e d’entre nous, en (dé)construction : on le voit poursuivre son éducation au cours des 8 saisons ou vivre des moments de réalisation notamment autour de son privilège d’homme dans les épisodes qui traitent du harcèlement. Mais sa posture d’apprentissage, son travail actif de conscientisation, et son engagement dans l’action sont, eux, exemplaires.

Quand une femme lui parle de son expérience #metoo

La virilité laisse la place aux émotions exprimées

Un commissariat de police aurait pu être le théâtre de confrontations « viriles » surfant sur le stéréotype de l’homme, et encore plus du policier, montrant des qualités de courage, de force, d’énergie, de combativité, de puissance, et j’en passe. Là non plus, il n’en est rien.
Par exemple, Charles Boyle, le meilleur ami de Jake, exprime au quotidien ses émotions (notamment en disant sans retenue « I love you » à son entourage) ; et non seulement il les exprime, mais en plus elles sont accueillies sans moquerie, notamment par Jake, qui salue plus d’une fois la capacité de Charles à « be in touch with (his) feelings » (être connecté à ses émotions). Tout le monde reconnaît que c’est un atout pour Charles, pas un défaut à corriger pour correspondre aux canons de la virilité.


L’amitié entre Charles et Jake est donc dépourvue des qualités prétendument viriles souvent dépeintes dans les amitiés hétérosexuelles, et ça sonne tout à fait juste.
Lorsque Jake sera en couple (no spoiler, je ne vous dit pas avec qui) il exprimera aussi ses émotions auprès de ses partenaires sans que cela ne devienne par ailleurs « le noeud du problème ». C’est spontané pour Jake, c’est valorisé et valorisant, et surtout efficace car cela lui permettra de vivre dans une relation stable, mature et engagée.
Le capitaine Raymond Holt, qui est très fier d’être le premier capitaine de police noir ouvertement gay de la NYPD, est très intéressant du point de vue de l’expression des émotions car il ne tombe dans aucun cliché : ni dans le personnage gay « drama queen » (expression que je déteste par ailleurs) ni dans le personnage à l’homosexualité réprimée. S’il a des difficultés à exprimer des émotions avec son visage, il le fait très bien avec des mots, et c’est un des ressorts comiques les plus puissants de la série.

La vraie vie, les vrais problèmes

Si Brooklyn Nine-Nine est une série comique, elle aborde néanmoins des vrais enjeux de société : le racisme dans la police et en dehors, l’homophobie (à travers un personnage qui fera son coming out bisexuel), les violences sexistes et sexuelles, le harcèlement, l'(in)égalité dans le couple hétérosexuel, la difficulté à concilier vie de famille et vie professionnelle.
Et elle montre aussi des relations saines et équilibrées : la tension dramatique ne vient pas toujours de là où on l’attend, on n’y montre jamais de relations toxiques entre les personnages principaux qui s’entraident plutôt et se tirent vers le haut, les couples ne sont pas systématiquement dysfonctionnels.
Ce juste équilibre entre feel good et real life en fait une série vraiment réjouissante à regarder, surtout pour les personnes engagées qui seront comme moi positivement étonnées par la justesse de ton de chaque épisode.

Gina Linetti, une autre excellente raison de regarder B99

La série Brooklyn Nine-Nine est-elle parfaite ? Non, bien sûr. Par exemple, on peut regretter la grossophobie dont font parfois preuve les personnages à l’égard du duo de policiers Hitchcock & Scully, meilleurs amis qui passent beaucoup de temps à manger, peu à enquêter. Cela s’atténue avec les saisons et Scully explicite finalement le body shaming (moqueries liées à son physique) dont il est victime.
Certaines remarques peuvent aussi être considérées comme psychophobes et l’utilisation fréquente du mot crazy (fou/folle) n’est pas toujours heureux. Mais il y a aussi des grands moments comme lorsque Jake, en plein interrogatoire d’un médecin toxicomane, rappelle en aparté que l’addiction est une maladie qui justifie notre empathie.
Enfin, peu ou pas de visibilité pour les personnes en situation de handicap ou les personnes trans (même si leurs droits sont évoqués).

Pas parfaite donc, mais tellement au-dessus du lot dans le paysage audiovisuel contemporain, Brooklyn Nine-Nine est pour moi un ovni de diversité et d’inclusion précieux qui ne me laisse qu’un seul regret : elle ne compte que 8 saisons.

* Traduction maison, voici la phrase originale : The jokes directed at these characters’ expense are not based on things they cannot change (like their race/ethnicity or sexuality), but by the personality they exhibit through their aforementioned quirks. A TV show that wanted to forcefully shoehorn diversity without having real, relatable characters like these would have had the Captain’s sexuality and race (or Amy and Rosa’s ethnicity) as the punchline for their jokes. The unchangeable essence of their character played for laughs. In Brooklyn Nine-Nine, their race and sexuality are just one of the facets that make up their character. The comedy comes mostly through the characters’ distinctive mannerisms.