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Est-ce que ce monde est sérieux ? Le langage inclusif pour les nul·les Non classé

Écriture inclusive : l’IA va-t-elle lever la « barrière technologique » ?

Quand je me suis intéressée il y a quelques années aux recherches faites en ligne par les internautes autour de l’écriture inclusive, j’ai été surprise d’y voir des expressions comme « traducteur écriture inclusive » ou « convertisseur écriture inclusive ». On était en 2021, bien avant l’avènement grand public de l’intelligence artificielle, mais déjà on cherchait en ligne des outils technologiques pour nous aider à écrire en inclusif.

La semaine dernière, j’ai échangé avec une personne qui explore la possibilité de faciliter l’utilisation du point médian sur nos claviers, pour rendre son utilisation plus rapide et intuitive.
Nous avons parlé de la barrière technologique qui peut, il est vrai, freiner le passage à l’action de celles et ceux qui veulent écrire en inclusif, mais aussi de la manière dont les outils peuvent nous aider à développer une pratique autonome plus riche, si on sait comment les utiliser.

Petit tour d’horizon des outils existants et analyse critique d’un usage raisonné pour une pratique responsable.

« Convertisseur écriture inclusive » ou la vision de l’outil sauveur

Le besoin primaire : comment faire le point médian sur un clavier d’ordi ?

Quand une personne a décidé de commencer à expérimenter le langage inclusif, notamment à l’écrit (ce qui n’est que la partie émergée de l’iceberg, l’oral étant autrement plus important), un des premiers réflexes est d’avoir recours à son outil le plus visible et immédiat : la ponctuation inclusive.

Certaines personnes utilisent la parenthèse (qui, pour une raison étrange, échappe à la polémique alors qu’elle remplit la même fonction que le point médian depuis des décennies), le tiret ou même de l’italique ou des majuscules, d’autres vont utiliser le point bas (comme dans salarié.es) ou donc le point médian (comme dans étudiant·es).

Dans ces deux derniers cas, quand on écrit avec un clavier et non un stylo, deux problèmes se posent :

  • L’utilisation du point bas crée des URL se terminant en .es et nous perturbe visuellement, avec un lien hypertexte renvoyant vers une page inexistante (salarié.es)
  • Il n’est pas toujours aisé de faire un point médian sur un clavier d’ordinateur puisque ce signe n’y a pas une touche dédiée.
    Ce qui explique aussi la requête fréquente sur les moteurs de recherche : « comment faire le point médian sur mon clavier ».
    Réponse : il faut passer par des raccourcis clavier plus ou moins simples en fonction de son système d’exploitation :
    Sous Windows : Alt + successivement 0, 1, 8, 3
    Sous Mac : ⌥ (option) + ⇧ (maj) + f

Ces deux problèmes ont été identifiés assez tôt et des solutions techniques ont été proposées : par exemple, en 2021 a été lancée une extension pour navigateur web appelée e·i·f pour Écriture inclusive facile, qui transformait automatiquement dans les textes les points bas en points médians. Cela permettait d’utiliser son clavier comme on en avait l’habitude, sans créer de fausses URL et sans passer du temps à apprendre de nouveaux raccourcis clavier ou à tenter de reconfigurer certaines touches. Aujourd’hui, l’extension, qui avait pourtant une très bonne appréciation sur le Chrome Web Store, n’est plus disponible et donc plus mise à jour.

Les outils de la deuxième vague : dictionnaires et alternatives inclusives

Si vous lisez fréquemment les articles de re·wor·l·ding, vous savez que l’usage inclusif de la ponctuation, comme le point médian, n’est qu’un outil parmi de nombreux outils à notre disposition pour écrire en inclusif : j’ai même créé une matrice d’évaluation des outils du langage inclusif (ou Evoli) pour vous aider à choisir le meilleur outil en fonction de votre objectif.

Utiliser des mots épicènes, des doublets ou tout simplement reformuler sa phrase pour éviter de devoir la genrer sont autant d’options tout aussi valables, voire souvent plus fluides et créatives que la ponctuation.

Mais il n’est pas toujours facile de trouver des alternatives inclusives à certains mots, et tout le monde n’a pas le même degré d’aisance dans le maniement de la langue française.

C’est pourquoi des outils ont émergé pour faciliter l’identification des alternatives inclusives :

  • eninclusif.fr, à ma connaissance le premier dictionnaire des alternatives inclusives lancé en français (qui n’est plus maintenu aujourd’hui)
  • inclupedie.eu, lancé par Sophie Hennuy, qui a inventé le très joli nom d’inclunyme pour désigner les synonymes inclusifs, toujours mis à jour et consultable sur abonnement
  • inclusi.fr, convertisseur inclusif développé par Emma Perinet, qui propose d’utiliser une intelligence artificielle entraînée avec des textes inclusifs, pour suggérer des reformulations inclusives par paragraphes entiers, accessible gratuitement jusqu’à 500 caractères par jour puis sur abonnement.

Il existe aussi des initiatives plus globales, comme Witty qui propose d’utiliser différents outils (comme une extension Chrome ou une IA dédiée, Witty GPT) pour traquer le langage non inclusif en français mais aussi anglais et allemand dans les documents des entreprises. Cet outil aborde le langage inclusif avec une approche plus anglo-saxonne, qui dépasse la visibilisation du féminin pour traquer tous les mots qui perpétuent des stéréotypes (très aligné avec ma propre définition du langage inclusif d’ailleurs).

À la difficulté de maintenir sur le long terme des outils souvent développés par des personnes engagées mais peu ou pas rémunérées pour ce travail, et à la complexité de faire adopter dans les usages quotidiens du plus grand nombre des outils qui ne sont pas toujours très bien intégrés aux multiples logiciels qu’on utilise déjà chaque jour, s’ajoute un troisième enjeu qui interroge sur leur avenir : les IA conversationnelles comme Gemini, Claude ou Chat GPT ne sont-elles pas les outils ultimes pour arrêter de se prendre la tête et enfin arriver à faire de l’écriture inclusive facile ?

IA et écriture inclusive : derrière l’outil de travail, l’outil d’entraînement

IA et langage, un champ de recherche académique très actif

Quand l’IA a débarqué dans nos vies quotidiennes avec Chat GPT, je me suis tout de suite lancée dans un test : qu’est-ce que cet algo savait du langage inclusif ?
Réponse à l’époque : Chat GPT savait beaucoup de choses mais ne l’utilisait pas très bien pour autant.

En faisant ce travail d’expérimentation et de recherches, j’étais aussi tombée sur des initiatives intéressantes, comme le projet  E-MIMIC« une application qui vise à éliminer les préjugés et la non-inclusion dans les textes administratifs rédigés dans les pays européens, à commencer par ceux qui sont rédigés dans les langues romanes », en gros une application qui automatiserait le passage de textes administratifs (bourrés de mots au masculin dit générique comme « citoyen », « utilisateur », « usager ») en inclusif de manière naturelle et compréhensible.

J’avais aussi découvert le guide Responsible Language in Artificial Intelligence & Machine Learning du Center for Equity, Gender & Leadership (EGAL) at the Haas School of Business of the University of California, Berkeley, qui donne 9 recommandations très concrètes pour entraîner les IA sur des textes utilisant un langage plus inclusif, de manière à nourrir des réponses rédigées avec le moins possible de formulations renforçant les stéréotypes.

Bref, un champ de recherche déjà très actif sur le sujet. Mais progressivement, la question de l’utilisation de l’IA au quotidien s’est posée dans un cadre beaucoup plus concret et pragmatique pour moi : en formation.
Quand les stagiaires m’ont demandé : « Mais on peut utiliser l’IA ou pas ? », j’ai bien dû me poser la question.

Comment bien prompter son IA pour écrire en inclusif ?

La réponse que je donne aux personnes qui suivent mes formations s’articule en 2 temps :

  • Oui, il est vrai que l’IA peut vous faire gagner un temps précieux pour rédiger des textes en inclusif, et franchement les tests que j’ai moi-même réalisés sont plutôt convaincants (j’aime particulièrement la manière dont Gemini, l’IA de Google, justifie ses recommandations)
  • Mais je recommande de l’utiliser SI ET SEULEMENT SI vous avez déjà une bonne compréhension des enjeux du langage inclusif, que vous en connaissez la diversité des outils et que vous avez pu développer un regard critique sur les différentes options qui sont suggérées.

Cela signifie que vous êtes capable de concevoir un prompt précis qui correspond à la pratique du langage inclusif que vous avez choisi d’avoir dans votre organisation.
Parce que demander à ChatGPT de “reformuler en inclusif” sans détail sur les méthodes à privilégier, les objectifs visés et les contraintes à respecter, c’est garantir un résultat médiocre et approximatif.

Voilà un exemple qui démontre qu’un prompt bien conçu donne des bonnes suggestions alternatives :

Photo d'une conversation avec Gémini : 
Propose moi 3 alternatives à ce titre de newsletter “Rejoignez les collaborateurs de re·wor·l·ding pour une journée de découverte de nos bureaux”  écrites en français inclusif. Tu peux utiliser les doublets, des mots épicènes, des expressions englobantes, des reformulations complètes mais pas de ponctuation inclusive. Je veux que le texte reste court et engageant.
Réponse : 
Voici 3 alternatives inclusives et engageantes pour votre titre de newsletter :

1. Explorez les coulisses de re·wor·l·ding : Découvrez nos bureaux !
2. Une journée d'immersion chez re·wor·l·ding : Visitez nos espaces de travail.
3. re·wor·l·ding vous ouvre ses portes : Venez découvrir nos bureaux !


Et vous pouvez tout à fait faire mémoriser un prompt à votre IA favorite dans ses paramètres pour qu’elle rédige tous les textes que vous lui demandez en inclusif, à la manière du Prompt zero qui encourage l’IA à écrire des réponses en réduisant autant que possible les émissions de carbone.

Voici un exemple de prompt libre de droit, validé avec Gemini (bien sûr), à copier-coller dans votre IA de prédilection :

Tous les textes que tu rédiges sont écrits en inclusif, en respectant ces principes : tu peux utiliser les doublets, des mots épicènes, des expressions englobantes, des reformulations complètes et la ponctuation inclusive de manière ponctuelle, uniquement sous la forme d’un point médian et uniquement quand les mots au masculin et au féminin ont moins de 2 lettres de différences.
Privilégie toujours les reformulations en équilibrant les formulations neutralisantes (comme les termes englobants) et les doublets qui rendent visibles le féminin et veille à ce que la lecture du texte reste fluide et naturelle.

Le plus grand bénéfice de l’IA : donner à voir un autre champ des possibles rédactionnels

Mais au fond, je crois qu’il y a un bénéfice bien plus grand à utiliser l’IA pour rédiger des textes en inclusifs que celui de gagner du temps (d’autant qu’il ne faut pas mettre sous le tapis la question de l’impact environnemental colossal de chaque requête) : s’entraîner et développer une pratique autonome plus riche.

Pourquoi ?
Quand on démarre dans l’aventure du langage inclusif, on a souvent peur de mal faire : cette insécurité linguistique dans laquelle nous plonge la pratique du langage inclusif peut être paralysante et c’est, d’après mes observations et retours d’expérience, le plus grand frein de la diffusion du langage inclusif.

Les outils d’IA, en nous aidant à reformuler et en suggérant différentes alternatives, nous donne à voir le champ des possibles rédactionnels. Ces outils nous donne des exemples concrets d’application, et c’est à force de les voir qu’on va les intégrer et pouvoir ensuite les mobiliser plus spontanément au quotidien. Je les vois comme des outils d’entraînement en quelque sorte.

Mon intuition est que le schéma qui va se développer est le suivant :

  • vous allez utiliser l’IA (dans le cadre précédemment cité) qui va vous faire des suggestions plus inclusives
  • vous allez réaliser que vous n’aviez pas pensé à cette reformulation mais qu’elle vous paraît évidente maintenant (ou que finalement la vôtre est meilleure et plus précise)
  • elle va s’intégrer dans votre cerveau qui va l’apprendre, au fur et à mesure des répétitions (merci la neuroplasticité)
  • progressivement, sans même vous en rendre compte, vous intégrerez spontanément ces reformulations, sans besoin d’IA
  • vous abandonnerez cette béquille pour une pratique autonome plus sereine

La limite de l’exercice : passer du mode traduction au mode intention

Mais ce type d’utilisation de l’IA présente des limites.

Tout d’abord, elle peut cantonner les personnes qui l’utilisent à rester dans un mode de traduction : c’est-à-dire tout écrire au masculin dit générique puis se fier à l’IA pour le « traduire en inclusif ».
Avec ou sans IA, c’est rarement la manière la plus efficace d’écrire des textes en inclusif agréables à lire et impactants. C’est écrire un texte avec dès le départ une intention inclusive qui donne les meilleurs résultats.

Ensuite, parce qu’utiliser des outils comme l’IA pour juste se mettre en conformité avec les conventions du langage inclusif, c’est voir le langage inclusif seulement comme un sujet technique de vocabulaire et de grammaire : or c’est plutôt un vaste sujet de société qui soulève des questions d’équité, d’égalité, de représentations…

En s’intéressant sincèrement au pouvoir de ce qu’est le langage inclusif, en se formant à sa pratique et en l’utilisant autant que possible, on ne change pas juste sa manière de construire des phrases, on cultive son esprit critique au-delà de la question des mots pour penser la place des personnes.

Le langage inclusif, c’est un cheval de Troie vers la déconstruction des stéréotypes, dont l’IA elle-même est pétrie. On ne peut pas détruire la maison du maître avec les outils du maître, comme le dit Audrey Lorde, en tout cas sans avoir un esprit critique développé sur la manière de les utiliser, et ce principe s’applique aussi – à ce jour – au langage de l’IA.

La technologie n’est qu’un outil au service d’un objectif.


Si vous vous interrogez sur l’utilisation de l’IA dans votre pratique du langage inclusif, voici ma recommandation finale :

  • Si vous pratiquez déjà le langage inclusif, intéressez-vous aux outils mentionnés : ils peuvent aider à démarrer, débloquer des reformulations difficiles et vous donner à voir d’autres options auxquelles vous n’aviez pas pensé.
  • Si non, formez vous en premier lieu sur le langage inclusif. L’IA ne doit pas devenir votre suppléante mais plutôt la béquille sur laquelle vous appuyer une fois que vous maitrisez les fondations et avant de gagner en autonomie.

Et n’oubliez pas que la technologie n’est qu’un outil au service d’un objectif : en faisant les recherches pour cet article, je suis tombée sur un plug-in pour Gmail qui détecte la présence d’écriture inclusive dans un email et envoie une réponse automatique à l’expéditeur ou l’expéditrice :

« Bonjour, mon anti-virus a été programmé pour détecter et écarter les messages contenant de l’écriture inclusive. Or, vous venez de m’adresser un message qui en contient. Je n’ai donc pas pu le lire. Bien sûr, si vous me le renvoyez en écriture académique, je me ferai un plaisir d’en prendre connaissance. Cordialement. »

On n’arrête donc pas le progrès.

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Élections européennes : de la victoire de Marie Toussaint à la résistance inclusive

C’est devenu un rituel : à chaque élection, j’attends avec impatience qu’arrive dans ma boîte aux lettres le pli contenant toutes les professions de foi des différents partis politiques. Quand il est là, je prends mes surligneurs, je lis attentivement chaque document, et je cherche. Je cherche tout ce qui dans les textes démontre (ou pas), l’emploi d’un langage inclusif.

En 2022, je l’ai fait pour les élections présidentielles : Emmanuel Macron était arrivé en dernière place de mon classement, pénalisé par son slogan “Nous tous”. J’avais relevé quelques points médians par-ci par-là, et pas forcément aux endroits les plus évidents (Jean Lassalle avait obtenu le prix spécial du jury), mais en gros, j’avais observé, sans surprise, une cohérence entre le positionnement politique et l’utilisation d’un langage inclusif (plus on est à gauche, plus on l’utilise).

Alors j’ai remis le couvert pour les élections européennes. Mais je n’avais pas anticipé deux choses : que la propagande électorale (terme qui désigne l’ensemble des supports qui permettent à un parti politique de communiquer ses éléments de programme : affiches, professions de foi, tracts…) arriverait si tard (le vendredi matin dans ma boîte aux lettres) arriverait si tard (le vendredi matin dans ma boîte aux lettres) et que le président allait décider de dissoudre l’Assemblée Nationale au vu des résultats (qui, eux, étaient prévisibles).

Aujourd’hui, à 3 semaines de l’arrivée potentielle d’un gouvernement mené par le Rassemblement National, à quoi peut bien servir ma petite analyse de la propagande électorale et mes blagues sur le chaton mignon du Parti animaliste ? Laissez-moi vous l’expliquer.

Le langage est politique

C’est une phrase que vous avez peut-être déjà entendue : elle explicite le fait que les mots employés, notamment dans l’espace public ou médiatique, ont un impact, au-delà des informations, avis, idées qu’ils permettent d’exprimer, sur le monde social et politique dans lequel nous vivons. Quand des personnalités politiques emploient certains mots pour parler de certaines réalités, le choix de ces mots n’est pas anodin : par exemple, parler d’ensauvagement, de décivilisation ou de grand remplacement participe d’une rhétorique réactionnaire raciste et d’un discours visant à faire reposer la responsabilité des divers maux de notre société sur les personnes racisées, expression elle-même plutôt employée par les personnes anti-racistes défendant le décolonialisme. Les mots nous situent politiquement et forment notre perception de la réalité.

Le concept de novlangue est une autre illustration de l’idée que le langage est politique : originellement langue parlée en Océania dans le roman 1984 de George Orwell, c’est aujourd’hui un terme plus largement utilisé pour désigner une langue dans laquelle le sens des mots est détourné en vue de manipuler les citoyen·nes. L’idée est bien que les mots (dont on détourne le sens, qu’on supprime ou qu’on promeut) contribuent à forger nos représentations du monde, notre capacité à y agir mais aussi à résister.

Dans le champ du langage inclusif, cette idée que le langage est politique est encore plus évidente, et c’est d’ailleurs le sujet de ces deux livres qui explorent différentes facettes de ce lien :

Couvertures de deux livre : "Tenir sa langue, le langage comme lieu de lutte féministe" de Julie Abbou où on voit un portrait de Jane Fonda face à un micro ; l'ouvrage collectif "Genre, langue et politique" où l'on voit des femmes dans une nacelle de chantier sur laquelle est écrit "La langue est à toustes !'

Le sous-titre du livre de Julie Abbou, Tenir sa langue, est précisément Le langage, lieu de lutte féministe. Il explore comment le langage construit le genre et revient sur l’histoire politique du genre grammatical. C’est dans ce livre que j’ai appris les origines religieuses du concept de langage inclusif, développé par des églises états-uniennes dans les années 1970 dans la perspective de revoir la lithurgie et la traduction des textes bibliques pour mieux y inclure et représenter les femmes. Ce sont les premiers travaux de recherche de Julie Abbou qui ont aussi démontré comment les milieux militants queer, anarchistes et d’extrême-gauche sont les premiers à s’être saisi de la puissance politique de ce que la linguiste préfère appeler les « pratiques féministes du langage » dans leurs tracts et fanzines. D’ailleurs, à Nantes la semaine dernière, j’ai photographié des affiches qui m’ont fait penser à son travail.

Affiches pour l'association Visa et le syndicat Solidaires où on lit : "Toutes et tous uni·es pour la justice et le progrès social" et "l'extrême droite ennemie des travailleuses et travailleurs



Dans le numéro des Cahiers du genre intitulé Genre, langue et politique, ce sont des chercheurs et chercheuses du monde entier qui partagent leurs analyses sur les débats qui animent leur pays autour du langage non sexiste. Le premier chapitre, Le langage inclusif est politique : une spécificité française, démontre comment le débat sur l’écriture inclusive permet aussi la diffusion d’un discours anti-féministe, éminemment politique.

C’est cette conviction qui me fait analyser la propagande électorale par le prisme du langage inclusif. Et pour les européennes, je n’ai pas été déçue. Enfin, si.

Européennes 2024 : surprise, on ne progresse plus

Pour établir le classement des professions de foi aux élections européennes par le prisme du langage inclusif, j’ai compté les occurrences de :

masculins dit génériques (les citoyens, les Français, les agriculteurs…)
– doublets (“Françaises, Français”… dont notre président est pourtant friand)
noms de métiers (féminisés ou utilisés au masculin même pour les femmes)
formulations épicènes ou englobantes

J’ai également relevé quand le programme utilise des mots comme inclusion, féministe / féminisme, ou encore droits des femmes ou égalité de genre.

J’ai analysé l’ensemble des 17 professions de foi reçues dans ma boîte aux lettres.

Professions de foi de différents partis politiques pour les élections européennes étalées sur une table

La grande gagnante : Marie Toussaint – Les écologistes EELV

Clairement, Marie Toussaint se détache du lot avec une pratique très manifeste du langage inclusif :

  • 1 seul masculin générique (sur un accord en plus)
  • des doublets : “Les colistiers et colistières”, “travailleurs et travailleuses”, “tous et toutes”,“celles et ceux”…
  • des noms de métiers ou fonctions féminisés : entrepreneuse, initiatrices…
  • des formulations englobantes : “celles et ceux qui vivent de la pêche et de l’agriculture” (et non les agriculteurs comme dans 100% des autres tracts qui les mentionnent)

#2 Le groupe de l’inclusif émergent
Raphaël Glucksmann (PS, Place Publique), Manon Aubry (LFI), Le parti animaliste, Le parti pirate, La gauche unie, Esperanto langue commune

  • moins de 5 masculins dits génériques
  • quelques doublets
  • mention du mot féministe pour Raphaël Glücksmann et La gauche unie
  • 100% des noms de métiers sont féminisés

#3 Le groupe de l’inclusif symbolique
Lutte ouvrière, Ecologie au centre, NPA, Europe Territoires Ecologie, Rassemblement national

  • ici le masculin est clairement le genre par défaut
  • on utilise quand même des doublets mais seulement aux endroits symboliques (dans l’adresse aux “Françaises et Français” par exemple, ou pour dire un “celles et ceux” par-ci par-là)
  • les noms de métiers sont bien féminisés

Nota bene : totale incompréhension face à la profession de foi de Lutte ouvrière qui se présente comme le “Parti des travailleurs” tout en commençant par “Travailleuses, travailleurs” et qui succombe aux stéréotypes de genre avec la phrase : “que nous soyons ouvriers, caissières, employés, techniciens, aides à domicile, artisans, petits producteurs ou enseignants…” Le seul féminin est celui de “caissières”

#4 Le groupe qui s’en fout
Majorité présidentielle, L’alliance rurale, Les Républicains, Reconquête, L’Europe ça suffit !

  • uniquement du masculin dit générique
  • des femmes désignées au masculin (agent de police, haut fonctionnaire), notamment chez Reconquête

Profession de foi de Reconquête


Deux choses surprennent :

aucun parti n’a fait le choix du point médian, même les plus à gauche. Une rupture par rapport aux présidentielles (notamment au NPA qui en avait utilisé beaucoup). Pourtant, un sondage Flashs x Otypo en 2023 a montré que 60% de l’électorat de Jean-Luc Mélenchon est globalement favorable à son utilisation.

– Là où Lutte ouvrière surprend par l’emploi massif du masculin dit générique (et même des stéréotypes de genre sur les métiers), le Rassemblement National ne fait pas tellement moins bien, avec certes un emploi systématique du masculin mais aussi des doublets et des noms de métiers bien féminisés.

Demain, le langage inclusif comme résistance

Il est dommage que dans l’ensemble l’utilisation d’un français inclusif ne progresse pas plus depuis les présidentielles dans la propagande électorale. Pourquoi ?

– parce que je me sens moins concernée quand on me parle de tout ce qu’il faudrait faire pour les “citoyens” (et depuis des décennies les études scientifiques démontrent que c’est globalement l’effet sur les femmes de l’emploi du masculin dans la langue)

– parce qu’il est paradoxal de promouvoir les droits des femmes (pour les quelques partis qui le font dans leur profession de foi) sans les rendre visibles dans le discours politique

– parce qu’utiliser un langage inclusif c’est aussi signaler concrètement qu’on a pensé la question de la place des femmes à tous les niveaux de la société : une manière simple d’aligner sa parole avec ses actions (ou au moins, ses promesses)

Si demain le Rassemblement national arrive au gouvernement (et après-demain à la présidence), il n’est pas impossible que la dernière proposition de loi visant à interdire l’écriture inclusive, portée par Les Républicains mais largement soutenue par le Rassemblement National, qui a été adoptée par le Sénat en octobre dernier mais n’est pas encore revenue à l’Assemblée Nationale, soit de nouveau à l’ordre du jour. Et là où la dizaine de propositions similaires ont été rejetées par le passé, il se pourrait bien qu’il en soit autrement cette fois-ci.
Est-ce le plus grave que ce gouvernement pourrait faire ? Certainement pas.
Est-ce pour les points médians qu’on va descendre dans la rue ? Non plus.

Mais depuis 2002 et le spectre de l’arrivée au pouvoir du Front National, aujourd’hui devenu Rassemblement, je me pose la question : et moi, je ferai quoi si (quand ?) ça arrivera ? Comment entrer en résistance civile dans la non-violence ?
Peut-être qu’alors, pour moi comme pour les entreprises qui détiennent le pouvoir économique, pour les marques qui occupent l’espace public avec leurs publicités, résister passera par ça : afficher ce point médian partout, comme un front républicain linguistique féministe, une forme de désobéissance civile.
J’espère sincèrement qu’on n’en arrivera pas là. Et en attendant, ce tract sauvage aussi photographié à Nantes est clair sur mes intentions :

Affiche où on lit "Sit'aimes bien les droits des femmes vote le 9 juin ! (clap clap) avec le 9 juin barré