C’est devenu un rituel : à chaque élection, j’attends avec impatience qu’arrive dans ma boîte aux lettres le pli contenant toutes les professions de foi des différents partis politiques. Quand il est là, je prends mes surligneurs, je lis attentivement chaque document, et je cherche. Je cherche tout ce qui dans les textes démontre (ou pas), l’emploi d’un langage inclusif.
En 2022, je l’ai fait pour les élections présidentielles : Emmanuel Macron était arrivé en dernière place de mon classement, pénalisé par son slogan “Nous tous”. J’avais relevé quelques points médians par-ci par-là, et pas forcément aux endroits les plus évidents (Jean Lassalle avait obtenu le prix spécial du jury), mais en gros, j’avais observé, sans surprise, une cohérence entre le positionnement politique et l’utilisation d’un langage inclusif (plus on est à gauche, plus on l’utilise).
Alors j’ai remis le couvert pour les élections européennes. Mais je n’avais pas anticipé deux choses : que la propagande électorale (terme qui désigne l’ensemble des supports qui permettent à un parti politique de communiquer ses éléments de programme : affiches, professions de foi, tracts…) arriverait si tard (le vendredi matin dans ma boîte aux lettres) arriverait si tard (le vendredi matin dans ma boîte aux lettres) et que le président allait décider de dissoudre l’Assemblée Nationale au vu des résultats (qui, eux, étaient prévisibles).
Aujourd’hui, à 3 semaines de l’arrivée potentielle d’un gouvernement mené par le Rassemblement National, à quoi peut bien servir ma petite analyse de la propagande électorale et mes blagues sur le chaton mignon du Parti animaliste ? Laissez-moi vous l’expliquer.
Le langage est politique
C’est une phrase que vous avez peut-être déjà entendue : elle explicite le fait que les mots employés, notamment dans l’espace public ou médiatique, ont un impact, au-delà des informations, avis, idées qu’ils permettent d’exprimer, sur le monde social et politique dans lequel nous vivons. Quand des personnalités politiques emploient certains mots pour parler de certaines réalités, le choix de ces mots n’est pas anodin : par exemple, parler d’ensauvagement, de décivilisation ou de grand remplacement participe d’une rhétorique réactionnaire raciste et d’un discours visant à faire reposer la responsabilité des divers maux de notre société sur les personnes racisées, expression elle-même plutôt employée par les personnes anti-racistes défendant le décolonialisme. Les mots nous situent politiquement et forment notre perception de la réalité.
Le concept de novlangue est une autre illustration de l’idée que le langage est politique : originellement langue parlée en Océania dans le roman 1984 de George Orwell, c’est aujourd’hui un terme plus largement utilisé pour désigner une langue dans laquelle le sens des mots est détourné en vue de manipuler les citoyen·nes. L’idée est bien que les mots (dont on détourne le sens, qu’on supprime ou qu’on promeut) contribuent à forger nos représentations du monde, notre capacité à y agir mais aussi à résister.
Dans le champ du langage inclusif, cette idée que le langage est politique est encore plus évidente, et c’est d’ailleurs le sujet de ces deux livres qui explorent différentes facettes de ce lien :
Le sous-titre du livre de Julie Abbou, Tenir sa langue, est précisément Le langage, lieu de lutte féministe. Il explore comment le langage construit le genre et revient sur l’histoire politique du genre grammatical. C’est dans ce livre que j’ai appris les origines religieuses du concept de langage inclusif, développé par des églises états-uniennes dans les années 1970 dans la perspective de revoir la lithurgie et la traduction des textes bibliques pour mieux y inclure et représenter les femmes. Ce sont les premiers travaux de recherche de Julie Abbou qui ont aussi démontré comment les milieux militants queer, anarchistes et d’extrême-gauche sont les premiers à s’être saisi de la puissance politique de ce que la linguiste préfère appeler les « pratiques féministes du langage » dans leurs tracts et fanzines. D’ailleurs, à Nantes la semaine dernière, j’ai photographié des affiches qui m’ont fait penser à son travail.
Dans le numéro des Cahiers du genre intitulé Genre, langue et politique, ce sont des chercheurs et chercheuses du monde entier qui partagent leurs analyses sur les débats qui animent leur pays autour du langage non sexiste. Le premier chapitre, Le langage inclusif est politique : une spécificité française, démontre comment le débat sur l’écriture inclusive permet aussi la diffusion d’un discours anti-féministe, éminemment politique.
C’est cette conviction qui me fait analyser la propagande électorale par le prisme du langage inclusif. Et pour les européennes, je n’ai pas été déçue. Enfin, si.
Européennes 2024 : surprise, on ne progresse plus
Pour établir le classement des professions de foi aux élections européennes par le prisme du langage inclusif, j’ai compté les occurrences de :
– masculins dit génériques (les citoyens, les Français, les agriculteurs…)
– doublets (“Françaises, Français”… dont notre président est pourtant friand)
– noms de métiers (féminisés ou utilisés au masculin même pour les femmes)
– formulations épicènes ou englobantes
J’ai également relevé quand le programme utilise des mots comme inclusion, féministe / féminisme, ou encore droits des femmes ou égalité de genre.
J’ai analysé l’ensemble des 17 professions de foi reçues dans ma boîte aux lettres.
La grande gagnante : Marie Toussaint – Les écologistes EELV
Clairement, Marie Toussaint se détache du lot avec une pratique très manifeste du langage inclusif :
- 1 seul masculin générique (sur un accord en plus)
- des doublets : “Les colistiers et colistières”, “travailleurs et travailleuses”, “tous et toutes”,“celles et ceux”…
- des noms de métiers ou fonctions féminisés : entrepreneuse, initiatrices…
- des formulations englobantes : “celles et ceux qui vivent de la pêche et de l’agriculture” (et non les agriculteurs comme dans 100% des autres tracts qui les mentionnent)
#2 Le groupe de l’inclusif émergent
Raphaël Glucksmann (PS, Place Publique), Manon Aubry (LFI), Le parti animaliste, Le parti pirate, La gauche unie, Esperanto langue commune
- moins de 5 masculins dits génériques
- quelques doublets
- mention du mot féministe pour Raphaël Glücksmann et La gauche unie
- 100% des noms de métiers sont féminisés
#3 Le groupe de l’inclusif symbolique
Lutte ouvrière, Ecologie au centre, NPA, Europe Territoires Ecologie, Rassemblement national
- ici le masculin est clairement le genre par défaut
- on utilise quand même des doublets mais seulement aux endroits symboliques (dans l’adresse aux “Françaises et Français” par exemple, ou pour dire un “celles et ceux” par-ci par-là)
- les noms de métiers sont bien féminisés
Nota bene : totale incompréhension face à la profession de foi de Lutte ouvrière qui se présente comme le “Parti des travailleurs” tout en commençant par “Travailleuses, travailleurs” et qui succombe aux stéréotypes de genre avec la phrase : “que nous soyons ouvriers, caissières, employés, techniciens, aides à domicile, artisans, petits producteurs ou enseignants…” Le seul féminin est celui de “caissières”…
#4 Le groupe qui s’en fout
Majorité présidentielle, L’alliance rurale, Les Républicains, Reconquête, L’Europe ça suffit !
- uniquement du masculin dit générique
- des femmes désignées au masculin (agent de police, haut fonctionnaire), notamment chez Reconquête
Deux choses surprennent :
– aucun parti n’a fait le choix du point médian, même les plus à gauche. Une rupture par rapport aux présidentielles (notamment au NPA qui en avait utilisé beaucoup). Pourtant, un sondage Flashs x Otypo en 2023 a montré que 60% de l’électorat de Jean-Luc Mélenchon est globalement favorable à son utilisation.
– Là où Lutte ouvrière surprend par l’emploi massif du masculin dit générique (et même des stéréotypes de genre sur les métiers), le Rassemblement National ne fait pas tellement moins bien, avec certes un emploi systématique du masculin mais aussi des doublets et des noms de métiers bien féminisés.
Demain, le langage inclusif comme résistance
Il est dommage que dans l’ensemble l’utilisation d’un français inclusif ne progresse pas plus depuis les présidentielles dans la propagande électorale. Pourquoi ?
– parce que je me sens moins concernée quand on me parle de tout ce qu’il faudrait faire pour les “citoyens” (et depuis des décennies les études scientifiques démontrent que c’est globalement l’effet sur les femmes de l’emploi du masculin dans la langue)
– parce qu’il est paradoxal de promouvoir les droits des femmes (pour les quelques partis qui le font dans leur profession de foi) sans les rendre visibles dans le discours politique
– parce qu’utiliser un langage inclusif c’est aussi signaler concrètement qu’on a pensé la question de la place des femmes à tous les niveaux de la société : une manière simple d’aligner sa parole avec ses actions (ou au moins, ses promesses)
Si demain le Rassemblement national arrive au gouvernement (et après-demain à la présidence), il n’est pas impossible que la dernière proposition de loi visant à interdire l’écriture inclusive, portée par Les Républicains mais largement soutenue par le Rassemblement National, qui a été adoptée par le Sénat en octobre dernier mais n’est pas encore revenue à l’Assemblée Nationale, soit de nouveau à l’ordre du jour. Et là où la dizaine de propositions similaires ont été rejetées par le passé, il se pourrait bien qu’il en soit autrement cette fois-ci.
Est-ce le plus grave que ce gouvernement pourrait faire ? Certainement pas.
Est-ce pour les points médians qu’on va descendre dans la rue ? Non plus.
Mais depuis 2002 et le spectre de l’arrivée au pouvoir du Front National, aujourd’hui devenu Rassemblement, je me pose la question : et moi, je ferai quoi si (quand ?) ça arrivera ? Comment entrer en résistance civile dans la non-violence ?
Peut-être qu’alors, pour moi comme pour les entreprises qui détiennent le pouvoir économique, pour les marques qui occupent l’espace public avec leurs publicités, résister passera par ça : afficher ce point médian partout, comme un front républicain linguistique féministe, une forme de désobéissance civile.
J’espère sincèrement qu’on n’en arrivera pas là. Et en attendant, ce tract sauvage aussi photographié à Nantes est clair sur mes intentions :