On m’avait recommandé il y a déjà plusieurs mois de lire Invisible Women (Femmes invisibles) de Caroline Criado Perez, un livre qui démontre « comment l’absence de données sur les femmes dessine un monde fait pour les hommes ». Aussi, quand je suis tombée dessus dans sa traduction française dans ma librairie de quartier, je l’ai acheté avec plaisir et enthousiasme.
J’ai une connaissance de l’anglais qui me permet de le lire sans difficulté (sauf pour les textes les plus scientifiques) et j’ai tendance à privilégier les ouvrages dans leur langue originale, mais parfois par flemme ou par opportunité, comme ici, je les lis en français. Et dans ce cas précis, ça a gâché tout mon plaisir. Et je dirais même que ça m’a mise en colère.
Un livre important et riche sur l’invisibilisation des femmes dans les données
Que les choses soient très claires : le contenu de Femmes invisibles est non seulement intéressant mais très riche et essentiel. Je recommande vivement sa lecture car l’autrice y démontre avec un nombre impressionnant de preuves ancrées dans la donnée à quel point nous vivons dans un monde pensé par et pour les hommes : des horaires de déneigement en Suède qui pénalisent plus les femmes que les hommes qui se trouvent sur les trottoirs avec leur poussette à la mauvaise heure, aux essais cliniques où l’on ne prend pas la peine d’inclure des femmes pour tester l’efficacité des médicaments menant à une bien moindre prise en charge de nos maladies, les exemples pleuvent. C’est étourdissant et accablant mais nécessaire.
Le point principal de l’autrice n’est pas tellement de blâmer la malveillance ou les mauvaises intentions des services de déneigement ou des compagnies pharmaceutiques mais de démontrer que les données utilisées pour prendre des décisions concernant la production de biens, l’organisation de services ou des choix de planification politique (pour le logement par exemple) devraient toujours être collectées et analysées avec un prisme genré, c’est-à-dire en étant capable de distinguer les données pour les femmes et les hommes.
Saviez-vous par exemple que les femmes ont 47% de risques en plus que les hommes d’être gravement blessées ou de mourir dans un accident de voiture car les crash-test réalisés pour mesurer l’efficacité des systèmes de sécurité dans l’automobile sont quasiment tous réalisés avec des mannequins (crash test dummies) à la corpulence d’un « homme moyen » ?
Quand le langage inclusif est vanté mais pas utilisé
Le fond du livre est donc essentiel mais sa forme laisse très clairement à désirer dans sa traduction française (je ne peux évidemment pas me prononcer pour les nombreuses traductions dans d’autres langues). Pourquoi ?
Dès l’introduction du livre, intitulée Le masculin par défaut, l’autrice évoque sur plusieurs pages la question du langage et affirme l’impact des mots sur les stéréotypes de genre. Elle explique le concept du masculin générique (utiliser le masculin pour parler de groupes mixtes) et ses effets néfastes dans les langues grammaticalement genrées (comme le français) mais pas que.
Toutes ces querelles au sujet de simples mots ont-elles réellement le moindre effet sur le monde réel ? On peut soutenir que oui. En 2012, une analyse du Forum économique mondial a montré que les pays où l’on parle des langues flexionnelles (comme le français, l’italien ou l’allemand, ndlr), qui ont des idées bien arrêtées quant au masculin et au féminin présents dans pratiquement chaque énoncé, sont les plus inéquitables sur le plan du genre. Mais voici une bizarrerie intéressante : les pays dans lesquels on parle des langues sans genre (comme le hongrois et le finlandais) ne sont pas les plus équitables. En fait, cet honneur revient à un troisième groupe de pays, ceux où l’on parle des « langues avec genre naturel », comme l’anglais. Ces langues permettent de marquer le genre (female teacher, male nurse), mais, la plupart du temps, le genre n’est pas inscrit dans les mots eux-mêmes. Les auteurs (sic) de cette étude suggèrent que s’il n’y aucune possibilité de marquer le genre, on ne peut pas « corriger » les préjugés cachés dans une langue en accentuant la « présence des femmes dans le monde ». En bref, puisque l’homme va de soi, cela fait une grande différence quand, littéralement, on ne peut pas du tout exprimer le féminin.
L’autrice a écrit cet ouvrage en anglais, donc dans une des ces langues « avec genre naturel » mais avec la conscience et la volonté de visibiliser les femmes dans le choix de ses mots. Elle donne des arguments en faveur du langage inclusif dont elle défend très clairement les principes. Il n’y a pas de doute possible. Pourtant, la traduction française de cet ouvrage n’est pas faite de manière inclusive. Et c’est très problématique.
La lecture de Femmes invisibles a donc été un aller-retour plutôt douloureux entre l’énervement suscité par le fond du livre qui a de quoi scandaliser et l’énervement provoqué par sa mauvaise traduction.
Mais qu’est-ce qui cloche dans cette traduction ?
C’est malheureusement simple : aucune des 3 principales conventions du langage inclusif n’est appliquée.
– une utilisation quasi systématique du masculin générique : on ne parle que d’auteurs, de chercheurs, d’inventeurs, de développeurs, d’électeurs pour désigner des groupes pourtant mixtes
– des noms de métier dont le féminin est maltraité et incohérent au fil du livre : des « législateurs de sexe féminin » au lieu des « législatrices », « les entrepreneurs de sexe féminin » au lieu des entrepreneuses (ou à la rigueur des « entrepreneures », allez), en gros des traductions littérales de « female entrepreneur » qui ne font pas confiance au féminin du mot en français pour traduire le fait qu’on parle de femmes ou n’assument pas le pléonasme pour accentuer le propos qu’on aurait pu imaginer avec « des femmes entrepreneuses » par exemple.
– le mot Homme utilisé de manière englobante : un des derniers chapitres s’intitule « les droits des femmes sont des droits de l’Homme » avec une majuscule dont on sait qu’elle ne change rien au problème d’utiliser « homme » pour parler de l’humanité. Allez, on dira que c’est peut-être dans ce cas une référence ironique.
On en arrive d’ailleurs à des aberrations qui dépassent la traduction inclusive pour basculer dans le non-sens : comme des « participants de sexe féminins » au lieu de « participantes » ou des phrases où on parle explicitement d’une population féminine exclusivement et qui sont tout de même au masculin, comme cette perle :
Les Etats-Unis ont le taux de mortalité maternelle le plus élevé des pays développés, mais ce problème est particulièrement aigu pour les Afro-Américains. L’OMS estime que, chez les Afro-Américains, le taux de mortalité des femmes enceintes et des mères qui viennent d’accoucher correspond à celui des femmes de pays à revenu bien plus faible, comme le Mexique ou l’Ouzbékistan.
Je ne pense pas qu’ici « le masculin l’emporte sur le féminin » car le traducteur (et sa correctrice) aurait voulu inclure les hommes trans afro-américains qui auraient donné naissance. Non, c’est simplement un bon vieux masculin générique complètement absurde dans contexte.
L’ouvrage est paru aux Éditions First contre qui je n’ai absolument rien et qui publient par ailleurs des ouvrages positionnés comme féministes. Je suis en revanche très déçue qu’à aucun moment, de la traduction à la correction, personne n’ait réalisé l’incohérence entre le texte original et sa version traduite, problématique du point de vue de la langue et du sens mais surtout en contradiction pure et simple avec les convictions de l’autrice. Ou alors cela a été vu et ignoré, et là c’est un problème autrement plus grave.
Traduire en féministe/s, c’est possible
Heureusement, cette lecture douloureuse a été compensée par une découverte enthousiasmante, Sur les bouts de la langue de Noémie Grunenwald aux éditions de La Contre allée.
Dans cet ouvrage, l’autrice, traductrice et militante, partage sa perpective sur ce qu’est une traduction en féministe/s.
Traduire en féministe/s, c’est se décentrer soi-même pour construire la solidarité. Traduire en féministe/s, c’est tortiller la langue, l’étirer et l’affiner pour en faire le meilleur usage possible : lui permettre de dire vraiment ce qu’on veut exprimer en évitant les filtres limités et dégradants de l’androlecte1.
Première traductrice (de l’anglais au français) de nombreux textes féministes qu’elle a souhaité diffuser auprès de publics francophones, elle partage notamment quelques exemples de cas complexes de traduction, soit pour des néologismes, c’est-à-dire des mots nouveaux ou qui n’ont pas de traduction évidente (comme whiteness chez bell hooks aujourd’hui largement traduit en blanchité), soit pour des nuances qui ne sont pas toujours aisées à transcrire (comme la distinction entre womanhood, femininity et femaleness), soit parce qu’il n’est pas toujours évident d’être certain·e de l’intention d’un auteur ou d’une autrice derrière un masculin anglais censément neutre.
Je pense à Vanina Mozziconacci et sa traduction d’un article de Berenice Fisher. Dans le texte, l’autrice employait le terme « thinkers » et la traductrice disait ne pas avoir voulu traduire dans un masculin dit « générique » par « penseurs ». Après discussion avec les éditrices du texte, la traductrice a contacté l’autrice qui a reconnu ne pas s’être posé la question du genre de « thinkers » lors de l’écriture. La question de la traductrice a mené l’autrice à faire un choix a posteriori sur son texte, et Mozziconacci a finalement traduit par « penseur•e•s ». La traduction participe à la construction du sens formulé jusque dans le texte source, et la lecture féministe de la traductrice apporte une importante valeur ajoutée au texte.
Si Noémie Grunenwald préfère parler d’écriture dégenrée, démasculinisée ou féminisée plutôt que d’écriture inclusive, elle n’en utilise pas moins toute la palette des outils existants, de l’énumération (les lectrices et lecteurs), à l’accord de proximité en passant par le point médian, les néologismes, et j’en passe.
Ce qui est particulièrement intéressant dans sa démarche est la notion d’expérimentation. Là où à titre personnel je suis convaincue qu’une des clés pour diffuser plus largement le langage inclusif et ancrer sa pratique chez les individus et dans les organisations (comme les entreprises) est d’unifier certaines de ses pratiques, Noémie Grunenwald alterne volontiers entre plusieurs techniques.
La vérité, c’est que je m’amuse. Je tente des choses, au risque souvent de me planter et de faire des choix plus ou moins cohérents ou contradictoires. Je trouve l’expérimentation plus intéressante que la normalisation, et j’ai peur qu’une mise en règle précipitée nuise à l’incroyable créativité des mouvements de libération en général – féministes et lesbiens en particulier.
Lire Sur les bouts de la langue a aussi beaucoup résonner par rapport à une autre expression que j’affectionne : le langage précis qui pour moi est le corollaire du langage inclusif et que je défends à parts égales dans mon manifeste.
Le langage inclusif a pour objectif de faire en sorte que chaque individu soit représenté et visible dans la langue, indépendamment de son genre.
La langage précis, c’est s’assurer que les mots que l’on emploie disent vraiment ce que l’on veut dire, c’est-à-dire signifient ce qu’on a l’intention qu’ils signifient.
Évidemment, chaque mot employé est interprêté par la personne qui nous lit ou nous écoute et nous n’avons que très peu de contrôle sur cette interprétation ; en revanche, on a la possibilité, et je dirais même la responsabilité, en tant que locuteur ou locutrice (en tant que personne qui parle ou qui écrit) de choisir des mots dont on est soi-même sûr·e de bien comprendre la signification ou la charge symbolique.
Quand je dis que je n’emploie pas le mot hystérique ou très peu les mots féminin ou normal, c’est parce que je ne veux pas offrir aux personnes qui m’écoutent ou me lisent la possibilité d’y voir un sens que je ne veux pas y mettre. C’est cela pour moi le processus de déconstruction appliqué au langage.
Et c’est, je pense, ce dont parle Noémie Grunenwald quand elle traduit de manière à ce que le texte « dise vraiment ce qu’on veut exprimer ».
Je ne crois pas que dans sa traduction française Femmes invisibles dise vraiment ce que l’autrice veut exprimer. Et c’est très dommage car la traduction, surtout de textes engagés comme celui de Caroline Criado Perez, est une responsabilité. Alors vivement une nouvelle traduction plus respectueuse de l’œuvre originale (et aussi où les nombreuses études citées sont correctement référencées au fil du texte pour qu’on puisse les retrouver facilement dans la longue bibliographie).
Et à vous qui lisez en anglais, pour votre plaisir ou votre travail, et qui peut-être traduisez dans vos entreprises des textes, mêmes commerciaux, gardez en tête l’exemple cité plus haut des « thinkers » et demandez-vous, la prochaine fois que vous serez confronté·e à un consumer, user ou autre painter, quelle stratégie vous aurez envie d’utiliser : le masculin générique qui invisibilise les femmes (les consommateurs), un mot englobant qui neutralise les genres (les gens qui consomment) ou l’énumération qui rend visibles les femmes (les consommatrices et les consommateurs, dans l’ordre de mention que vous préférez) ?
Bien penser à cette traduction, c’est votre pouvoir autant que votre responsabilité, comme dirait Spiderman.
1 L’androlecte ou le langage de l’homme, que Michèle Causse définit comme l’expression d’une conscience-expérience sexuée au masculin, imposée aux deux sexes et fondée sur l’assimilation/exclusion d’un sujet sexué au féminin.