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Pourquoi dire et ne pas dire

Pourquoi je ne dis pas : les agresseurs et les agresseuses

Le 25 novembre, c’est la Journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes, une journée importante de mobilisation dans le monde entier. A cette occasion, à tous les échelons du local au global, de l’associatif au gouvernemental, sont produits des supports de communication pour sensibiliser le grand public et faire connaître les actions menées. Au premier rang de ces supports, des affiches qui seront visibles dans l’espace public et qui permettent de s’intéresser à deux questions au croisement du langage inclusif et du discours politique : comment parler des groupes qui sont très majoritairement composés de personnes d’un seul genre ? Faut-il édulcorer le discours sur les violences sexistes et sexuelles pour mobiliser sans cliver ?

Les dictatrices et les assistants maternels

Ce qu’on cherche en premier lieu quand on pratique les principales conventions du langage inclusif dans la perspective de dégenrer la langue, c’est de ne pas avoir recours au masculin dit générique (celui qui est censé être neutre pour le Président de la République). Quand on parle de groupes mixtes, on pourra utiliser différents outils pour l’éviter comme les doublets (“Françaises, Français”, formulation omniprésente chez ce même président, bizarrement), les termes épicènes (les journalistes), englobants (le personnel soignant) ou dans certains cas où la lisibilité des mots n’est pas trop compromise, le point médian (qui est totalement optionnel mais pratique dans certains contextes).

Une application littérale de ces conventions pourrait mener une personne de bonne volonté à bannir définitivement le masculin grammatical dès lors qu’on parle, au pluriel notamment, de groupes mixtes : en utilisant les doublets, par exemple, on dirait “les plombiers et les plombières” comme on dirait “les dictateurs et les dictatrices” ou les “agresseurs et les agresseuses”. Or dans le cas de groupes qui sont très majoritairement composés de personnes d’un seul genre, comme les dictatures en écrasante majorité menées par des hommes ou les métiers ultra féminisés de la petite enfance comme assistante maternelle, est-il pertinent de renoncer au choix d’un seul des deux genres ? Faut-il vraiment se forcer à parler des dictatrices et des assistants maternels ?

Pratiquer un langage inclusif, c’est avant tout cultiver son esprit critique sur les mots qu’on emploie pour sortir d’un mode d’expression automatique où le masculin règne : mais cet exemple est une excellente illustration que les grandes conventions du langage inclusif sont là pour nous guider, pas pour servir de règles immuables et rigides à appliquer sans réfléchir (et en ce sens, c’est bien plus enrichissant que les règles souvent arbitraires de notre orthographe française que les Linguistes atterré·es, entre autres, appellent à simplifier).

Rappelons-nous quels problèmes le langage inclusif cherche à résoudre : d’abord, le langage inclusif permet de réduire les ambiguïtés de sens que crée le masculin dit générique (parfaitement illustrées par cette publicité Monoprix où on ne comprend simplement pas à qui on parle). Ensuite, il permet de rendre visibles les femmes là où le masculin dit générique a tendance à renforcer les représentations masculines dans notre cerveau (ce qui a été démontré par plus de 300 études parues dans des revues scientifiques à comité de lecture menées par près de 500 universitaires depuis 1975, et non pas juste “une étude” comme ce qu’un monsieur a tenté de contre-argumenter face à moi sur Cnews).

Si l’on revient à notre exemple, quels problèmes cherche-t-on à résoudre ?
Est-il nécessaire de rendre visibles les quelques dictatrices qui ont existé (dont le statut même de dictatrice est discutable si on omet le féminin conjugal des femmes de dictateurs ?) ? Quel cause cela fait-il avancer ?

Est-il nécessaire de rendre visibles les quelques assistants maternels en activité (0,6% en France en 2020, selon l’Observatoire de l’emploi à domicile) ? Ou faut-il assumer d’employer le féminin pour représenter à la réalité ?

C’est une question plus délicate : car on pourrait avoir envie justement de faire exister dans la langue la possibilité que ce métier soit exercé par un homme pour, si ce n’est créer des vocations chez les petits garçons, au moins contribuer à lever les résistances à envisager une carrière dans les métiers du soin, en écrasante majorité exercés par des femmes.

Visibiliser ou invisibiliser, that is the question

Quand on parle de métiers ou de fonctions où un genre est surreprésenté, on est face à une alternative : 

accepter d’invisibiliser une partie plus ou moins grande des personnes qui l’exercent au nom de la majorité pour s’aligner avec la réalité, comme pour les assistantes maternelles.

choisir délibérément de faire exister le masculin et le féminin pour susciter des représentations des deux genres et casser les stéréotypes liés aux métiers, comme les plombiers et les plombières (toutes les méthodes du langage inclusif ne se valent d’ailleurs pas pour créer ces représentations, les techniques de neutralisation comme les mots épicènes ou englobants étant moins efficaces).

Et je vous dis tout de suite qu’il n’y a de choix qui soit bon ou mauvais dans l’absolu. Ce choix peut varier en fonction du contexte (oui, toujours lui).
Si je défends les intérêts des femmes de chambre d’un hôtel, je vais certainement choisir de ne parler que de ces femmes et pas des “femmes et hommes de chambre” s’il y a au moins un homme, ou du personnel de ménage, parce que je souhaite incarner ce combat dans des personnes dont le genre n’a rien d’étranger à la manière dont elles sont traitées (en plus d’autres dimensions comme leur race ou leur classe sociale, c’est ce qu’on appelle l’intersectionnalité). Parce que c’est plus simple et percutant aussi, et que ce combat politique est aussi un combat de communication qui se doit d’être efficace.

En revanche, si je mène une campagne de recrutement, j’aurais tendance à parler des “infirmières et des infirmiers” ou des “plombières et des plombiers” ou encore “des métiers de la petite enfance” pour éviter de confirmer un stéréotype lié à un métier et contribuer à le déconstruire.
Pourquoi ? Parce qu’on sait que pour les métiers, le masculin dit générique est particulièrement dévastateur : les femmes postulent moins à des métiers quand les postes sont présentés uniquement au masculin. Les jeunes filles se projettent moins dans des métiers quand ceux-ci ne sont décrits qu’au masculin.

J’aurais aimé que l’Urssaf se pose la question en ces termes avant d’employer le masculin « assistants maternels » dans la navigation de son site, ce que je trouve à la fois aberrant du point de vue de la représentation sociale et désobligeant pour les assistantes maternelles (c’est comme accorder au masculin « 1000 chiens et 1 femme », ce que la règle du « masculin qui l’emporte(rait) » nous incite pourtant à faire).


Et j’apprécie que la ville de Lyon mette en avant le métier d’assistant maternel par le prisme d’une expérience individuelle (celle de Thomas qui exerce ce métier), montrant que c’est une possibilité tout en gardant le féminin dans le nom de la « Semaine des assistantes maternelles ».

Qui agresse les femmes ?

Revenons-en au 25 novembre, journée dont l’appellation la plus fréquente est celle de Journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes. A cette occasion, les prises de parole dans les médias et dans l’espace public vont se multiplier parce que c’est précisément l’objectif de cette journée : faire savoir la réalité des violences, leur ampleur, faire mieux comprendre ses mécanismes, s’adresser aux victimes et à leur entourage pour les encourager à sortir du silence (même si malheureusement, cela ne suffit pas).

Faudrait-il que sur les plateaux télé, par inclusivité, on parle des agresseurs et des agresseuses ? Non, absolument pas. Parce que ce ne sont pas les femmes qui agressent, mais les hommes. Dans leur écrasante majorité (99% des viols et 97% des agressions sexuelles sont commises par des hommes). Et il serait non seulement indécent de vouloir décentrer le débat vers une prétendue mixité des auteurs de crime mais aussi parce que cela détournerait du vrai problème : pourquoi les hommes sont-ils violents ? Pourquoi les femmes ne le sont-elles pas ?

Je vous recommande les travaux de Lucile Peytavin, autrice du “Coût de la virilité”, qui a mené l’exercice, certes théorique mais très instructif, de calculer combien coûte chaque année à la France les conséquences des comportements asociaux (crimes, violences sexistes et sexuelles, routière, etc.) commis en écrasante majorité par des hommes et produits d’une éducation qui pousse les petits garçons à incarner une vision de la virilité où il faut aller toujours plus vite, être toujours le premier, se faire une place, quitte à se battre, considérer les soeurs, les mères, les filles, comme au service des hommes.  Que fait-on pour déconstruire cette éducation viriliste qui est la source principale du malheur, non seulement des femmes, mais de la société entière ? Où sont les campagnes de sensibilisation promouvant une éducation où les émotions peuvent s’exprimer chez tous les enfants ? Où en est-on de la généralisation de l’éducation à l’empathie et à la vulnérabilité à l’école ?

Mobiliser, cliver, dialoguer

Détourner l’attention du problème, c’est aussi un des dommages collatéraux de l’expression “violences faites aux femmes”. Violences faites aux femmes, mais par qui ? Dans la plupart des affiches que j’ai vues dans la rue ou que j’ai trouvées en ligne, on se focalise sur les femmes, qui sont, sans aucun conteste, les premières victimes de ces violences. Et il le faut, évidemment. Mais à braquer le projecteur de manière quasi monopolistique sur les victimes on en oublie de parler des agresseurs. C’est d’ailleurs pourquoi je trouve réussie la campagne du gouvernement sur les violences sexistes et sexuelles actuellement visible dans le métro parisien. Elle parle, pour une fois, des agresseurs.

Affiche contre le harcèlement dans les transports en commun
Contre les agresseurs, levons les yeux.

Lucile Peytavin est d’ailleurs aussi l’autrice d’une tribune parue dans le média Les nouvelles news en 2022, intitulée 3 janvier, 3 féminicides. Parlons de « violences machistes » pour combattre ce fléau ! où elle propose de déplacer la focale des victimes aux agresseurs en parlant de violences machistes (le machisme exacerbant la virilité des hommes et l’infériorité des femmes). Je trouve très pertinente cette proposition parce que non seulement elle décrit une réalité statistique mais en plus elle permet de nommer ces violences par le prisme des agresseurs qu’il faut empêcher, pas uniquement des femmes qu’il faut protéger (et que concrètement, en France, on protège très mal).

J’avais déjà analysé les ressorts de l’utilisation de la voix passive dans le cadre d’un langage inclusif et de cette tournure, dont j’ai appris depuis qu’elle s’appelle factitive, ”une femme se fait violer”. Cette expression a été dénoncée par les féministes dans le traitement médiatique des violences sexistes et sexuelles, notamment par Rose Lamy, créatrice de Préparez-vous pour la bagarre et autrice de Défaire le discours sexiste dans les médias ou la linguiste Laélia Veron dans une de ses chroniques sur France Inter. Le problème de cette tournure, c’est que même si elle est fréquente pour remplacer un classique passif (être violée), elle sous-entend que la victime est à l’origine de l’action (quand je me fais livrer, c’est parce que j’ai passé une commande), ce qui nourrit le narratif selon lequel la victime a toujours une part de responsabilité dans ce qui lui est arrivé (sa jupe trop courte, son choix farfelu d’aller faire du jogging dans la forêt ou d’envoyer un nude, ce que les gendarmes déconseillent vivement). Dans « les violences faites aux femmes », la tournure n’est pas proprement factitive mais l’utilisation du verbe « faire » crée une proximité qui me dérange. Pourquoi pas violences subies par les femmes ? Ou violences faites aux femmes par les hommes ? Ou donc, simplement, violences machistes ?


J’ai conscience que cette expression peut choquer, surtout si vous vous identifiez au groupe masculin et que vous trouvez réducteur de mettre tous les hommes dans le même panier parce que tous les hommes ne sont pas comme ça (le fameux not all men). Je comprends qu’il est difficile de se sentir accusé de quelque chose qu’on n’a pas fait simplement du fait de son genre. Mais si tous les hommes ne sont heureusement pas des agresseurs, tous les agresseurs sont en revanche des hommes. Et tous les hommes, qu’ils soient agresseurs ou non, bénéficient du rapport de pouvoir et de force qui existe dans un monde patriarcal.

Faut-il donc arrêter de dire « violences faites aux femmes » et en parler autrement ?
Comme souvent, il n’y a pas de bonne réponse. Cette expression a l’intérêt d’être largement répandue et de mobiliser dans l’espace médiatique là où parler de violences machistes sera perçu comme militant et choquant. Ce week-end encore j’entendais des gens dire : “engagé mais pas militant, j’aime bien cette expression”.
Ça m’a énervé parce que ça traduit une vision largement répandue du militantisme qui serait trop politique, trop énervé, trop radical. Mais c’est la perception des gens que je cherche justement à convaincre, alors parfois je fais des compromis pour permettre le dialogue, et je me calme.
Je dis souvent que ma stratégie pour encourager l’adoption d’un langage inclusif est celle de la moindre résistance. Je ne dis pas que c’est la meilleure.  En fonction des contextes, je pense qu’il faut s’autoriser à employer l’une ou l’autre de ces expressions pour travailler vers l’objectif qui unit ces formulations : l’élimination des violences