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Est-ce que ce monde est sérieux ?

Les éoliennes, nouvel argument choc contre l’écriture inclusive

L’écriture inclusive* divise : l’idée de faire évoluer la langue française pour représenter plus justement les hommes et les femmes dans nos discours se heurte à des levées de boucliers aussi bien dans les rangs de la classe politique que dans les milieux académiques. Ces dernières semaines se sont encore multipliées les tribunes des opposant·es comme des partisan·es de l’écriture inclusive, et je reste frappée par l’absence de bienveillance et de mesure qu’on peut souvent y lire, principalement du côté des détracteurs et détractrices.

L’impossible bienveillance du débat sur l’écriture inclusive

On pourrait faire un bingo des arguments qu’on oppose à l’écriture inclusive (tiens, d’ailleurs je vais le faire).
Dans l’ordre décroissant de conviction (selon moi), on lit (liste non exhaustive) : c’est moche ; c’est une lubie de féministes qui feraient mieux de s’attaquer aux vrais problèmes de la société ; c’est compliqué, on n’y comprend rien avec ces points médians ; c’est illisible et imprononçable  ; ça ne sert à rien et surtout pas à réduire les inégalités entre femmes et hommes, d’ailleurs dans les pays où la langue n’est pas si genrée, le sexisme existe aussi, ha ; c’est excluant (notamment pour les personnes dyslexiques)

Parmi ces arguments, certains sont tout à fait légitimes, notamment ceux liés à l’accessibilité, et rassembler les preuves scientifiques, recueillir la parole des concerné·es, organiser des consultations publiques, mener des tests sont autant de pistes à creuser pour nourrir un débat sain.
Mais aujourd’hui, le débat médiatique autour de l’écriture inclusive ne l’est pas.
Le niveau de violence verbale, de cynisme et de mauvaise foi atteints dans certains articles et tribunes ne cesse jamais de me surprendre, et c’est ce sur quoi j’aimerais vous encourager à réfléchir.

Aujourd’hui, je veux donc rendre hommage à la créativité sans limite (coucou TopChef) des éditorialistes qui arrivent à renouveler l’argumentaire anti-écriture inclusive pour protéger la langue française de celles (et ceux mais surtout celles évidemment)  qui veulent sa mort au nom d’une idéologie “inclusiviste”, comme la nommait le linguiste Franck Neveu dans un entretien croisé avec Julie Neveux (qui y est, elle, favorable) paru dans Le Figaro le 30 mars.

Pour ou contre l'écriture inclusive, deux linguistes débattent

Vous me rétorquerez que le ton sarcastique que je prends n’est pas très compatible avec la bienveillance que je prône, et vous aurez raison. Je ne suis pas à l’abri d’une contradiction, j’avoue.

Eoliennes et magie, entre vindicte nationaliste et dénigrement par le ridicule

Le 13 avril dernier est paru une tribune dans Le Figaro signée Robert Redeker intitulée «D’un point de vue civilisationnel, l’écriture inclusive est comparable à la destruction des paysages».

Comme toujours, c’est avec un peu de fébrilité que je clique sur les articles qui traitent d’écriture inclusive, car en fonction de mon humeur, je peux exploser de rire ou de colère face au mieux à l’imprécision, au pire à l’obsolescence de certains arguments sempiternellement ressassés.
Dans le cas de cette tribune, je suis passée du rire aux larmes.

Certes, je pouvais m’attendre à ne pas être d’accord avec Robert Redeker, philosophe polémique connu notamment pour ses propos sur l’Islam. Mais je ne pouvais pas m’attendre à tomber en sidération devant la gravité de ses propos et la décorrélation totale entre les enjeux de l’écriture inclusive (dont on pourrait discuter des formes, je le reconnais volontiers) et ses répercussions annoncées.

Quelques exemples : 

“Après l’écriture inclusive, l’on ne pourra plus être français de la même façon qu’avant son despotisme.”

Je comprends, d’ailleurs comme le rappelait Eliane Viennot dans une autre tribune du Monde le 2 avril, la carte d’identité française est déjà inclusive (on y lit né(e) le) et interdire l’écriture inclusive dans les documents administratifs reviendrait à refaire les cartes d’identité des 67 millions de Françaises et Français. Un choc d’identité, c’est sûr.

“L’écriture inclusive est un séparatisme: il s’agit pour elle de séparer la langue française d’avec ce que fut la France jusqu’ici.”

L’utilisation de terme séparatisme me semble un peu poussée, mais s’il s’agit de se séparer de la France patriarcale “d’avant”, I’m in.

“L’écriture inclusive est, d’un point de vue civilisationnel, exactement la même chose que la destruction des paysages, cet autre héritage des siècles: les éoliennes rendent le paysage invisible, effaçant le passé de la nation. L’écriture inclusive est à la langue ce que les éoliennes sont au paysage.”

Là, je n’ai plus de mots, inclusifs ou non. Cette comparaison avec les éoliennes me laisserait presque pantoise si elle ne soulevait pas un petit paradoxe. Est-ce que la France tombe en déliquescence en tant que nation depuis l’apparition des éoliennes ? Ne devrait-on pas parler d’une autre forme, bien plus ancienne, de destruction des paysages par la déforestation ou l’urbanisation ? Ou alors dans ce cas, c’est la civilisation qui progresse et dans l’autre c’est la nation qui meurt de s’invisibiliser. D’ailleurs, c’est drôle de parler d’invisibilisation de la nation, car ce terme fait aussi partie du vocabulaire des pro-écriture inclusive : visibiliser les femmes invisibles dans le langage.

Si je trouve cette tribune d’une très grande violence, et qu’en toute honnêteté sa lecture me fait peur et me met en colère, il existe des stratégies plus douces mais tout aussi peu bienveillantes pour dénigrer l’écriture inclusive, comme la ridiculisation (que j’explorais déjà dans la déconstruction de la blague d’Isabelle Huppert lors des César 2021). Cette fois, c’est Bernard Cerquiglini (par ailleurs auteur de Le Ministre est enceinte, un retour sur l’histoire de la querelle de la féminisation des noms de métiers dont j’ai beaucoup apprécié la lecture) qui s’en empare dans sa tribune parue dans le Monde le 19 avril intitulée : « L’écriture “inclusive”, empreinte d’une louable intention, est une fâcheuse erreur ».


Si le ton est bien moins véhément, et l’argumentation plus linguistique que philosophique, l’auteur réfute l’idée que le masculin employé dans un sens générique (comme quand on dit les Hollandais pour parler des habitant·es de la Hollande) puisse avoir le moindre impact sur les représentations que l’on se fait sur la place des femmes et des hommes, balayant les arguments de la psycholinguistique qui ont démontré que le masculin n’est pas si neutre que ça. Et même si ces arguments pourraient raisonnablement être discutés, l’argument d’autorité est mis en avant (c’est comme ça) et les tentatives de le contester considérées comme de vaines pensées magiques.

La catégorie du masculin en français a donc deux emplois distincts, que tout francophone maîtrise,
même inconsciemment : le masculin « genré », d’un côté, le masculin neutralisé (inclusif au pluriel,
générique au singulier), de l’autre. (…) Libre à chacun de blâmer cette généricité du masculin, comme on réprouve l’hiver, la loi de la gravité ou les pluriels en -aux (…) L’attention nécessaire portée à l’égale représentation, dans nos énoncés, des hommes et des femmes passe par l’utilisation, libre et réfléchie, des ressources de la langue et non par une ritualisation de formules magiques.

Face à ces tribunes d’opposant·es à l’écriture inclusive qui manient une véhémence grandiloquente (rappelez-vous déjà le “péril mortel” invoqué par l’Académie Française), la démesure (la fin de la nation Française, sérieusement ?) ou le dénigrement par le ridicule (on ne peut rien contre l’hiver, alors on ne peut rien comme le masculin dit générique), celles et ceux qui tentent de la promouvoir optent pour d’autres stratégies : le calme de l’explication (comme Julie Neveu dans l’entretien du Figaro cité plus haut), l’humour pinçant comme Eliane Viennot dans son édito sur les cartes d’identité, ou la bienveillante pédagogie, comme dans la récente tribune que cette dernière a co-signée avec Raphaël Haddad “L’écriture inclusive se retrouve réduite, à tort, au point médian”.
Ce déséquilibre est frappant.

Dans la “vraie vie”, l’effort de bienveillance est indispensable

Ici, je rapporte des propos tenus dans l’espace médiatique où l’exagération et la démesure sont malheureusement de rigueur pour imposer un agenda, parfois politique.
Mais dans la vraie vie, dans le quotidien, en entreprise, avec ses proches, quelle posture adopter ?

Lorsque je forme des collègues sur le langage inclusif, je mets un point d’honneur à le faire avec bienveillance.
Mon premier objectif est d’encourager un regard critique sur les mots, non pas de forcer à l’adoption d’une pratique.
Quand je parle des 3 principes que je préconise, j’ajoute un quatrième principe de bienveillance envers soi-même : ce n’est pas du jour au lendemain qu’on va réussir à changer toutes ses habitudes linguistiques, et déconstruire des siècles de masculinisation de la langue est en engagement. Faire de son mieux et progresser dans sa pratique en se laissant du temps, c’est déjà très bien. Ce n’est pas grave s’il reste du masculin générique dans un texte, si on oublie de dire “bonjour à toutes et à tous” de temps en temps ou si on emploie un mot imprécis. L’injonction à la perfection, comme les femmes peuvent en témoigner, ne contribue pas au bien-être général.

Mais j’attends aussi de la bienveillance des personnes qui ne sont pas d’accords avec moi : cela passe par exemple par ne pas se moquer de moi quand je fais remarquer que je suis gênée qu’on ait écrit “Les hommes” au lieu de l’humanité dans un texte ou que le 8 mars n’est pas la “Journée de la Femme” mais “La journée internationale pour les droits des femmes”. Combien de fois ai-je entendu : “Oh, mais c’est pas si grave, c’est juste un mot !”
Pour citer France Gall qui interprète Michel Berger : “C’est peut-être un détail pour vous, mais pour moi ça veut dire beaucoup”. Avoir une posture ouverte, curieuse et donc bienveillante est la condition sine qua non d’un débat qui progresse, et a minima de relations amicales et professionnelles qui épanouissent.

On ne peut peut-être pas l’attendre de la part des éditorialistes fâché·es par l’écriture inclusive, mais on peut l’attendre des personnes que l’on côtoie au quotidien.

* Je précise que dans cet article je parle d’écriture plus que de langage inclusif car ces débats en plus d’être violents se focalisent souvent sur un seul élément, un des outils de l’inclusif qui est le point médian, le plus visible, le plus attaqué (et je rappelle qu’on peut très bien écrire de manière inclusive sans l’utiliser).