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Est-ce que ce monde est sérieux ?

Expérimentations inclusives : quand l’exception fait sensation

Nous sommes depuis quelques jours dans un nouveau cycle médiatique autour de l’écriture inclusive : ce qui a mis le feu aux poudres cette fois-ci est un sujet d’examen de droit de la famille proposé aux étudiant·es de l’université Lumières Lyon 2 en mai dernier.

Les universités de la discorde

Le cas à traiter pour l’examen concerne un couple de personnes non-binaires qui devient parent d’un enfant mais se sépare et se dispute la garde. L’attention des médias, alertés par le syndicat étudiant (de droite) UNI qui a partagé le texte de l’examen sur Twitter, s’est portée non pas tant sur le fond (la reconnaissance de parentalité de personnes non-binaires et la question de la filiation) que sur la forme : les professeurs, en plus de laisser le choix aux étudiant·es de rédiger leur réponse en utilisant un français inclusif, ont également rédigé le cas en employant des formulations inclusives neutres, extrêmement peu fréquentes mais alignées avec l’identité de genre des personnes concernées et le thème du sujet.

On peut par exemple lire les phrases suivantes :

« Touz deux sont de nationalité allemande ».
« Als vivent en France »
« Les professionnæls de santé » ont accepté de les prendre en charge.
« Maki a été reconnux à l’état civil comme mère. »

Texte de l’examen publié par le syndicat Uni sur Twitter

La polémique qui a suivi a permis aux réfractaires de l’écriture inclusive de remettre en avant les arguments habituels sur l’illisibilité de textes écrits en inclusif et le fameux paradoxe de l’exclusion d’une langue prétendument inclusive : les étudiant·es se verraient en effet pénalisé·es parce que le sujet est incompréhensible et qu’ils doivent maîtriser le français inclusif pour y répondre.

La polémique a été telle que l’université a du se fendre d’un communiqué de presse pour justifier sa démarche :

La mission de l’Université consiste aussi à développer le sens critique des étudiants et étudiantes. Si la rédaction du sujet 2 peut surprendre de prime abord, elle invite également, dans le cadre d’un enseignement sur la famille, à réfléchir aux normes linguistiques et à la manière dont elles façonnent les représentations sociales des liens d’alliance et de parenté. C’est là aussi un choix pédagogique qui ne remet en cause ni la qualité de l’enseignement, ni l’égalité de traitement entre les étudiants et étudiantes.

Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que les étudiant·es avaient le choix de rédiger leur réponse en français inclusif ou non et avaient le choix d’un deuxième sujet. Par ailleurs le texte – que très peu de personnes ont du lire en entier – n’est pas moins compréhensible que n’importe quel sujet dans lequel se seraient glissées quelques fautes de frappe. Cet épisode polémique contribue à nourrir le narratif qui grandit depuis plusieurs années selon lequel certaines universités sont en train d’embrigader leurs étudiant·es dans des « idéologiques woke » dont l’écriture inclusive porte haut les couleurs.

Le 12 juin 2023, Le Figaro en fait même sa couverture avec l’article Université: la grande offensive des militants de l’écriture inclusive. Il revient sur l’examen de droit de Lyon et cite deux études sur l’utilisation de l’écriture inclusive dans les universités françaises :

Statisticien, Cyrille Godonou a relevé la présence du point médian et ses variantes typographiques sur les pages d’accueil des universités françaises. Menée pour l’Observatoire du décolonialisme, son étude, publiée en février 2023, montre qu’un étudiant sur quatre y est «exposé» à cette écriture inclusive. (…) De leur côté, Heather Burnett, chercheuse en linguistique au CNRS et Céline Pozniak, maître de conférences à Paris-VIII, ont fait, en 2019-2020, une étude sur l’utilisation de l’écriture inclusive (des doublets au point médian) dans les universités parisiennes, en relevant dans les brochures de licence les formes du mot «étudiant». Verdict ? L’écriture inclusive est présente à 30 % à Sorbonne-Nouvelle, 29 % à Paris-XIII (Villetaneuse, en Seine-Saint-Denis), 23 % à Paris-VIII-Saint-Denis. Quand elle est absente à Paris-Saclay, Panthéon-Assas ou Dauphine. Sans surprise, son utilisation est «associée à des universités réputées plus à gauche», constatent les chercheuses.

Le positionnement politique des partisan·es de l’écriture inclusive n’est pas surprenant. Je l’observais dans les tracts de campagne des dernières élections présidentielles et il a été confirmé récemment par une étude IFOP par FLASHS et le site Otypo.com qui a clairement montré que plus on vote à gauche, plus on est susceptible d’être favorable au point médian.

Il n’est pas donc surprenant non plus de trouver cet article en Une du Figaro, tribune médiatique de l’Académie Française et coutumière des articles sensationnalistes sur le déclin de la langue française, que le linguiste Monté de la chaîne YouTube Linguisticae déconstruit régulièrement dans ses vidéos, comme celle publiée récemment Le Figaro en roue libre.

CNews s’est ensuite emparé du sujet en invitant le délégué national de l’Uni : c’est alors qu’est arrivée dans mes messages cette capture d’écran prise par un ami, assortie de la question : « C’est une blague ? »

Une capture d'écran du direct de CNews, le 14 juin 2023
Une capture d’écran de direct du CNews, le 14 juin 2023

Quand les expérimentations deviennent désinformation

Est-ce que ces formes d’écriture inclusive existent, ont déjà été documentées et répertoriées ? Oui.
Est-ce que ce sont des formes d’écriture inclusive courantes ? Non. Elles le sont encore moins que le « iel » défini comme « rare » dans le Robert.
Est-ce que les partisan·es de l’écriture inclusive promeuvent ces formulations ? Dans leur immense majorité, non.

Ce que vous voyez sur cet écran ou dans le texte de l’examen de droit, ce sont tout simplement des expérimentations. Des essais. Des propositions.
Ces expérimentations sont menées par des personnes qui, avant toute chose, cherchent à proposer une version de la langue française qui soit démasculinisée, c’est-à-dire qui laisse une place égale à tous les individus, quel que soit leur genre, car l’emploi systématique du genre grammatical masculin dans la langue contribue à renforcer la prédominance de représentations masculines dans nos têtes (et c’est scientifiquement prouvé par 50 années d’études en psycholinguistique).

Les expérimentations peuvent être purement grammaticales, comme celles d’Alpheratz (qui travaille sur le genre neutre utilisé dans le texte de l’examen de droit de la famille) dont on peut lire sur le site Internet :

Alpheratz est doctoranx et chargæ d’enseignement en linguistique, sémiotique et communication à Sorbonne Université associæ au laboratoire STIH. Al poursuit des recherches sur le français inclusif et le genre neutre sous la direction du linguiste Philippe Monneret.

En 2015, al publie « Requiem », roman qui (ré)introduit en littérature française le genre grammatical neutre et le développe par un système dit « système al ».

Ses recherches lui permettent de développer un lexique de genre neutre et de conceptualiser le français inclusif dans la « Grammaire du français inclusif », parue aux Editions Vent Solars en 2018.

Apheratz.fr

Les expérimentations peuvent être artistiques comme celles de Typhaine D qui a mis au point la féminine universelle, cette langue qui ressemble à peu de chose près au français que vous entendez tous les jours, mais entièrement au féminin.

Ces expérimentations peuvent aussi être graphiques, à l’image de ce que propose la collective ByeBye Binary avec des typographies inclusives.

Une affiche pour une exposition organisée par la collective ByeBye Binary à Sète en mai 2023.

Ces expérimentations sont aussi militantes : comme l’explique la linguiste Julie Abbou, autrice de Tenir sa langue, le langage lieu de lutte féministe, ce sont les milieux militants, et notamment les milieux féministes, libertaires ou queer qui sont les premiers à produire et à utiliser ces nouvelles graphies (comme le point médian, le slash, la majuscule, etc) dans leurs tracts. Et c’est aujourd’hui dans ces mêmes milieux qu’on observe l’utilisation la plus poussée et audacieuse de ce qu’elle nomme les pratiques féministes du langage.

D’ailleurs, certaines de ces expérimentations commencent à faire leur chemin dans des espaces plus mainstream. Je me suis inscrite l’autre jour au salon Vivatech et la page d’inscription en anglais me permettait de choisir entre 3 civilités : Mr (Monsieur), Ms (Madame), Mx (Misix), « un néologisme de langue anglaise servant à indiquer un titre de civilité sans indiquer de genre » (Wikipedia). Je trouve ça audacieux de la part de Vivatech de proposer cette version inclusive des civilités car au-delà du choix laissé aux participant·es, cela expose un grand nombre de personnes à l’existence même de la possibilité d’une civilité neutre. Et rien que pour le questionnement critique que cela devrait provoquer, c’est intéressant. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que c’est vraiment innovant.

Capture d’écran de la page d’inscription au Salon Vivatech

Ce qui est malhonnête intellectuellement et que j’assimile à de la désinformation, c’est d’instrumentaliser ces expérimentations en prétendant qu’elles sont ce que veut la majorité des personnes qui promeuvent l’écriture inclusive, et plus largement le langage inclusif (qui rappelons-le, ne se limite pas au point médian dont on peut très bien se passer). Ces expérimentations sont radicales, oui. Mais leur radicalité est avant tout une invitation à réfléchir, à cultiver notre esprit critique et à se demander : mais pourquoi des gens prennent la peine de repenser la langue française, de proposer des alternatives aux outils dont nous disposons déjà ? Qu’est-ce qui ne va pas avec la grammaire telle qu’on la pratique aujourd’hui ? Pourquoi remettre en cause ce « masculin qui l’emporterait sur le féminin » ?

Le dénigrement par l’absurde est une technique classique des réfractaires du langage inclusif : d‘Isabelle Huppert aux César à Sami Biasoni, essayiste qui a dirigé l’ouvrage collectif Malaise dans la langue française dans cette vidéo (du Figaro), la méthode est la même : montrer que suivre la logique de l’écriture inclusive conduit à des difficultés linguistiques qui deviennent des aberrations, parce que l’écriture inclusive est proprement monstrueuse. Et qui dit monstre dit panique, comme dans le péril mortel craint par l’Académie Française qui, à l’époque n’avait encore que le point médian dans le radar.

3615 esprit critique

Il est assez frustrant pour une personne comme moi, qui fait quotidiennement de la pédagogie sur le langage inclusif en promouvant la bienveillance et la nuance, d’assister à cette instrumentalisation des expérimentations autour de l’écriture inclusive. Parce que cela contribue à nous détourner du vrai enjeu : l’égalité de genre dans la langue et dans le monde.

Mais heureusement, je ne suis pas toute seule à promouvoir le langage inclusif et à lutter contre les fake news de l’inclusif. Il y a quelques semaines, un groupe de linguistes s’est formé autour d’un tract, Les linguistes atterré·es.

Nous, linguistes, sommes proprement atterré·es par l’ampleur de la diffusion d’idées fausses sur la langue française, par l’absence trop courante, dans les programmes scolaires comme dans l’espace médiatique, de référence aux acquis les plus élémentaires de notre discipline. L’accumulation de déclarations catastrophistes sur l’état actuel de notre langue a fini par empêcher de comprendre son immense vitalité, sa fascinante et perpétuelle faculté à s’adapter au changement, et même par empêcher de croire à son avenir ! Il y a urgence à y répondre.

Leur slogan : le français va très bien, merci !
J’aime cette phrase parce qu’elle est l’inverse de ce que ces polémiques stériles proposent : de la positivité, de la réassurance, de la joie. Parce que ce sont ces émotions-là dont on a besoin pour répandre l’usage du français inclusif, pas la peur qui nous freine et nous paralyse. Et avec une dose d’esprit critique, on devrait s’en sortir, promis.