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Est-ce que ce monde est sérieux ?

César 2021 : on déconstruit la (mauvaise) blague d’Isabelle Huppert

Beaucoup a déjà été dit et écrit sur la Cérémonie des César 2021. Mon objectif n’est pas d’apporter une énième pierre à l’édifice de celles et ceux qui vilipendent ou saluent les interventions des un·es ou des autres. D’autant que je n’ai, en toute transparence, pas regardé la cérémonie en entier, simplement quelques extraits.

Mon prisme, c’est le langage, et les seuls extraits que j’ai regardé m’ont suffi pour constater qu’il y a encore beaucoup de boulot pour que le monde du cinéma finissent par représenter de manière juste les personnes diverses qui le font au quotidien, même s’il faut aussi saluer les progrès réalisés.

Moi, le moment sur lequel je ne peux pas ne pas revenir, c’est la remise du prix du meilleur espoir féminin par Isabelle Huppert. Elle en fait l’occasion d’une blague sur le langage inclusif qui vaut un exercice de déconstruction tellement elle est emblématique de ce qui ne va pas dans les débats actuels sur ce sujet.

Isabelle Huppert incarne à la perfection deux stratégies typiques des opposant·es au langage inclusif : dénigrement par le ridicule et exagération de la complexité.

Isabelle Huppert est appelée à remettre le prix du meilleur espoir féminin et prend prétexte de cette remise pour s’interroger sur l’expression “meilleur espoir féminin” en feignant de réaliser qu’il y a quelque chose qui cloche dans cette expression : on parle de femmes, alors on devrait dire une espoir ? Pourtant espoir est un mot masculin… Isabelle a l’air bien embêtée, elle qui pourtant maîtrise si bien la langue française, tout comme la langue allemande apparemment, puisqu’elle finit par convoquer l’article neutre allemand “das” pour remettre : Das meilleur espoir féminin.

Le dénigrement du langage inclusif par le ridicule est vieux comme le débat sur la question. La lecture de La Ministre est enceinte de Bernard Cerguiglini (écouter un entretien avec son auteur ici) qui revient sur la querelle de la féminisation des noms de métiers est un florilège d’exemples où des hommes (et des femmes), et notamment un bon paquet d’académicien·nes (qui n’apprécieraient pas ce point médian), avaient publié des tribunes ou fait des déclarations ridiculisant complètement ces noms féminins, en inventant même des mots que personne ne demandait à utiliser.

Je n’en citerai que deux exemples.

Tranchons entre recteuse, rectrice et rectale.

Marc Fumaroli, Académicien, 1998

Dans les vingt ou vingt-cinq dernières années, j’ai vu naître, devançant la commission, un petit nombre de féminins auxquels on ne pensait pas et dont on ne peut plus se passer. Ainsi, l’admirable substantif “conne” 

George Dumézil, Académicien, 1984

Présenter les réflexions autour du langage inclusif en les ridiculisant contribue évidemment à transmettre l’idée que ce n’est pas un sujet important et que les personnes qui le défendent perdent leur temps. Puisque ce qui est ridicule, c’est ce qui fait rire par un caractère de laideur, d’absurdité, de bêtise ; ce qui est dérisoire risible, insignifiant, infime (Le Robert).
Isabelle Huppert dénigre par cette même méthode celles et ceux qui, comment moi, sont convaincu·es que la langue que nous parlons forge nos représentations (ce qui est par ailleurs prouvé scientifiquement, comme je le rappelle ici).

L’exagération de la complexité est la seconde stratégie mise en oeuvre. Je rappelle que les règles d’un langage inclusif sont en réalité très simples, et que la seule complexité qui peut exister est celle régissant l’écriture inclusive (qui n’est qu’un volet du langage inclusif), et notamment l’utilisation du point médian ou la création de nouveaux mots. Certes il n’y a pas encore de convention commune, mais rien n’oblige celles et ceux qui veulent pratiquer un langage inclusif à recourir au point médian.
Par ailleurs, la langue française est très bien équipée pour parler des noms de fonctions, métiers, grades au féminin. Les mots sont formés d’un radical (agricul-) puis d’un suffixe (-teur au masculin, -trice au féminin). Pour l’immense majorité des mots, les deux versions existent ou se construisent sans aucune difficulté. Et pour répondre à Monsieur Fumaroli, qui devrait connaître cette règle, on dit simplement : un recteur, une rectrice.
Quant au mot espoir, c’est un mot masculin dont le genre est non motivé (c’est-à-dire qu’il est masculin de manière arbitraire) car il ne désigne pas un être animé et il n’y a aucune raison de vouloir le féminiser. Et comme l’adjectif s’accorde au substantif on dit très simplement : le meilleur espoir féminin.

Une occasion manquée de mettre son pouvoir au service de la justice de genre

Je ne suis pas là pour juger Isabelle Huppert en tant que personne ni sa carrière cinématographique ou ses engagements politiques. Je me désole simplement qu’une femme qui est largement respectée et admirée pour sa carrière, qui incarne aussi une figure intellectuelle (et je parle ici de perception de la majorité des gens qui la voient comme une actrice de films exigeants, plus que comme une Daronne, et je ne cherche pas à discuter si elle l’est ou pas) utilise son pouvoir pour dénigrer un effort vers une société plus juste.

Parce qu’être sur cette scène, avec la caisse de résonance que représente les César, avoir l’opportunité de porter des messages et d’influencer des membres de l’industrie mais aussi l’audience qui regarde la cérémonie, c’est un pouvoir.
A minima, on peut choisir de ne pas l’utiliser pour tourner en ridicule un mouvement de lutte contre le sexisme (car c’est ça aussi, entre autres, la pratique d’un langage inclusif). Au mieux, on peut en profiter pour saluer l’accomplissement de ces jeunes femmes nominées et leur envoyer un message positif d’espoir, justement. Isabelle Huppert finit d’ailleurs par leur partager quelques “mots féminins”: confiance, patience, persévérance, insouciance. J’aurais préféré qu’elle s’en tienne à eux.

Et un grand bravo à toutes les nominées :
Mélissa Guers dans La fille au bracelet 
India Hair dans Poisson sexe 
Julia Piaton dans Les Choses qu’on dit, les choses qu’on fait
Camille Rutherford dans Felicità
Fathia Youssouf dans Mignonnes 

et à la gagnante Fathia Youssouf.