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Pourquoi dire et ne pas dire

Pourquoi je dis : un·e collègue noir·e

Jusqu’à présent dans cette rubrique “Pourquoi dire et ne pas dire”, je me suis concentrée sur des mots ou expressions que je ne recommande pas : pourquoi je ne dis pas putaclic ou leadership féminin, pourquoi je ne dis (presque) pas “bonjour à tous”. Mais je ne voudrais pas laisser penser que parler un langage inclusif, c’est simplement bannir des mots qu’on déconstruit. C’est aussi promouvoir des mots qu’on utilise peu alors qu’ils ont le mérite de nommer précisément (c’est pourquoi d’ailleurs j’aime parler de langage précis et inclusif). C’est le cas du mot noir quand il est utilisé pour décrire une personne.

Black, renoi, de couleur…mais pourquoi pas tout simplement noir ?

Pendant des années, j’ai moi-même employé ces mots pour qualifier des personnes noires : pourquoi ?
Parce que j’avais l’impression que dire “une femme noire” ou “un homme noir” avait une connotation péjorative ; qu’il était plus acceptable (mais pour qui ?) d’employer des formulations moins directes. En réalité, nommer, décrire la couleur de peau d’une personne par le mot anglais black ou le verlan renoi, c’était pour moi comme un euphémisme, comme quelque chose de plus doux.

Euphémisme : expression atténuée d’une notion dont l’expression directe aurait quelque chose de déplaisant, de choquant

Le Robert

Cette définition est très éclairante pour comprendre ce qui se passait pour moi quand j’employais black ou renoi. Je n’osais pas nommer précisément une réalité (être noir·e) que j’assimilais à quelque chose de déplaisant ou choquant. Choquant, parce que parler de personnes noires à des personnes blanches (la majorité de mon entourage) me donnait le sentiment d’être raciste. Déplaisant, parce que parler de personnes noires à des personnes noires me donnait le sentiment de les renvoyer à une condition que je jugeais difficile à vivre (être noir·e et subir toutes les discriminations que le racisme systémique de notre société impose). Le mot noir était donc pour moi tabou au sens propre de “ce sur quoi on fait silence, par crainte ou par pudeur”. Par crainte de passer pour raciste, par pudeur de ne pas froisser la dignité des personnes noires. En cela, je suis le produit de la culture républicaine française, comme le montrait Claire Levenson dans cet article (dont je vous recommande la lecture) paru sur Slate.fr en 2012, Pour une utilisation décomplexée du mot noir :

Alors, pourquoi évite-t-on de dire noir ? Tout part de bonnes intentions antiracistes. Dans la République française, désigner, catégoriser les gens par la couleur de leur peau ou leur religion est très mal vu. Un certain discours républicain maintient que désigner quelqu’un comme noir –même dans un contexte neutre– c’est risquer d’«essentialiser» son identité. C’est l’enfermer dans une communauté, diviser la société en clans.

Ce qu’on ne nomme pas n’existe pas.

J’essaie d’être lucide sur moi-même. Je me souviens très bien qu’adolescente j’avais explosé de colère à table parce qu’un ami de mon père avait fait une remarque raciste. En cela, je pense que j’ai sincèrement des valeurs anti-racistes. Mais je sais aussi qu’à l’école, dans mes études, et dans ma vie professionnelle (en tout cas jusque récemment), je n’ai fréquenté que très peu de personnes noires. Je sais que j’ai intégré des biais inconscients racistes. J’ai conscience de mon privilège de personne blanche et je ne suis pas dupe du fait que le confort de ma vie actuelle doit beaucoup à des personnes racisées qui s’occupent de mes enfants ou de ma maison.

Je ne cherche pas à me culpabiliser (ou à vous culpabiliser) parce que je pense que la culpabilité est un sentiment toxique qui ne fait pas avancer ; mais je cherche à conscientiser ces biais, à les déconstruire et à m’éduquer pour adopter un comportement en adéquation avec mes valeurs. Et cela passe par reconnaître que ne pas dire noir au profit de black ou renoi contribue à perpétuer des biais inconscients racistes car ne pas nommer, c’est rendre invisible, et rendre impossible l’échange, le débat et la résolution des discriminations.

Dans le podcast de l’émission Le temps du débat de France Culture Existe-t-il une identité noire ? on entend notamment Jean-Pascal Zadi réalisateur du film Tout simplement noir dont le titre est un clair appel à utiliser un vocabulaire précis, ainsi que Maboula Soumahouro, maîtresse de conférence spécialisée dans les diasporas africaines aux Etats-Unis, parler de la pluralité des identités noires et de la nécessité de nommer précisément pour lutter vraiment contre le racisme.

On entendait d’ailleurs déjà Maboula Soumahouro dans le documentaire d’Amandine Gay, Ouvrir la voix, qui donne la parole à 24 femmes noires de France et de Belgique qui partagent leurs expériences autour de sujets comme la parentalité, la sexualité ou la religion.
Qu’est-ce que les personnes concernées ont à dire de l’utilisation du mot black ?

Oui mais j’ai un·e ami·e noir·e

Vous me rétorquerez peut-être : “mais j’ai un·e ami·e noir·e qui se qualifie de black, ce n’est donc pas raciste !”

Certes, mais ce n’est pas là mon message : il ne s’agit pas d’imposer à qui que ce soit, surtout aux personnes concernées, un mot plutôt qu’un autre. Il ne s’agit pas non plus d’adopter une posture paternaliste (ça serait un comble) pour dire à une personne noire qu’elle fait preuve de racisme intériorisé quand elle se qualifie elle-même de black, de la même manière que je ne vais pas attaquer une femme qui parle de leadership féminin en l’accusant de faire preuve de sexisme intériorisé. On a d’ailleurs le droit de ne pas être d’accord avec cette analyse des mots et de leur signification.

Mais pour avoir un regard critique sur les mots, il faut vraiment avoir en tête deux éléments fondamentaux : le contexte et la situation de la personne qui s’exprime. En tant que femme blanche, et a fortiori dans un contexte professionnel, j’emploie le mot précis et je dis un·e collègue noir·e. Car ce que j’entends de la bouche des personnes concernées c’est que le mot noir n’est jamais problématique alors que les autres formulations comme black ou renoi peuvent être mal reçues par au moins certaines d’entre elles : alors je m’abstiens de les dire. Ainsi, je ne prends pas le risque de blesser qui que ce soit, et je ne contribue pas à renforcer, chez moi-même et chez les autres, le biais inconscient raciste selon lequel dire noir est tabou.