Il y a quelques mois, je suis passée devant cette pub dans la rue : une immense bâche recouvrant tout un immeuble de Paris où l’on voit l’acteur Jeremy Allen White, torse nu, ultra musclé, posant en sous-vêtement Calvin Klein. Peu de temps avant, j’étais restée en arrêt devant cette autre pub dans le métro où l’on voit cette fois l’acteur K.J. Apa, dans une pose autrement plus suggestive pour les sous-vêtements Lacoste. Si la pub Calvin Klein frappe par son format et évidemment son sujet, un homme qui incarne les canons de la virilité stéréotypique, elle ne m’a pas surprise plus que ça : sexualiser le corps est une pratique fréquente chez Calvin Klein, qui fait partie de l’ADN de la marque. En revanche, chez Lacoste, l’âge perçu de l’acteur (que personnellement je vois très jeune et qui est connu pour son rôle dans une série pour ados, Riverdale), le focus de l’image sur son sexe et sa posture jambes ouvertes m’ont mis mal à l’aise. Je n’avais pas envie d’être exposée à ça dans l’espace public.
Mais je l’ai été parce que dans le monde de la communication, il y a une idée très répandue et qui fait des ravages : il paraît que le sexe fait vendre. Le problème, c’est que ce n’est pas tout à fait vrai.
« Des études le prouvent » : le sexe ne fait pas vendre.
J’ai décidé de creuser ce sujet avec une autre experte, Asli Ciyow, qui m’a ouvert les yeux sur les codes sexualisant des affiches de cinéma : elle a travaillé dans la production audiovisuelle et aujourd’hui elle est formatrice sur la question des violences sexistes et sexuelles. Elle analyse sur les réseaux sociaux (ici Instagram, là LinkedIn) les affiches de ciné (entre autres super contenus d’éducation féministe) pour donner à voir ce qu’on ne voit plus et qui paraît pourtant évident une fois qu’on nous l’a montré : pourquoi les femmes ont-elles toujours la bouche ouverte ou entre-ouverte ? Pourquoi sont-elles souvent dénudées quand les protagonistes masculins ne le sont pas ? Pourquoi les appelle-t-on par leur prénom (au mieux) là où les hommes ont droit à la visibilisation de leur patronyme ?
Toutes les deux, nous avons décidé de collaborer autour d’une série de posts qui explore la question de la diversité, des représentations et de l’inclusion dans la publicité et dans le cinéma. Notre premier post pose donc cette question brûlante : le sexe fait-il vraiment vendre ?
Je vous laisse découvrir le post en intégralité sur Instagram ou sur LinkedIn : vous y découvrirez des illustrations issues de la pub et du ciné, des décryptages et aussi les bonnes questions à se poser quand on est face à une image qui sexualise des corps (de femmes surtout, mais d’hommes aussi).
Si vous travaillez dans la com ou dans le marketing, je vous encourage vivement à creuser le sujet des preuves qui démontrent la fragilité de cette croyance selon laquelle le sexe ferait vendre. Vous pouvez lire cet article de 2015 du blog de Libé Les 400 culs d’Agnès Giard (malheureusement plus alimenté aujourd’hui), qui reprend les conclusions d’un livre d’Esther Loubradou, La Pub enlève le bas – Sexualisation de la culture et séduction publicitaire (accessible gratuitement ici).
Si la plupart des études prouvent que la vision du sexe attire l’attention, aucune ne semble avoir jusqu’ici établi de corrélation directe entre l’achat d’un produit et sa publicité sexuelle. Esther Loubradou ajoute même que «l’utilisation du sexe peut également coûter cher à certaines marques et affecter leurs ventes ou même leur réputation tel que ce fût le cas aux États-Unis pour Abercrombie & Fitch qui a fait l’objet de nombreux boycotts ; en Angleterre avec la publicité pour le parfum Opium ; ou en France pour la crème fraîche Babette par exemple. C’est ainsi que certains soutiennent que le sexe dessert plus le produit qu’il ne le sert et que les connotations sexuelles ne fonctionnent que si elles sont utilisées pour promouvoir des produits érotiques ou pour soutenir de grandes causes, en d’autres termes si l’utilisation du sexe est pertinente et appropriée».
Est-ce que le sexe fait vendre ?, blog Les 400 culs d’Agnès Giard
Même si certaines marques se vantent de voir leur ventes progresser après des campagnes sexualisantes, l’effet de causalité est incertain : une méta-analyse de 78 études scientifiques sur la mesure de l’effet des images publicitaires sexualisantes, parue dans le International Journal of Advertising en 2017, a conclu que le seul impact positif significatif concerne le souvenir publicitaire mais pas l’association à la marque, ni l’intention d’achat. En gros, on se souvient de la pub, mais pas forcément de la marque derrière la pub et on n’a pas spécialement envie d’acheter le produit. Si les femmes sont dans l’ensemble plus réfractaires que les hommes à l’utilisation d’images sexualisantes car elles les jugent plus souvent sexistes (no shit, Sherlock), une étude de 2020 citée dans la newsletter L de Libération Pub : La femme-objet ne fait pas vendre confirme que les hommes ne sont pas non plus enchantés par ces publicités.
Bref, le consensus scientifique est clair : en plus de l’impact sociétal délétère de ces publicités, l’effet sur les ventes est non significatif et peut même être plutôt négatif sur l’image de la marque.
Arrêtons de vouloir rendre un Power Point « sexy »
J’ai écrit en février 2022 l’article, « Pourquoi je ne dis pas : rendre un projet sexy » que je vous repartage aujourd’hui pour compléter la réflexion sur la sexualisation en publicité : au-delà de la dimension visuelle, je trouve intéressant de s’interroger sur un mot fréquemment employé comme un synonyme de cool, attrayant ou impactant : c’est le mot « sexy ».
J’y développe les 3 raisons qui m’ont fait supprimer ce mot de mon vocabulaire corporate :
1. Le mot sexy convoque un imaginaire publicitaire sexiste : dire qu’on veut rendre une présentation Power Point plus « sexy » joue sur les mêmes ressorts que ceux qui justifient de montrer une femme nue pour vendre de la bière, du carrelage ou des batteries de voitures (suivez le compte de Pépite sexiste si vous n’avez pas les images en tête, ça vaut le détour). Un imaginaire stéréotypé dont la Pin-up est la plus classique des représentations, fondé sur les premières théories du marketing qui pensaient renforcer les pulsions consuméristes en jouant sur les pulsions sexuelles, inspirées notamment des travaux de Freud (qu’on ne peut pas qualifier de féministe).
2. Associer sexiness et performance publicitaire, c’est associer sexe et performance : utiliser la sexiness comme un facteur voire un indicateur de performance commerciale est problématique dans le sens où cela contribue à renforcer la connexion entre sexe et performance, sexe et compétition, sexe et rendement. Or, depuis des années les mouvements féministes (suivez par exemple Mashasexplique ou Je m’en bats le clito) s’attachent aussi à déconstruire cette image du sexe comme performance qui amène à tellement de situations de détresse chez tous les individus quel que soit leur genre .
3. De la sexiness au sexe, y a-t-il une place pour ce sujet au travail ? Dire que je ne veux plus employer sexy pour qualifier un produit ou une marque dans le cadre du travail, ce n’est pas chercher à rendre tabou le sujet du sexe et des sexualités. Ce n’est pas non plus dire que l’intime n’a aucune place à prendre dans le monde professionnel (le débat sur le congé menstruel en est un exemple). Mais dans les entreprises qui ne vendent pas des produits ou services directement liés au sexe, j’anticipe surtout que ce sujet ramène son lot de jugements, de malaise et ne contribue finalement qu’à créer un climat propice aux remarques sexistes, homophobes, transphobes, grossophobes… et in fine au harcèlement.
Avant de mobiliser le champ sémantique de l’intime et de la sexualité en communication, posez-vous donc ces 3 questions :
_ ce que j’ai à promouvoir a-t-il un lien avec la sexualité ?
Si la réponse est non, demandez-vous ce que vous cherchez à produire comme effet et pourquoi c’est la sexualité qui est venue à votre esprit en premier.
_ si la réponse est oui : que dois-je montrer précisément ?
Quels corps sont montrés ? Des corps blancs, valides, musclés, minces ? Des corps et des visages ? Des corps dans quelle position, dans quel contexte, en train de faire quoi ?
_ et si je ne montrais rien, est-ce que ça serait moins bien ?
Finalement dire que le sexe fait vendre est une autre de ces croyances limitantes qui empêchent le monde de la publicité de sortir de ses rivières de pensée créatives ; c’est une solution de facilité, c’est du marketing fainéant. Cette idée nourrit un système d’injonctions sur les sexualités et sur les corps. Ne rendons pas le sexe tabou, mais ayons conscience de son impact dans l’espace public et utilisons-le à bon escient : quand c’est justifié, pour contribuer à créer des imaginaires positifs et déconstruire les stéréotypes.