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Le langage inclusif pour les nul·les Pourquoi dire et ne pas dire

Les mots du handicap, cas d’école du langage inclusif

Hier, je suis allée à Inclusiv’Day, le salon des entreprises engagées pour l’inclusion et les innovations sociales. J’y ai été invitée pour répondre à la question « Comment la communication peut-elle rendre la société plus inclusive ? ». Cela a été l’occasion de rappeler que ma définition du langage inclusif n’est pas centrée uniquement autour de la notion d’égalité de genre (rendre visibles les femmes dans la langue en la démasculinisant) mais qu’elle s’étend à l’attention qu’on porte à tous les mots qui désignent les personnes, a fortiori quand elles font partie de groupes discriminées. Trouver les bons mots pour parler de handicap, c’est aussi ça le langage inclusif.
En me baladant dans les allés du salon, en écoutant les conférences, en observant les stands des associations, entreprises et institutions qui œuvrent au quotidien pour l’inclusion des personnes handicapées, j’ai réalisé que le vocabulaire du handicap offrait une illustration parfaite des 3 principes critiques dans la pratique d’un langage inclusif.

La précision, meilleure alliée de l’inclusion

Dans le champ de la DEI (diversité, équité, inclusion), et surtout dans le monde anglo-saxon, on parle souvent de langage précis (precise language) en complément du langage inclusif. L’idée ici est que la première étape pour choisir des mots qui incluent les personnes discriminées est de choisir des mots qui reflètent précisément la réalité de leur discrimination.

“Par exemple, alors que le terme de “minorité” est toujours utilisé aux Etats-Unis comme une manière de décrire une personne non blanche, beaucoup de personnes ne l’apprécient pas ; et dans certains cas, c’est factuellement faux. En remplaçant “minorité” par un terme plus précis comme “historiquement sous-représenté”, vos mots sont plus justes et empouvoirant (empowering) pour les personnes de votre entreprise qui s’identifient comme en faisant partie.”

“Striving for a more inclusive workplace? Start by examining your language”, Thinkwithgoogle.com

Quand on parle de handicap, la question de la précision est cruciale : parce que le handicap peut être visible ou invisible, parce que le handicap peut être physique ou mental, parce que le handicap peut être plus ou moins lourd, permanent, intermittent ou évolutif, parce que notre connaissance des pathologies qui causent les handicaps évoluent et que la perception sociale des handicaps aussi.
Par exemple, il y a des différences factuelles entre une personne aveugle et une personne malvoyante, entre une personne sourde et malentendante. Dire d’une personne qu’elle est malvoyante plutôt qu’aveugle peut nous donner l’impression (surtout si on est soi-même voyant·e) d’être plus politiquement correct, d’utiliser un langage adouci plus pudique quand en réalité il ne reflète simplement pas la réalité de cette personne.

Comme je le partageais dans ma déconstruction du mot noir, la question n’est pas pour les personnes valides de trouver la formulation qui les fait se sentir plus à l’aise mais de s’éduquer pour apprendre quel est le mot qui décrit le mieux la réalité du handicap dont on parle, au moment où on en parle.

Et les mots évoluent vite : comme pour les identités de genre dont le vocabulaire est très dynamique, les avancées scientifiques et médicales sur les handicaps nous poussent régulièrement à revoir la manière de les nommer : c’est ainsi qu’aujourd’hui on ne parle plus tant d’autisme mais plutôt de troubles du spectre autistique (pour refléter la variété des formes que peut prendre l’autisme).

Je sais que ce n’est pas facile : moi-même qui suis sensibilisée à cette question sans être concernée personnellement, je sais les limites de ma connaissance. Et il est possible que dans les lignes qui précèdent j’ai écrit des mots imprécis. En revanche, je sais que quand je parle de handicap, je dois faire preuve d’une attention supplémentaire (et au fond, c’est ça le langage inclusif, porter une attention particulière aux mots qu’on emploie). Cette attention ne va pas m’empêcher de faire des erreurs mais va me pousser à faire deux choses : m’éduquer sur les handicaps pour choisir les mots les plus précis possibles et mettre en œuvre le deuxième principe critique du langage inclusif, interroger les personnes concernées.

Les mots justes sont ceux des personnes concernées

Dites-vous « personne handicapée » ou « personne en situation de handicap » ? Cette question n’est pas si simple qu’il n’y paraît car il n’y a pas de bonne réponse à y apporter. La meilleure formulation est celle qui conviendra à la personne concernée par le handicap.

Dans le podcast La Série Documentaire : Handicap, la hiérarchie des vies, une femme exprime sa préférence pour l’expression personne handicapée à celle de personne en situation de handicap, car pour elle le handicap est une oppression de la société validiste dans laquelle nous vivons : elle est handicapée par la société qui ne lui est pas accessible et ne fait que peu d’effort pour le devenir, car le fait d’être valide (sans handicap) est perçu comme la norme à laquelle les personnes handicapées doivent s’adapter (je reprends ce paragraphe d’un article que j’ai consacré à l’emploi de la forme passive en langage inclusif).

Il existe une distinction conceptuelle utile pour mieux saisir la complexité de cette question : on distingue le langage centré sur l’identité (identity-first language) et le langage centré sur la personne (person-first language ou people-first language).

Le langage centré sur la personne souligne la personne avant le handicap, par exemple « personne aveugle » ou « personnes avec des lésions de la moelle épinière ». Le langage centré sur l’identité place le handicap en premier dans la description, par exemple « handicapé » ou « autiste ». Le langage centré sur l’identité et le langage centré sur la personne sont aussi acceptables l’un que l’autre et dépendent des préférences personnelles des personnes concernées.

Site de EARN, The Employer Assistance and Resource Network on Disability Inclusion

Dans le langage centré sur la personne, le handicap va être une dimension supplémentaire de son identité, quelque chose qui s’ajoute à ce que la personne est déjà (on dit d’ailleurs beaucoup plus souvent dans les entreprises états-uniennes comme Google people with a disability, personne avec un handicap, que disabled people, personne handicapée). Cela se traduit aussi en français par l’utilisation de la combinaison « personne + adjectif » (comme « les personne aveugles ») préférée à l’adjectif substantivé (utilisé comme nom) comme « les aveugles ».

Ce qui est important ici c’est que le choix du mot dépend entièrement de la manière dont la personne vit et définit son handicap. Et comme cela relève de l’expérience individuelle, la seule manière de savoir pour une personne donnée le bon mot à utiliser est de lui poser la question.
Mon expérience m’a démontré qu’il est beaucoup moins pénible pour la personne concernée par le handicap comme la personne valide de poser de manière sincère et factuelle la question (comme pour les pronoms dans le cas de l’identité de genre) que de tourner autour du pot, faire des erreurs, se sentir mal à l’aise. Par exemple, vous pouvez demander : « J’aimerais utiliser le terme le plus approprié pour toi quand il s’agit de ton handicap : comment préfères-tu que j’en parle ? »
Peut-être ressentirez-vous de la gêne, mais vous démontrerez aussi du care (dans le sens d’attention) et il y a fort à parier que la personne en face de vous appréciera votre intérêt sincère et votre désir de bien faire plus qu’elle ne trouvera votre question intrusive (malheureusement, elle a certainement l’habitude des questions qui le sont avec moins de bienveillance).

Rendre visibles les femmes, toujours

A titre personnel, l’expression que j’ai décidée d’employer est celle de personne handicapée car c’est celle que je vois employée par les militant·es que je suis sur les réseaux sociaux, qu’elle me semble précise et aussi qu’elle est inclusive en genre. Le mot « personne » peut désigner aussi bien un homme qu’une femme ou une personne non-binaire.

Or, dans les allées du salon ou dans les discours que j’ai entendus lors des conférences, le handicap se dit encore trop souvent au masculin. Comme dans le reste de la société, le masculin dit générique est employé partout, ce n’est pas une surprise. Mais ce qui est dommage est que des personnes engagées sincèrement sur la question de l’inclusion ne prêtent pas attention à représenter dans le choix de leurs mots toutes les personnes handicapées, quel que soit leur genre. Cela prouve encore une fois que le genre des mots est un impensé de la communication, même aux endroits les plus sensibilisés à la question de l’inclusion.

J’ai pris quelques photos qui le démontrent : dans le champ du handicap comme ailleurs, les travers d’un langage non inclusif se retrouvent. Sur ces exemples, on voit bien à l’œuvre le masculin dit générique qui fait parler des « travailleurs handicapés », pas des travailleuses, des « aidants » et pas des aidantes (qui sont pourtant en grande majorité des femmes), ou la dissonance linguistique entre un texte qui promeut « une société ouverte à tous » tout en mettant en avant l’image d’une femme.

Photo prise sur le salon Inclusiv'Day où on voit 3 affiches d'associations écrites au masculin dit générique : travailleurs handicapés, café des aidants, société ouverte à tous.


J’ai une approche féministe intersectionnelle c’est-à-dire qui reconnait que les discriminations se cumulent et qu’il faut toutes les combattre. Être une femme handicapée, c’est cumuler la discrimination validiste et la discrimination sexiste.

En novembre 2022 est parue une étude de l’IFOP pour L’adapt : « Être une femme en situation de handicap, la double peine ? ». Les résultats sont sans appel et démontrent qu’on aurait pu se passer du point d’interrogation dans le titre.

Plus de charge mentale liée au travail domestique, plus de précarité économique, plus d’agressions sexuelles que les hommes bien sûr mais aussi que les femmes non handicapées. Pour contribuer à rendre visible ces discriminations, il faut dire le handicap au masculin et au féminin.

Je ne jette pas la pierre à ces associations et organisations qui pour la plupart font un travail remarquable et nécessaire pour l’inclusion des personnes handicapées.

Elles sont attentives aux mots qu’elles emploient pour parler de handicap, elles peuvent donc cultiver leur esprit critique sur le genre des mots qu’elles emploient pour parler des personnes qu’elles accompagnent, des personnes qui composent leur organisation, des personnes qui en ont le plus besoin.

Il faut que le monde du handicap s’y attèle pour éviter de rendre encore plus invisibles les femmes qu’on compte parmi les 13 millions de personnes qui en France vivent et travaillent avec un handicap, qu’il soit visible ou non, déclaré ou non, permanent ou non.

Photo d'un écran annonçant une conférence intitulée : Les invisibles : qui sont ces 13 millions de travailleurs ?"

Vous pouvez écouter mon intervention au salon Inclusiv’Day sur le site de l’évènement.