Je réfléchis beaucoup aux notions de priorités et de décence ces jours-ci. En ce moment, l’actualité autour du sujet qui me mobilise, de nouveau sous le feu des projecteurs depuis que le Sénat a adopté une proposition de loi pour interdire l’écriture inclusive, me confronte à un paradoxe intérieur : j’ai envie de défendre ce sujet bec et ongles, mais est-ce vraiment la priorité alors que le monde vit dans le chaos ? Est-il décent d’aller saisir chaque opportunité de faire de la pédagogie quand les bombes tombent ? Est-il hypocrite de me poser ces questions maintenant alors que l’humanité n’a pas attendu l’actualité récente pour vivre dans la violence et dans la haine ? Faut-il, au fond, hiérarchiser les luttes ?
Rester dans l’action, influencer, élargir les horizons
Dans ces cas-là, pour ne pas sombrer dans la paralysie et l’anxiété, je me rappelle l’existence d’un outil mis au point par Steven Corvey, le cercle d’influence, qui répartit nos sources d’inquiétude en 3 cercles concentriques pour nous aider à passer à l’action sur ce qui compte vraiment : le plus grand cercle, qui englobe tous les autres, est celui des préoccupations (concern), c’est-à-dire tout ce qui nous inquiète ; le second est celui de l’influence où les personnes proactives vont se concentrer et influencer le cours des évènements en fonction de leurs capacités et leur position ; le troisième est le cercle du contrôle, celui des sujets sur lesquels on a une maîtrise directe des évènements. Ce cercle est différent pour chaque personne en fonction de sa situation personnelle, de son réseau, de son pouvoir d’agir aussi.
En ce moment, je sais qu’il y a un sujet sur lequel je peux avoir une influence et je l’exerce : je peux contribuer au débat sur l’écriture inclusive (que je préfère appeler langage inclusif, d’ailleurs) en apportant des éléments de compréhension pour que chacun et chacune puisse se faire un avis éclairé. Je l’ai fait en créant une vidéo pédagogique sur Instagram, en partageant ma vision du pouvoir du langage dans la culture d’entreprise dans le podcast Inclusivement vôtre de Laura Driancourt ou Les Alignées de Charline Moreau, en signant aux côtés de 130 autres féministes une tribune parue dans Le Monde initiée par Eliane Viennot et Typhaine D, en même en allant sur CNews participer à un « débat ».
Pour moi, agir dans ma zone d’influence est une manière d’avoir un impact immédiat mais aussi de continuer à élargir les horizons de réflexion pour le futur. Cette proposition de loi sur l’interdiction de l’écriture inclusive est la 9e depuis 2019, et certainement pas la dernière. Elle mobilise des arguments calqués sur la rhétorique réactionnaire décrite par Albert O. Hirschman et nous enferme dans une vision typographique et genrée du langage inclusif : on ne parle que de point médian et, parfois, d’égalité femmes-hommes. Alors que pour moi, le langage inclusif, c’est bien plus que ça.
En France, et plus généralement, dans les pays qui ont une langue grammaticalement genrée comme l’espagnol, l’allemand ou l’italien, on pense souvent le langage inclusif par le seul prisme du genre (et d’ailleurs dans une perspective très binaire femmes-hommes). Inspirée par les pratiques états-uniennes qui parlent de langage inclusif et précis, j’élargis ma conception du langage inclusif pour analyser tous les termes qui désignent des personnes, les expressions et les messages qui véhiculent des stéréotypes et renforcent les discriminations. Si on prend un exemple très concret, défaire le discours grossophobe dans la publicité est pour moi une des facettes d’une communication inclusive. La dernière campagne de Nos Gestes Climat est un bel exemple, si l’on peut dire, de décryptage utile pour continuer à élargir notre réflexion sur les mots qui nous entourent, qu’ils fassent l’actualité ou non.
Quand écologie rime avec grossophobie
Quand j’ai vu cette campagne pour la première fois, en 4 par 3 dans le métro à Paris, je suis restée en arrêt, littéralement. On y voit une femme, regardant son téléphone, faisant une mine effarée, bouche ouverte, avec le texte « Et vous, connaissez-vous votre poids ? ».
Cette affiche, qui s’inscrit dans une campagne plus large comportant au moins 5 visuels tous sur le même modèle (avec des femmes et des hommes, c’est au moins mixte), émane de Nos Gestes Climat, un calculateur d’empreinte carbone développé par l’Agence de la transition écologique (ADEME) et beta.gouv.fr, en partenariat avec l’Association Bilan Carbone (ABC). Son objectif est de nous encourager à calculer notre empreinte carbone individuelle (exprimée en tonnes de CO2) pour prendre conscience de notre impact sur l’environnement et identifier des moyens de le réduire.
Mon but n’est pas ici de discuter de l’intérêt d’un tel outil ni de la pertinence de l’objectif de la campagne. Ce qui me frappe dans cette campagne est qu’elle joue intégralement sur un ressort grossophobe : la stigmatisation du poids.
La grossophobie se définit, d’après Daria Marx et Eva Perez-Bello du collectif Gras Politique, autrices de « Gros » n’est pas un gros mot, comme « l’ensemble des attitudes hostiles et discriminantes à l’égard des personnes en surpoids ». C’est par exemple : les jugements incessants sur l’alimentation des personnes grosses, la croyance que le poids peut toujours être contrôlé si on en a la volonté, la discrimination à l’embauche, la taille des sièges dans les lieux publics, la quasi absence d’offre vestimentaire au-dessus d’une certaine taille…
Le terme est apparu en 1996, lancé par Anne Zamberlan, autrice de Coup de gueule contre la grossophobie, et a gagné en reconnaissance médiatique à partir de 2017 avec le livre On ne naît pas grosse de Gabrielle Deydier. Rentré seulement en 2019 dans le dictionnaire Le Robert et en 2023 au Larousse, ce terme est certes plus fréquemment rencontré aujourd’hui mais reste bien moins recherché sur Google que le sexisme ou l’homophobie et ces recherches n’augmentent pas dans le temps, signe que l’intérêt ne décolle pas vraiment.
Si la grossophobie est la discrimination des personnes grosses, elle est le produit d’un ensemble d’injonctions sur le corps (et particulièrement ce qu’on appelait la « dictature de la minceur » dans les années 90/2000) qui concernent toutes les personnes, et plus particulièrement toutes les femmes.
« On va donc régler ça tout de suite : tout le monde est grossophobe. C’est notre valeur par défaut. Ça aussi, on y reviendra. Ça fait mal à lire, mais c’est vrai, et le plus vite vous l’accepterez, plus vite vous pourrez commencer à déconstruire la grossophobie dont vous faites inévitablement preuve, que vous soyez gros, mince ou entre les deux »
Corps rebelle, réflexions sur la grossophobie, Gabrielle Lisa Collard
Mon amie Anaïs, brocanteuse, journaliste et mannequin grande taille, me racontait qu’une cliente était entrée dans sa boutique en commençant par annoncer que de toute façon elle était « trop grosse » pour ces vêtements et devaient commencer par perdre du poids. Elle faisait un 38, tout au plus. Comme l’écrit Mona Chollet, dans Beauté Fatale, Les nouveaux visages d’une aliénation féminine, cette femme comme toutes les femmes, est victime de « l’omniprésence de modèles inatteignables » et est « enfermée dans la haine d’elle-même ». Il faut donc bien voir l’injonction à la minceur et la stigmatisation de la grosseur comme les deux facettes de la même médaille grossophobe.
Différencier honte et culpabilité
Vous allez me dire : « Mais on ne parle pas de poids en kg de masse corporelle mais de CO2, voyons ! »
Certes, mais que voit-on sur l’affiche qui permet de contextualiser ? Comme me le faisait remarquer Anaïs, rien dans le champ de l’image (à part peut-être les arbres, mais bon) ne permet de créer une corrélation avec la thématique écologique (on n’est pas dans un avion ou une voiture, devant un local poubelle ou dans un supermarché). Je ne dis pas qu’on ne peut pas transmettre un message sur l’écologie sans montrer une image de déchet, mais je dis en revanche que si un enfant passe devant cette affiche, lit « Et vous, connaissez-vous votre poids ? » et voit le visage horrifié des gens qui découvrent le leur, je ne sais pas comment il ou elle peut faire le lien avec autre chose que le poids de son corps, et faire une corrélation autre que gros poids = honte.
Je trouve donc cette campagne mauvaise pour deux raisons : la première est évidemment qu’elle contribue à renforcer un stéréotype grossophobe en stigmatisant le poids ; la deuxième est qu’elle entretient une confusion entres les sentiments de honte et de culpabilité de manière nuisible.
Shame is a focus on self, guilt is a focus on behaviour (la honte se concentre sur soi, la culpabilité sur nos actions)
Brené Brown, Listening to shame (Ted Talk)
La culpabilité peut être un moteur efficace en communication pour faire passer les gens à l’action car elle repose sur les émotions négatives que l’on ressent quand on a fait quelque chose de mal qu’on veut réparer (en changeant pour une marque « plus écolo », par exemple). Mais ici, je vois plutôt de la honte sur les visages parce qu’en renvoyant l’image de personnes qui sont choquées par leur poids individuel, on se focalise sur l’expérience personnelle vécue par un individu, sur son être, pas sur ses actions. En ce sens, on transmet de la honte plus que de la culpabilité. Certes, un petit texte dit « Ensemble réduisons notre empreinte carbone » pour introduire la notion d’effort collectif et faire le lien avec l’environnement, mais l’espace occupé par ce message me paraît bien petit pour lui donner la force suffisante pour contrebalancer les autres messages envoyés par l’image et le slogan.
Et même si c’est de la culpabilité qu’on veut faire passer et qui est perçue par les personnes qui voient l’affiche, le message implicite est que baisser son poids en carbone est possible car c’est juste une question de volonté. Et on retombe sur la stigmatisation grossophobe : les personnes grosses le sont parce qu’elles n’ont pas la volonté d’être autrement. Et comme Anaïs me le disait aussi : pour le poids comme pour l’environnement, la volonté a ses limites. On ne contrôle pas les 110 facteurs qui interviennent dans la grosseur comme on n’est pas toujours dans une position sociale ou économique qui nous permet de faire les choix de transport, alimentaires ou vestimentaires les plus écologiques. La responsabilité est renvoyée à l’individu sans prendre en considération les enjeux systémiques qui nous dépassent, qui sont dans notre cercle de préoccupations, mais pas nécessairement d’influence et encore moins de contrôle.
Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas agir à une échelle individuelle pour réduire notre empreinte carbone, évidemment. Mais j’encourage Nos Gestes Climat et toutes les personnes qui travaillent sur les questions environnementales à s’intéresser à l’écoféminisme : c’est un mouvement féministe qui comporte lui-même de nombreuses familles mais dont la racine commune est de chercher à articuler la question du genre avec celle de l’écologie, en analysant les « similitudes et causes communes entre les systèmes de domination et d’oppression des femmes par les hommes et les systèmes de surexploitation de la nature par les humains ».
Inciter les humains à repenser leur rapport à la nature en mobilisant une mécanique éculée de domination des femmes, pour moi, ça n’a aucun sens.