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Pourquoi dire et ne pas dire

Pourquoi je dis : autrice, entrepreneuse et mairesse

Une des règles les plus simples du langage inclusif est d’employer le féminin des noms de métiers quand on parle de personnes qui s’identifient comme des femmes.
On dit donc très simplement la directrice, l’institutrice, la boulangère, l’avocate… Pourtant pour certains métiers, notamment ceux perçus comme étant les plus prestigieux, le féminin des mots continue à avoir plus de mal à s’imposer. C’est par exemple le cas des mots “autrice”, “entrepreneuse” ou “mairesse”.
Alors que je lisais récemment un livre appartenant à mon fils de 8 ans, j’ai de nouveau été frappée par la fréquence à laquelle on nomme mal certains métiers quand ils sont exercés par des femmes.

Un livre jeunesse publié par Bayard, “Les dragons de Nalsara”
où on dit de Marie-Hélène Delval qu’elle en est “l’auteur” (alors qu’elle est bien aussi décrite comme “traductrice”)

Si je comprends qu’employer un langage inclusif 100% du temps à l’écrit comme à l’oral puisse paraître difficile et contraignant à certaines personnes car cela requiert de transformer profondément des habitudes ancrées depuis l’enfance, il est plus difficile pour moi de faire preuve de bienveillance envers les entreprises des métiers de l’écrit et de la parole (comme les maisons d’édition, la presse et les médias de manière générale) sur une règle qui ne devrait pas poser de problème particulier : dire les métiers au féminin.

La querelle de la féminisation des noms de métiers

Il est important de faire un petit retour historique sur l’apparition (et la disparition) de certains noms de métier au féminin.
Comme l’explique Eliane Viennot dans Non le masculin ne l’emporte pas sur le féminin, en langue française, on a toujours disposé de mots au féminin et au masculin pour parler de quasiment tous les métiers. Il est par exemple important de déconstruire cette idée qu’au Moyen-Âge, les femmes n’avaient aucun pouvoir car elle avaient en réalité accès à de nombreux métiers qu’on a dit plus tard “réservés aux hommes”.

Sophie Cassagnes-Brouquet décrit dans ses ouvrages la vie des femmes à cette époque avec beaucoup plus de nuances que les idées communément admises et on y on découvre qu’on les appelait déjà abbesse, mairesse, chevaleresse ou encore autrice, philosophesse, poétesse…

C’est à partir du 17e siècle avec la vague de masculinisation du français que ces mots ont commencé à perdre du terrain notamment avec un évènement marquant, la suppression du mot “autrice” (entre autres mots féminins décrivant des fonctions de prestige) du premier Dictionnaire de l’Académie Française. Les siècles qui ont suivi ont contribué à renforcer la volonté d’invisibiliser les femmes exerçant ces métiers en supprimant les mots pour les décrire correctement, et en introduisant l’idée de la “femme de”, encore longtemps inscrite dans les dictionnaires les plus communs : une boulangère est une femme de boulanger comme une ambassadrice une femme d’ambassadeur. Il est aujourd’hui désuet d’employer ces féminins dans ce sens, mais cette vision des “femmes de” continue à habiter l’esprit notamment des générations les plus âgées.

Dans les années 1980 en France a eu lieu la querelle de la féminisation des noms de métiers, insufflée par l’arrivée de femmes à des hautes fonctions gouvernementales. Un bras de fer s’est installé en France pour savoir si l’Académie allait autoriser qu’on dise Madame La Ministre ou La présidente.

A ce sujet, je recommande le livre de Bernard Cerquiglini (malheureusement pas un adepte du langage inclusif de manière général), La Ministre est enceinte, qui revient sur ces années de querelle de féminisation des noms de métiers. C’est tristement drôle et instructif.

Pour faire court, après des années de discussions politiques et de circulaires ministérielles, l’Académie Française à fini par se plier à l’usage qui avait évidemment fini par pencher pour la version la plus évidente et la plus censée : dire La Ministre quand on parle d’une femme.

Les faux féminins, les faux amis de la féminisation des mots

Mais pour certains mots, la féminisation prend des chemins de traverse : c’est par exemple le cas de (certains) mots qui finissent en -teur ou en -eur.
Au Québec, qui a dès les années 1970 entrepris de (re)féminiser les noms de métiers, la stratégie adoptée à été celle d’ajouter un “e” au mot masculin, comme dans “auteure”, “entrepreneure” ou “professeure”. Si la démarche était louable et a permis d’accélérer grandement l’adoption de mots féminins, elle présente deux inconvénients :

1. elle est en opposition avec les règles habituelles de la langue française et contribue à rendre plus complexe encore la compréhension et l’adoption d’un langage inclusif unifié. Demandez à un enfant de 3 ans de vous donner le féminin de “professeur”, il ou elle vous dira certainement “professeuse”, car la règle qu’un mot en -eur se féminise en -euse est souvent déjà assimilée à cet âge. Idem pour les mots en -teur qui se terminent en -trice au féminin, comme agricultrice… ou autrice.

2. le “e” ajouté ici pour féminiser les mots est ce qu’on appelle un “e” muet, qui ne se prononce pas et donc ne s’entend pas. Or on ne veut pas que les femmes soient muettes mais audibles. En effet, dans un contexte où il est essentiel de rendre visible la présence des femmes dans tous les métiers, et surtout ceux où elles sont sous-représentées, il est aussi important de rendre cette présence audible. Si à l’écrit, vous lisez le “e” d’entrepreneure, à l’oral, vous ne l’entendrez pas. Et il faut entendre que des femmes sont autrices ou entrepreneuses car les mots ont un impact sur notre représentation du monde.

L’usage est en train d’ancrer “autrice” et “entrepreneuse”

Vous l’aurez compris, je dis autrice, entrepreneuse ou mairesse car ce sont les formes les plus évidentes du point de vue des conventions régulières de la langue française, des formes (au moins pour autrice ou mairesse) qui sont attestées depuis des siècles, et des formes qui rendent présentes, visibles, audibles les femmes qui exercent ces fonctions.
Mais la dernière raison, et certainement la plus encourageante qui me conforte dans l’idée que ce sont les bons mots, est tout simplement leur adoption de plus en plus large par les gens.
Quand on écoute des linguistes, on comprend vite que les règles de grammaire et d’orthographe sont des conventions qui évoluent avec le temps et que les institutions créatrices de normes (comme l’Académie, les dictionnaires, les livres de grammaire) ne les définissent pas toujours avec l’accessibilité et la simplicité en tête. Mais on comprend surtout que ce qui fait la langue, c’est l’usage, c’est-à-dire comment les locuteurs et les locutrices s’emparent de cette langue et la font évoluer.

Un des indices de l’usage peut être trouvé dans les recherches faites sur Internet, notamment sur le moteur de recherche Google. On peut suivre cet usage grâce à l’outil Google Trends qui permet de suivre l’évolution de l’intérêt pour un mot ou un thème dans le temps.
Et quand on compare les recherches faites autour d’auteure vs autrice ou entrepreneure vs entrepreneuse, on voit clairement que l’usage est en train de basculer (voire a basculé) du côté des féminins “autrice” et “entrepreneuse”.

Si on regarde la tendance depuis 2004, le mot “auteure” qui dominait les recherches est clairement en train de se faire rattraper par “autrice”, avec une croissance forte de l’intérêt pour ce mot depuis 2017, année qui a marqué le début des débats (et polémiques) en France sur l’écriture inclusive.

Et sur les 12 derniers mois, on voit même que le nombre de recherches sur le mot “autrice” a dépassé celui sur le mot “auteure” (le volume moyen de requêtes comparé se voit bien dans l’histogramme “moyenne” à gauche ici), porté notamment par les interrogations des internautes qui se demandent s’il faut dire “auteure ou autrice”.

On observe exactement la même dynamique sur le mot “entrepreneuse” qui lui a largement dépassé sur les 12 derniers mois le mot “entrepreneure” en nombre de recherches, notamment grâce à la recherche “auto entrepreneuse”.

Les maux de la résistance

Je suis ravie de voir que ces mots, ces féminins qu’on entend et qui sont justes, gagnent du terrain, et qu’a minima, ils suscitent des interrogations qui témoignent d’un processus de déconstruction du masculin dit générique (dire le masculin pour signifier les deux genres grammaticaux, comme dans “les directeurs” pour dire “les directeurs et directrices”).
Néanmoins, de nombreuses personnes n’ont pas encore pris conscience de l’importance d’utiliser les mots au féminin pour parler des métiers. Et d’autres refusent bonnement et simplement de dire “autrice” ou “entrepreneuse”, y compris bon nombre de femmes.
Les motifs de résistance sont en général triple : un argument esthétique (“c’est moche”) qui traduit en réalité surtout un jugement personnel lié au manque d’habitude d’entendre ou lire ces mots ; dire le mot “autrice” serait ridicule et ridiculiserait donc les femmes qui exercent cette profession.
Un argument sémantique : les mots au féminin ont souvent des connotations péjoratives ou sexuelles (comme “entraineuse” ou “maîtresse”) qu’il nous appartient collectivement de déconstruire.
Un argument plus politique est souvent mis en avant par des femmes qui ont peiné (et on les comprend) à parvenir à des positions de pouvoir ou à exercer ces fonctions habituellement occupées par des hommes : garder le mot au masculin, c’est une manière d’imposer sa légitimité dans des arènes souvent masculines.

Comme le constatent les chercheurs, il s’avère que les premières femmes ayant accédé aux métiers traditionnellement masculins ont eu davantage tendance à conserver les noms de métier masculins : directeur financier, avocat, chercheur… « Les pionnières peuvent se sentir ‘intruses’ et donc privilégier la forme masculine, explique Claudie Baudino. Il est d’autant plus facile de mettre le métier au féminin que la profession elle-même se féminise. »

Les Echos, Entrepreneuse ou entrepreneure : de l’importance du féminin

Je ne cherche pas ici à faire la critique du sexisme intériorisé des femmes (et des hommes) qui refusent d’employer les mots “autrice” ou “entrepreneuse”. Chacun·e reste libre de l’emploi de son vocabulaire.
En revanche je suis convaincue que peu de personnes ont été exposées au contexte historique, politique et même linguistique qui a fait s’imposer les mots masculins au détriment des mots féminins, mais surtout des femmes. Et je suis convaincue que peu de personnes réalisent l’impact que l’emploi de ces mots peut avoir, alors qu’il est attesté par de nombreuses études scientifiques.
Pourtant, de grandes entreprises commencent à comprendre l’importance de dire les métiers au féminin, que cela soit pour des fonctions dites prestigieuses ou non. S’appuyant sur les études de psycholinguistique qui ont montré que les femmes postulent moins à des offres d’emploi quand le métier est décrit uniquement au masculin, la SNCF est passé à l’écriture inclusive pour ses propres offres afin de recruter plus de femmes dans des métiers où elles sont sous-représentées, comme conductrice de train.

Voilà pourquoi je dis, pour tous les mots où le féminin peut se distinguer à l’oral du masculin, autrice, entrepreneuse, mairesse, directrice, professeuse, chercheuse, artisane, forgeronne…