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Est-ce que ce monde est sérieux ? Pourquoi dire et ne pas dire

La publicité aussi a besoin de relectures sensibles

Souvent, en début d’année, je cherche un mot qui va me donner un cap pour les 12 mois à venir. L’année dernière, c’était step change, passer à l’étape supérieure. Ce que je n’ai pas mal réussi en quittant une boîte où j’étais depuis 10 ans pour me lancer dans la formation en communication inclusive et le coaching. En contribuant à un livre. En passant à la télé. Et d’autres petites choses.
Pour 2024, un mot trotte dans ma tête depuis quelques mois : sensibilité. Je ne sais pas encore très bien comment il peut devenir un mot d’ordre mais j’ai envie de l’explorer. Notamment depuis que j’ai découvert qu’une traduction française qui circule pour l’expression sensitivity readers est celle de démineur éditorial. J’en ai perdu mon anglais.

Quand la sensibilité fait l’actualité

Depuis quelques années, on parle en France des sensitivity readers, des personnes chargées de relire des œuvres avant parution (souvent des romans mais aussi de la littérature jeunesse) avec un prisme inclusif, c’est-à-dire en repérant la présence de stéréotypes ou de formulations imprécises qui pourraient avoir pour conséquence de blesser certaines personnes.
En France, les médias se sont emparés du sujet à la rentrée littéraire de septembre 2023 quand l’auteur canadien Kevin Lambert a été nominé au Goncourt pour son roman Que notre joie demeure, ouvrage qui a fait l’objet, à sa demande, d’une relecture sensible. Il n’a finalement pas gagné ce prix mais a contribué à créer un cycle médiatique autour de ces (re)lectures sensibles : on parle d’un phénomène venu des Etats-Unis qui questionne la liberté d’expression des auteurs et autrices et évoque une censure au nom de la protection de la sensibilité des « minorités » (je dirais des groupes minorisés, ça serait déjà plus précis).

Les opinions se forment et le fantasme naît, dans le droit sillon de la polarisation des opinions sur les sujets qui font l’actualité sociétale des dernières années : la cancel culture, l’appropriation culturelle ou l’écriture inclusive. D’un côté un discours qui tend à dénoncer une censure de la pensée et une hypersensibilité des personnes discriminées, de l’autre la dénonciation d’une posture considérée comme réactionnaire et défendue par des personnes privilégiées.

Spoiler alert : c’est évidemment plus complexe que ça.
Comme toujours, ce qu’il manque au « débat » est la nuance et le regard critique, c’est-à-dire la capacité à examiner le sujet dans ses aspects constructifs et problématiques pour former son jugement.

A la place, on a une caricature, une parodie, comme dans le roman de Tania de Montaigne, Sensibilités, paru en septembre 2023, le deuxième élément à nourrir ce cycle médiatique. Présenté comme une fable ou une satire, ce roman raconte l’histoire d’une lectrice sensible dans une maison d’édition cotée en bourse qui s’appelle Feel Good, à l’affût du moindre dérapage potentiel qui pourrait avoir un impact sur la sensibilité du lectorat et la valeur de l’action. Tania de Montaigne explique que des éléments de son roman sont inspirés de son expérience personnelle et je ne doute pas de l’authenticité des situations qu’elle a pu vivre (elle parle notamment d’un renommage d’ouvrage qui finit vidé de son sens de manière totalement absurde).
Ce qui me chagrine dans ce récit est qu’il présente les sensitivity readers de manière très manichéenne et ne témoigne pas d’une once de regard critique sur ce métier. A dépeindre ce personnage comme une femme finalement bête, l’autrice manque de soulever les interrogations et besoins légitimes de reconnaissance et d’inclusion à l’origine même de l’émergence de ce métier. Vous me direz que c’est le propre d’une satire de « s’attaque(r) à quelque chose, à quelqu’un, en s’en moquant ». Mais est-il pertinent de se moquer de quelque chose en accentuant des traits qui sont injustement attribués, voire faux ? Est-il responsable de donner à son expérience individuelle une telle résonance en la généralisant à tout un métier dont l’objectif est avant tout de faire progresser la société vers des représentations plus justes ?

Les amalgames de la colère

Déminage ou conseil

La manière dont on choisit de traduire sensitivity reader en français en dit long sur sa posture : d’un côté des traductions comme démineur éditorial, lecteur censeur ou contrôleur en sensibilité (toujours au masculin, d’ailleurs) présentent une version où la relecture sert à enlever quelque chose (on retire une mine pour qu’elle n’explose pas, on censure des mots pour qu’ils ne blessent pas et éviter les polémiques) là où parler de lecteur ou lectrice sensible ou en sensibilité (je mettrais personnellement sensibilités au pluriel) met l’accent sur la qualité qu’on cherche à donner à un ouvrage. Julie Michel-Gielen, qui fait de la relecture sensible en littérature jeunesse et avec qui j’ai échangé il y a quelques jours, me disait d’ailleurs qu’elle n’aimait pas beaucoup l’utilisation du mot sensible pour désigner cette activité car elle sait l’amalgame qui est fait entre sensibilité (l’aptitude à réagir à son environnement), susceptibilité (se sentir blessé·e dans son amour-propre, c’est-à-dire le sentiment qu’on a de sa propre valeur, de sa dignité, et qui pousse à agir pour mériter l’estime d’autrui) et sur-réaction (« on ne peut plus rien dire »), dans une perspective souvent sexiste (« ces femmes qui ne savent pas contrôler leurs émotions »). Et ce n’est pas la seule à chercher des alternatives : Chloé Savoie-Bernard, poétesse d’origine québécoise et haïtienne, qui a relu le roman de Kevin Lambert, est présentée comme “consultante éditoriale”.

Censure ou amélioration

Dans un article où Kevin Lambert explique sa démarche, il donne un exemple très concret qui démontre bien en quoi la relecture sensible est une forme de conseil et non de censure.

 Je dis simplement que les réactionnaires établissent un raccourci entre lecture sensible et censure, qui est selon moi faux. Mon expérience le démontre : le point de vue de Chloé m’a permis d’amplifier mon personnage, de l’enrichir, d’explorer des zones que je ne m’autorisais pas moi-même à explorer. C’est presque l’inverse d’une censure. Cela m’a aussi permis d’éviter des maladresses. Par exemple, à un moment j’écrivais que le personnage rougissait, mais Pierre-Moïse est noir : il ne peut pas vraiment rougir. C’est l’exemple d’une erreur bête qu’un blanc peut faire, simplement parce qu’il n’y a pas pensé : je suis bien content de ne pas l’avoir laissée dans le livre.

Kevin Lambert répond à Nicolas Mathieu : “La lecture sensible, c’est presque l’inverse d’une censure”, dans Télérama

La relecture sensible, « c’est essayer d’entendre ce qu’on écrit d’une autre oreille » : je vous encourage à écouter cette courte chronique de Christine Angot sur la relecture sensible où elle partage en 3 minutes une vision que je trouve très juste sur cette pratique.

Pour eux [les auteurs qui dénoncent les sensitivity readers, ndlr], c’est l’agent d’un contrôle social sur l’écriture.

Et ils utilisent le mot anglais pour faire « menace étrangère ».

C’est marrant. Parce que, en revanche, quand il est question de faire relire à des membres de la famille qui pourraient être « heurtés » dans leur sensibilité, un roman où ils risqueraient de se reconnaître sous les traits d’un personnage… alors là, tout le monde trouve ça délicat et formidable, humain, respectueux de la vie privée, et de la famille au sens strict. Et celui qui ne le fait pas a vite fait de passer à leurs yeux pour un monstre froid.

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Faire relire un manuscrit, ce n’est pas se soumettre à un contrôle. C’est essayer d’entendre ce qu’on a écrit d’une autre oreille. La littérature se fait dans un temps donné, contemporain, parcouru par tout un réseau de sensibilités, les siennes, celles des autres, l’air, et les mots du temps. On ne peut pas écrire si on ne ressent pas tout ça, en même temps.

Christine Angot, La langue n’est pas un bien personnel, chronique sur France Inter

Le principe d’une relecture est de fournir à l’auteur ou l’autrice des pistes d’amélioration de son œuvre. Comme une éditrice qui relit l’ouvrage d’un auteur pour signaler des faiblesses dans la structure narrative ; comme un fact-checker qui va pointer du doigt les imprécisions d’une situation quand l’ouvrage s’apparente à un travail journalistique avec l’objectif de dépeindre avec réalisme une situation ou une personne ; comme un secrétaire de rédaction qui va retravailler une formulation pour la rendre plus compréhensible ; comme une avocate qui va s’assurer que les propos du livre ne peuvent pas être considérés comme diffamatoires ou contraires à la loi. Une lecture sensible cherche à aider l’auteur ou l’autrice à prendre conscience des stéréotypes et de la portée potentielle de ce qu’il ou elle a écrit.

Il faut bien comprendre que dans son intention la relecture sensible est une invitation, pas une injonction : Julie explique que quand elle relit un manuscrit, elle fournit un document qui détaille à l’autrice (car pour le moment, seules des femmes font appel à ses services) tout ce qu’elle a repéré d’imprécis ou stéréotypé dans son ouvrage avec un préambule systématique précisant que ce ne sont que des recommandations dont l’autrice fera ce qu’elle souhaite.

Evidemment, la relecture sensible n’est pas une pratique uniforme : c’est un métier récent (qui apparait aux Etats-Unis vers 2018), exercé par des personnes souvent concernées elles-mêmes par une forme de discrimination, souvent militantes, pour lequel il n’existe pas (à ma connaissance) de filière de formation ni de code de déontologie. Et comme dans toute profession, il y a des personnes qui l’exercent plus ou moins bien, avec plus ou moins de bienveillance ou de dirigisme.
S’il est difficile d’avoir une vision exhaustive des gens qui pratiquent ce métier, ma conversation avec Julie, qui fait partie d’un groupe d’une soixantaine de lecteurs et lectrices sensibles en France, m’a confirmé que leur profil est plus proche de celui de personnes engagées, travaillant sur demande d’une autrice ou d’un auteur, dans une posture de conseil bienveillant et d’amélioration éditoriale, que celui d’une femme blanche privilégiée obsédée par le cours de l’action de sa maison d’édition, comme la dépeint Tania de Montaigne.

Relecture ou révisionnisme

Le langage inclusif et la relecture sensible ont aussi en commun le procès en révisionnisme. Quand on accuse celles et ceux qui préfèrent l’utilisation de la formulation inclusive « droits humains » à celle de « droits de l’homme » de vouloir renommer la déclaration de 1789 (ce que personne ne demande), les relectures sensibles sont accusées de conduire à la réécriture de textes historiques, comme les fameux exemples cités à l’envi de la mise à jour de la traduction française du livre Les 10 Petits Nègres d’Agatha Christie devenu Et ils étaient 10 (le titre original est And then they were none) ou les livres de Roald Dahl expurgés de certains termes jugés offensants. Si à l’origine de ces démarches on retrouve bien la même idée de l’adaptation aux sensibilités contemporaines dont parle Christine Angot, les sensivity readers qui exercent aujourd’hui se concentrent sur les nouveaux ouvrages, pas les anciens. L’objectif est de donner aux auteurs et autrices tous les éléments de contexte pour prévenir la perpétuation de stéréotypes délétères et les représentations imprécises, pas de réparer les stéréotypes du passé.

Est-ce que cela veut dire qu’il ne faut pas essayer de les réparer ? Je ne le crois pas : le mot clé dans ce cas est celui du contexte. Je ne peux pas expurger la bibliothèque de mes enfants de livres contenant des stéréotypes mais je peux les accompagner dans la lecture, en discuter avec eux, leur donner les éléments de contexte pour qu’ils comprennent ce qui est problématique. Je peux les aider à prendre conscience des stéréotypes présents afin qu’ils soient capables de les repérer eux-mêmes par la suite. En d’autres termes, développer leur esprit critique. Je trouve ça plus efficace et pérenne que de simplement effacer les traces de discriminations.

C’est pourquoi je trouve intéressante la démarche de Disney qui a déplacé certains contenus de son catalogue destinés aux enfants dans la section adulte de sa plateforme de streaming avec un encart placé au début du film qui explique qu’il date d’une époque où les représentations étaient racistes ou sexistes. Donner une grille de lecture plutôt qu’empêcher la lecture.

Encore faut-il avoir, en tant que parent, conscience des stéréotypes et arriver à les repérer : et ce n’est pas facile quand on a intériorisé le sexisme, le racisme, la grossophobie et j’en passe depuis son enfance. La contextualisation des ouvrages du passé avec ce type d’encart sert de pointeur pour encourager à l’examen critique des œuvres.

Capture d'écran du site Disneyplus où il est écrit : "Ce programme comprend des représentations datées et/ou un traitement négatif des personnes ou des cultures. Ces stéréotypes étaient déplacés à l'époque et le sont encore aujourd'hui. Plutôt que supprimer ce contenu, nous tenons à reconnaître son ingfluence néfaste afin de ne pas répéter les mêmes erreurs, d'engager le dialogue et de bâtir un avenir plus inclusif, tous ensemble. 
Disney s'engage à créer des histoires sur des thèmes inspirants et ambitieux qui reflètent la formidable diversité de la richesse culturelle et humaine à travers le monde."

Manifeste pour une publicité sensible

En y réfléchissant, ce que je fais avec re·wor·l·ding et dans ma newsletter, c’est une forme de lecture sensible. Je suis lectrice sensible en publicité. Ma sensibilité, celle qui fait ma personnalité mais aussi celle que j’ai développée en m’éduquant sur les discriminations qui blessent les sensibilités des autres, est un signal que j’utilise pour repérer, analyser, déconstruire. Le problème est qu’aujourd’hui, je l’exerce a posteriori, ce qui n’est pas le principe : il faudrait relire les publicités avant qu’elles soient diffusées.

Et franchement, je crois que c’est ce dont la publicité a besoin : il ne s’agit pas de devenir directrice artistique à la place des DA, ni de censurer les agences de pub, mais de contribuer à conscientiser les mécanismes discriminatoires et les représentations stéréotypées qui pullulent dans la pub. Parce que les gens de la pub sont pétris de stéréotypes. Comme nous le sommes tous et toutes.

Et la pub a une responsabilité : même si un Goncourt se vend en moyenne à 400 000 exemplaires, cela reste une exposition très faible au vu de la population française. Alors que la publicité touche presque tout le monde, tous les jours, tout le temps, sur tous les supports. En ce sens, elle a un pouvoir encore plus grand que la littérature à transformer les imaginaires : et elle peut décider de l’utiliser pour perpétuer des stéréotypes ou les déconstruire.

Dans son livre, Tania de Montaigne, comme beaucoup de détracteurs et détractrices de la lecture sensible, y voit un nouvel avatar du capitalisme : on ne veut pas offenser les gens mais segmenter le marché littéraire afin que chaque groupe, minorisé ou pas, trouve des livres qui le représente bien et achète plus. Je crois que cette analyse est erronée car le monde de l’édition n’a pas attendu les lectures sensibles pour user de segmentations marketing et qu’il me semble que les livres polémiques se vendent mieux que les autres.
Instrumentaliser la sensibilité des personnes minorisées pour dénoncer la société de consommation, c’est un peu l’hôpital qui se fout de la charité pour qui s’est intéressé au lien entre capitalisme, oppression et domination.

Si je voulais être cynique, j’utiliserais cet argument pour convaincre le monde publicitaire, qui cherche à faire vendre des produits et des services, que c’est précisément ce dont il a besoin.
Sans cynisme, on peut considérer que renverser le pouvoir de la publicité et la mettre au service de la déconstruction des stéréotypes nés des logiques d’oppression, c’est jouer à l’arroseur arrosé.

Personnellement, je préfère l’option 2. Et 2024 sera donc pour moi l’année où la publicité deviendra sensible.