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Pourquoi dire et ne pas dire

Élections « américaines » ou « états-uniennes »: pourquoi le langage inclusif doit être un langage précis

Le mardi 5 novembre aura lieu l’élection présidentielle américaine. Mais depuis quelques jours, quelque chose m’interpelle dans un des mots de cette phrase : « américaine ». Parce qu’il me semble qu’outre-Atlantique, l’électorat ne s’apprête pas à choisir le ou la prochaine Présidente de l’Amérique mais des États-Unis. N’y a-t-il pas une différence ? Et étant partisane d’un langage inclusif et précis, ne devrais-je pas recommander de parler des élections « états-uniennes » ? Réponses.

Américain vs états-unien : ambiguïté vs gauchisme

J’ai passé le week-end avec un ami devenu accroc à Gémini, l’intelligence artificielle de Google. Étant moi-même une ancienne employée de la maison (où j’ai passé 10 années incroyables et trouvé ma vocation de formatrice), j’ai réalisé que je sous-exploitais cette ressource pourtant à un clic de moi. Aussi, quand je me suis lancée dans le sujet qui nous occupe aujourd’hui, j’ai interrogé Gemini.
Et j’ai réussi à le faire bugger.

Capture d'écran de Gemini : 
Faut-il parler des "élections américaines" ou "élections états-uniennes" ?


Je ne peux pas répondre aux questions sur les élections et les personnalités politiques pour le moment. J'essaie de fournir des réponses aussi précises que possible, mais il m'arrive de faire des erreurs. Pendant que je travaille à améliorer mes réponses aux questions sur les élections et la politique, vous pouvez essayer d'utiliser la recherche Google.

Gemini a préféré ne pas me répondre pas peur d’imprécision : c’est la meilleure réponse que l’algorithme pouvait me faire pour me faire l’aimer encore plus.

Finalement, en revoyant mon prompt (mon instruction à l’IA) et quelques lectures plus tard, voici l’essentiel de ma découverte :

  • la définition même du mot « américain » dans divers dictionnaires est double : « des États-Unis d’Amérique » ou « du continent américain »
  • dans la diplomatie internationale, « américain » est le terme officiel pour désigner les personnes, organisations ou politiques des États-Unis (USA)
  • cette double définition est donc une ambiguïté assumée du mot qui désigne à la fois un continent dans son entier (parfois appelé « les Amériques » pour forcer la distinction) et un pays (les États-Unis d’Amérique)
  • depuis le début du 20e siècle, le mot « états-unien » a émergé mais reste en usage très minoritaire car considéré comme péjoratif et surtout marqué politiquement (très) à gauche : il est assimilé à une critique de l’impérialisme des États-Unis et rejeté comme un néologisme au service de l’idéologie altermondialiste.

Sur ce dernier, point, il est intéressant de noter que ce néologisme suscite des discours de rejet similaires à ce qu’on observe dans le champ du langage inclusif quand on crée par exemple des néologismes inclusifs comme « auditeurice ». Sur Wikipedia, on lit que le mot « états-unien » a provoqué de vives réactions, le désignant par exemple comme :

 « néologisme particulièrement choquant, qui a déjà tenté à plusieurs reprises son entrée dans le vocabulaire géographique » (…) « porte-drapeau des cecaiens, des urssiens et autres barbarismes à proscrire ».

J’ai du mal à ne pas ressentir ici le même genre de véhémence (pour ne pas dire violence), de dégoût, de condescendance que dans les commentaires négatifs reçus par mon interview sur Welcome to the Jungle, postée la semaine dernière (les commentaires les plus savoureux se lisent sur Instagram mais il y a aussi quelques perles sur LinkedIn). Les néologismes, et plus largement l’évolution de la langue française, ça met les gens à cran. Mais passons.

Quand on lit le point de vue de spécialistes de la langue, dans la rédaction, la correction ou la linguistique, on trouve (heureusement) des perpectives plus mesurées. Je trouve que celle de Martine et Olivier, correctrice et correcteur pour le Monde, résument bien une position qui me semble raisonnable :

Pour notre part, en tant que correcteurs (sic) du site Internet du Monde, vestales de la langue française et responsables de sa bonne tenue orthographique et sémantique, nous sommes tenus d’avoir une opinion, qui est la suivante : Américain a pour lui la légitimité historique, Etats-Unien, son « challenger », est assez pertinent et comble en partie un manque lexical ; en fait, ils se complètent et nous laisserons donc les deux cohabiter… même si nous titille la tentation d’une pratique nouvelle.

Blog Langue sauce piquante, du Monde (2007)


A titre personnel, je ne suis pas gênée par l’ancrage politique à gauche du mot états-unien (ça ne devrait pas vous surprendre). Mais comme de manière générale, mon objectif est toujours la moindre résistance auprès de mon audience pour créer les conditions favorables au dialogue, j’adopte aussi des stratégies de contournement : je peux utiliser le mot « US » comme un adjectif, « des US », ou « des États-Unis » en fonction du contexte.

Mais qu’en dit-on aux États-Unis, justement ?

Réfléchir à ce qu’on dit vraiment quand on choisit un mot plutôt qu’un autre : c’est ce que je trouve tellement enrichissant dans la pratique d’un langage inclusif, en tant que défi intellectuel.

Si en France l’expression même de langage inclusif renvoie pour la grande majorité des gens à la question de la visibilisation des femmes dans la langue, avoir travaillé 10 ans dans une entreprise états-unienne (voilà) a énormément contribué à me donner une vision plus large de ce qu’on peut entendre par « langage inclusif ».

Une expression qu’on rencontre d’ailleurs aux États-Unis est celle de langage précis, « precise language« , que je trouve hyper pertinente : choisir le mot le plus précis pour désigner la réalité d’une situation ou de l’expérience d’une personne fait pour moi intégralement partie d’une pratique inclusive du langage.

« Par exemple, alors que le terme de « minorité » est toujours utilisé aux Etats-Unis comme une manière de décrire une personne non blanche, beaucoup de personnes ne l’apprécient pas ; et dans certains cas, c’est factuellement faux. En remplaçant « minorité » par un terme plus précis comme « historiquement sous-représenté », vos mots sont plus justes et empouvoirant (empowering) pour les personnes de votre entreprise qui s’identifient comme en faisant partie. »

« Striving for a more inclusive workplace? Start by examining your language », Thinkwithgoogle.com


Cela étant dit, aux États-Unis, l’utilisation du mot « american » reste la norme, à quelques rares exceptions près.

Suzanne Wertheim est titulaire d’un doctorat en linguistique et autrice du livre « The inclusive language field guide » dont je recommande vivement la lecture (pour le moment non traduit en français). Cet ouvrage offre une perspective complètement transversale à la question du langage inclusif, applicable à toutes les langues et toutes les dimensions des identités.

L’autrice propose en effet 6 principes très concrets permettant de guider sa pratique d’un langage inclusif :

  • Refléter la réalité (reflect reality) : ne pas invisibiliser la moitié de la population en pratiquant le masculin dit générique est une manière de refléter la réalité
  • Faire preuve de respect (show respect) : respecter l’identité de genre d’une personne et son pronom de choix, ou son origine éthno-raciale en faisant l’effort de prononcer correctement son prénom sont des marques de respect
  • Intégrer les personnes (Draw people in) : ne pas parler à la place des personnes concernées mais avec elles est une manière de les intégrer réellement aux conversations et situations.
  • Intégrer d’autres perspectives (Incorporate other perspectives) : se mettre à la place de quelqu’un d’autre pour ne pas minimiser son expérience vécue permet d’intégrer la diversité des perspectives
  • Éviter l’effacement (Prevent erasure) : sortir des normes hétérosexuelles, blanches et valides dans nos discours est une des manières d’éviter l’effacement des personnes historiquement discriminées
  • Reconnaître les points sensibles (Recognize pain points) : avoir conscience que certaines thématiques peuvent légitimement heurter la sensibilité de certaines personnes permet de mieux naviguer dans des sujets complexes.

J’ai donc interrogé Suzanne sur le mot « american » (et demandé à Gemini de traduire, je ne suis pas rancunière) :

En bref, oui, je suis d’accord avec toi sur l’utilisation trop large du terme « américain ». Je vois certaines personnes ici aux États-Unis faire attention et s’en éloigner.

Mais oui, les Amériques sont 2 continents et 3 régions : l’Amérique du Nord, l’Amérique Centrale et l’Amérique du Sud. Les États-Unis sont le pays le plus dominant et hégémonique dans les trois régions, mais ce n’est pas parce qu’il marginalise les gens dans d’autres endroits que c’est juste.

Parler des États-Unis comme s’ils représentaient toutes les Amériques (ou même toute l’Amérique du Nord, demandez simplement aux Canadien·nes) va à l’encontre de plusieurs principes du langage inclusif : refléter la réalité, intégrer les personnes, intégrer d’autres perspectives, prévenir l’effacement.

Et pour certaines personnes, surtout au Canada pour le discours en langue anglaise, reconnaître les points sensibles. Parce qu’ils et elles en ont marre.

Français, Asiatique, Africain : attention aux gentilés totalisants

Concernant le mot « américain », je vous laisse donc faire votre choix en conscience, vous avez de quoi vous faire un avis éclairé.

Mais je vous propose d’étendre cette réflexion à d’autres termes qui mériteraient aussi de bénéficier d’une approche précise du langage inclusif : je pense notamment à tous les mots qu’on appelle des gentilés, c’est-à-dire qui désignent les populations d’une zone géographique spécifique, relativement à cette zone.

Quand on parle des Françaises et des Français, par exemple, il faut toujours faire très attention car si dans certains contextes le mot désigne les gens qui ont la nationalité française (par exemple dans le cadre d’une élection, le vote leur étant réservé), dans d’autres, comme les études de marché, on parle simplement de gens qui vivent en France, voire des Internautes francophones, sans forcément en avoir la nationalité.

Dans un contexte de montée de l’extrême-droite, de renforcement des politiques sécuritaires et migratoires, avoir une attention particulière à inclure (ou non, en fonction de ses idées) toutes les personnes personnes présentes sur le sol français dans son discours, quelle que soit leur nationalité, est une nécessité politique. Et un positionnement.

En d’autres termes, il faut faire très attention aux termes totalisants, c’est-à-dire qui englobent la totalité d’un groupe dans un mot générique et large, pour reprendre le terme lu chez Eliane Viennot. Eviter de dire l’Homme pour désigner l’humanité ou La Femme pour parler de la diversité des femmes en sont deux exemples.

De qui parle-t-on quand on dit « les Africains » ou qu’on parle de « cuisine africaine » alors que ce continent compte à lui seul plus de 1,5 milliards de personnes ? Pourquoi désigner sous le même terme des cultures aussi différentes que la culture berbère ou afrikaans, séparées de près de 8000 km ?

Il en va de même pour le terme « asiatique » : mais qu’est-ce que ça veut dire « être d’origine asiatique » quand le continent Asie couvre aussi bien l’Inde, que la Vietnam et le Japon ? Souvent, cela veut dire être « asiatiqueté·eé », pour reprendre le terme du collectif Féminin/Asie :

L’asiatiquetage est un mot-valise qui correspond au fait d’être perçu·e (étiqueté·e) comme asiatique selon certains critères physiques : posséder une certaine forme d’yeux, une certaine forme de visage, avoir des cheveux noirs et lisses, etc. Dans l’inconscient collectif, être asiatiqueté·e revient également au fait d’être perçu·e comme chinois·e. Certaines personnes asiatiques en France ne sont pas « asiatiquetées » en raison de l’histoire coloniale française. Par exemple, les personnes originaires d’Inde, du Pakistan, du Bangladesh et des pays d’Asie du Sud et d’Ouest ne sont pas toujours perçues comme asiatiques en France mais sont considérées Asians au Royaume-Uni.

Employer des gentilés totalisants (vous en aurez appris des mots, aujourd’hui), c’est donc l’inverse d’un langage précis et inclusif parce que cela nie la diversité même des populations qui composent ces zones. Je pense même que cela contribue à renforcer les biais racistes en renforçant des stéréotypes simplificateurs (et simplistes). Et plus le mot est associé à une réalité géographique étendue (notamment à l’échelle d’un continent), plus il est évident que cela nuit à la prise en compte des perspectives diverses qui la composent forcément.

Cela ne veut pas dire qu’il ne faut plus jamais dire américain, africain ou asiatique. Mais quand vous le faites, posez-vous simplement ces deux questions :

  • est-ce que ce terme est employé pour désigner des personnes (car c’est en premier lieu dans ce cas qu’il faut faire très attention) ?
  • quel mot plus précis pourrait-on employer à la place ?

Ainsi, en plus de cultiver votre esprit critique, vous étendrez aussi votre culture géographique. Je vous avais dit que c’est tout bénéf, le langage inclusif.