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Pourquoi dire et ne pas dire

Pourquoi je ne dis pas : leadership féminin

Le mot féminin est un de ces termes qui devrait faire sonner une alarme dans le cerveau à chaque fois qu’on l’entend, qu’on le lit ou même qu’on le dit.

“Féminin” : une définition empreinte de sexisme

Rechercher la définition du mot féminin nous met déjà sur la voie de ce qui est problématique dans certains de ses emplois.

Qui est propre à la femme : Le charme féminin.

Se dit d’un groupe composé de femmes : Équipe féminine.

Qui a rapport aux femmes : Vêtements féminins.

Qui est destiné, réservé aux femmes : Épreuve féminine d’athlétisme.

Qui a les caractères reconnus traditionnellement à la femme : Il a une sensibilité féminine.

Dictionnaire Larousse

Féminin est opposé à masculin mais aussi à viril (dans le Robert notamment), et s’accole à charme, vêtements et sensibilité. On parle aussi de ce qui est traditionnel.
Le dictionnaire du CNRTL, beaucoup plus détaillé, fournit une définition plus explicite :

Être féminine. Correspondre à l’image physique, sexuelle, psychologique… que l’homme ou la société se fait de la femme et de la féminité.

CNRTL

Le problème est posé : au-delà d’une définition descriptive de l’appartenance au sexe féminin (un groupe composé de femmes ou une épreuve réservée aux femmes*), la notion de féminin renvoie à des représentations (ce qui est traditionnellement reconnu), des injonctions (comment correspondre à l’image qu’on se fait d’une femme) et in fine des stéréotypes de genre (les émotions incontrôlables des femmes, ces êtres très sensibles).

Le paradoxe des qualités dites féminines

Quand on entend le mot féminin, c’est très souvent pour rapporter des qualités ou des défauts qu’on prête aux femmes, dans une tradition qu’on appelle essentialiste, c’est-à-dire une conception d’après laquelle les femmes seraient naturellement, par essence, pourvues de certaines caractéristiques (comme la douceur, la délicatesse, la sensibilité). Cette conception s’oppose à la notion de genre, sexe social qui est culturellement construit et qui postule que ce qui nous définit en tant qu’homme ou femme ne dépend pas de nos organes génitaux mais des conditions dans lesquelles on grandit et se développe (qu’affirmait déjà le fameux “on ne naît pas femme, on le devient” de Simone de Beauvoir).

En grande fan de TopChef, je suis exaspérée à chaque fois qu’un·e chef·fe encourage les membres de sa brigade à faire une cuisine plus féminine, c’est-à-dire “raffinée, qui propose des émotions, en finesse” d’après les mots mêmes d’un des chef·fes Parce que cela contribue à perpétuer les clichés sur ce qui est attendu des femmes (et non pas des hommes).

Peut-on nier que les femmes sont plus délicates, plus sensibles, moins confiantes en elles-mêmes que les hommes ? Dans leur ensemble, les femmes présentent certainement ces attributs, mais ce n’est pas parce qu’elles sont nées femmes, mais parce qu’on les a conditionnées en tant que petite fille puis femme à être plus délicates (“ne tâche pas ta robe dans l’herbe” versus “va dépenser ton énergie en jouant au ballon”), plus sensibles (“tu peux bien pleurer si tu as de la peine” versus “sèche ces larmes, tu es un petit garçon courageux), moins confiantes (“tu peux le faire, mais attention, très peu d’autres femmes l’ont fait avant toi”). Ce sont des clichés éducatifs et heureusement la manière d’élever les enfants évolue, mais les marques profondes laissées par des siècles de conditionnement ne s’effacent pas facilement.

Peut-on aussi nier que l’expérience d’un corps de femme dans le monde est différente de celui d’un corps d’homme ? Non, et en ce sens je recommande vous intéresser au travail de la philosophe Camille Froidevaux-Metterie qui propose une approche phénoménologique du féminisme, c’est-à-dire une vision qui s’ancre dans l’expérience physique du corps des femmes pour trouver un équilibre entre le refus de l’essentialisme et la prise en compte de la différence sexuée des expériences au monde des hommes et des femmes (marquée pour ces dernières par des facteurs biologiques comme le cycle hormonal mais aussi systémiques comme le harcèlement de rue).

Leadership féminin : de l’atout à l’imposture

Quand on parle de leadership féminin, c’est en général de manière positive, pour saluer une forme de management bienveillante, empathique mais aussi de meilleurs résultats financiers.
Pourquoi donc ne pas recommander un leadership féminin s’il est positif ? Je recommande sur ce point le TED Talk de Tomas Chamorro-Premuzic intitulée Why do so many incompetent men become leaders ?
Il y montre que pour avoir plus de femmes leaders, plutôt que de favoriser l’embauche de femmes qui dirigent “comme des hommes”, (avec confiance, charisme et narcissisme), on devrait favoriser les attributs sur lesquels les femmes présentent de meilleurs scores : compétence, intégrité, humilité. Il recommande aussi d’encourager les femmes à se comporter, sur certains points seulement, comme des hommes, notamment à renforcer leur confiance en elles-mêmes.


Mon point de vue est plus nuancée sur la question de la confiance en soi, sans aucun doute cruciale, mais dont le le manque participe aussi du narratif autour du syndrome de l’imposture, plaie dont souffriraient plus les femmes mais aussi arbre qui cache la forêt des discriminations systémiques dont elles sont victimes.


La question n’est donc pas d’opposer un leadership masculin à un leadership féminin mais de définir les attributs d’un bon leadership, qui se trouvent représentés dans les deux genres.

Parler d’une cuisine féminine ou de leadership féminin, comme dans les conférences organisées avec une intention bienveillante de promotion des femmes dans les fonctions dirigeantes, contribue donc à perpétuer des stéréotypes de genre, même si cela décrit certainement la réalité d’un style de cuisine ou de leadership perpétué par des femmes.

En cela, parler de leadership féminin est à mon sens contre-productif pour faire reculer le sexisme dans le monde de l’entreprise, et c’est pourquoi je ne dis pas leadership féminin.

[Cet article a été mis à jour le 7 mars 2024 pour insérer une référence au travail de Camille Froidevaux-Metterie sur la notion de féminin ainsi qu’un commentaire sur le syndrome de l’imposture]

* Quand j’emploie le mot femme ici, je parle de toutes les personnes qui s’identifient comme femme, indépendamment du sexe qui leur a été assigné à la naissance. Il existe par ailleurs aussi de personnes non binaires (qui ne s’identifient pas à un genre en particulier).