C’est un des arguments les plus souvent mis en avant pour disqualifier l’usage d’un langage inclusif : il conduirait à écrire des textes illisibles. Mais ça veut dire quoi au juste, un texte illisible ? Illisible par qui ? Et le langage inclusif l’est-il tant que ça ?
Celles et ceux qui veulent rendre l’écriture inclusive hors-la-loi.
L’écriture inclusive (qui est, encore une fois, un volet seulement du langage inclusif) a commencé à sérieusement faire débat en 2017 quand Hatier a mis sur le marché un manuel scolaire avec quelques points médians. Avant cela, on a débattu grandement de la féminisation des noms de métiers, et après cela, on a restreint l’intégralité du débat à l’utilisation de signes comme le point médian (ou point milieu) et les différentes tentatives de rendre des mots plus inclusifs en modifiant leur graphie (la façon dont ils sont écrits).
Récemment, des actions en justice ont été intentées par diverses personnalités politiques pour rendre hors-la-loi l’écriture inclusive, comme celle de Patrick Reboul mécontent du nouveau règlement intérieur de la ville de Périgueux, ou de François Jolivet, député qui a déposé une proposition de loi pour l’interdire dans les documents administratifs.
Je vous recommande cette vidéo de Linguisticae avec la juriste AngleDroit pour tout comprendre de cette proposition.
Cette semaine encore un groupe de député·es a déposé une nouvelle proposition de loi visant même à pénaliser l’usage de l’écriture inclusive, allant jusqu’à instaurer des amendes de 5000 euros aux enseignant·es qui la pratiqueraient. Parmi les arguments mis en avant, la dimension excluante de l’écriture inclusive qui serait donc illisible (je vous recommande par ailleurs la lecture de la proposition qui est un excellent condensé de tous les arguments classiques contre l’écriture inclusive).
Je trouve particulièrement intéressant de s’attarder sur cette question car derrière des approximations qui témoignent de la méconnaissance encore très répandue dans le monde politique autour de la question du langage inclusif, elle met en lumière un vrai enjeu : celui de l’accessibilité de l’écriture inclusive.
Et si on retirait un instant le point médian de la discussion ?
Comme le précise Marie-Loison Leruste, maîtresse de conférences en sociologie à l’université Sorbonne Paris Nord :
Le problème ne porte pas sur l’écriture inclusive, mais plutôt sur l’égalité femmes-hommes.
Marie-Loison Leruste, Article du Nouvel Observateur, 19 février 2021
L’objectif est d’avoir une meilleure représentation des femmes et des hommes dans les textes administratifs, les formulaires, les lois, et donc in fine dans la société car le langage forge nos représentations (et au passage on exclut déjà de ce débat les personnes non-binaires qui ne se reconnaissent ni dans un genre ni dans l’autre).
Pour remplir cet objectif on a différentes possibilités, et on recommande 3 principes simples :
1. utiliser la version féminine des noms de métiers quand on parle des femmes
2. Utiliser les déclinaisons féminines et masculines, que ce soit par l’énumération par ordre alphabétique, le recours aux termes épicènes ou l’usage raisonné du point médian.
3. ne pas dire Les hommes ou l’Homme pour parler de l’Humanité, ni La Femme pour parler des femmes de manière générique.
Aujourd’hui, c’est le point 2 qui cristallise les crispations car la modification de la graphie des mots par des signes de ponctuation (point médian, final, italique, majuscule…) est considérée comme illisible.
A juste titre, on rappelle que « nul n’est censé ignorer la loi » (repris ici dans sa version non inclusive originelle) et que pour cela, la loi doit être écrite d’une manière qui soit compréhensible par tous et toutes.
Mais le langage inclusif entrave-t-il vraiment ce principe ?
Tout d’abord, il faut rappeler un élément fondamental : rien ne contraint à avoir recours au point médian pour écrire un texte de manière inclusive.
Le point médian est simplement une manière de créer une abréviation pour éviter d’écrire deux mots : « chirurgien·ne » à la place de « chirurgien et chirurgienne ». On peut donc à l’inverse choisir de développer l’énumération plutôt que de l’abréger.
Et on peut également avoir recours à des mots épicènes (non marqués en genre) : comme le personnel soignant, la clientèle, les Internautes…
Réduire le langage inclusif à l’écriture inclusive, et l’écriture inclusive au point médian, et ensuite vouloir l’interdire d’un bloc, c’est un peu comme refuser d’entrer dans un restaurant sous prétexte qu’il y a un plat qu’on n’aime pas à la carte.
Et si on arrêtait de confondre accessibilité et lisibilité
Imaginons que l’on choisisse d’utiliser le point médian dans un texte administratif : cela le rend-il moins lisible ?
La question se pose tout à fait légitimement pour les personnes dyslexiques par exemple ou celles et ceux qui ont des difficultés de lecture, comme les 7% de personnes illettrées de la population Française.
On ne parle plus seulement de lisibilité (la facilité de compréhension d’un texte) mais aussi d’accessibilité (la possibilité même donnée à chacun·e de comprendre ce texte). C’est donc un enjeu fondamental d’équité entre les usager·es d’un service public et il semblerait complètement paradoxal de promouvoir une forme d’écriture qui exclurait une partie des personnes.
La réalité c’est que pour le moment les données manquent pour mesurer l’impact de l’écriture inclusive sur la lisibilité et les associations représentant les personnes dyslexiques ne s’accordent pas encore. En août 2020, la FFDys (Fédérarion Française des dys) a émis un avis reconnaissant l’importance de pratiquer un langage inclusif et recommandant de privilégier les principes 1 et 3 évoqués ci-dessus, en décalant l’enseignement du 2e principe jusqu’à ce que les élèves ne soient plus des lecteurs et lectrices précaires. Il est aussi important de garder en tête qu’il y a une grande variété de dyslexies, et il est difficile de généraliser une règle qui s’appliquerait parfaitement à tout le monde.
Je précise aussi que des solutions techniques se développent rapidement pour offrir à toutes les personnes en difficulté de lecture des outils comme des lecteurs d’écrans (qui lisent le contenu d’une page web pour les personnes aveugles par exemple) et qui peuvent tout à fait être programmés pour comprendre les points médians. En 2018 s’est tenu un Hackaton Ecriture Inclusive et de nombreuses pistes intéressantes ont émergé pour rendre l’écriture inclusive aussi accessible que possible grâce aux outils numériques.
Enfin, si l’accessibilité des textes de loi est devenue un objectif reconnu par Le Conseil constitutionnel dans sa décision du 16 décembre 1999, on y a ajouté un objectif d’intelligibilité : assurer la lisibilité et écrire les dispositions de loi de manière suffisamment précise et sans formules équivoques (qui ne sont pas claires). Or je trouve qu’il y a une contradiction ici : les lois et les textes administratifs sont difficiles à comprendre pour la plupart des citoyen·nes qui n’ont pas de formation juridique. Ecrire ces mêmes textes de manière inclusive (ce qui pourrait tout à fait se faire sans le point médian, vous l’aurez compris), peut éventuellement les rendre plus longs, mais pas plus difficiles à comprendre. Si l’objectif défendu est vraiment celui de l’accessibilité, le vrai travail pour rendre ces textes accessibles et intelligibles serait de simplifier leur rédaction par des phrases plus courtes et un vocabulaire moins technique. Le problème ici, ce n’est pas l’écriture inclusive.
Et si on se mettait plutôt d’accord sur des conventions communes ?
Ce que je trouve frappant dans les réactions autour de l’écriture inclusive, c’est la posture quasi systématique de ses détracteurs et détractrices à vouloir l’interdire et même maintenant la pénaliser. En dehors du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (qui a publié des recommandations en la matière), la sphère politique (et plus particulièrement La République en Marche, Les Républicains et le Rassemblement national qui ont été les partis porteurs des propositions ou actions citées plus hauts) est sans cesse dans l’opposition mais jamais dans la proposition constructive.
On pourrait très bien commencer par s’accorder sur des conventions communes (avec ou sans point médian), allouer des budgets de recherche pour mesurer l’impact du langage inclusif notamment sur l’apprentissage de la langue et en particulier pour les personnes qui ont des difficultés de lecture, proposer de mener des tests dans certaines écoles ou administrations, impliquer les citoyen·nes dans des consultations publiques.
La littérature scientifique prouve déjà l’impact positif d’un langage inclusif sur la diminution des stéréotypes de genre ; passons à l’étape suivante pour définir comment la mettre en oeuvre.
L’argument de la lisibilité est donc pour moi un des seuls arguments légitimes à l’encontre de l’écriture inclusive car en réalité c’est la question de l’accessibilité qui est posée, et l’écriture inclusive ne peut pas conduire à une pratique qui exclut. Mais cet argument mérite encore d’être étoffé par des preuves scientifiques qui manquent et je trouve dommage que ce soit l’arbre qu’on utilise pour cacher la forêt des multiples possibilités qu’il existe de pratiquer un langage inclusif de manière lisible et accessible. Et c’est ce qu’on fait quand on réduit l’intégralité du débat autour du langage inclusif à la présence de points médians dans des textes.